L’État national, de Mario Albertini … Histoire d’une mystification

, par Ronan Blaise

L’État national (1960) : un ouvrage de Mario Albertini publié (en 1978, pour l’édition française par les Editions Fédérop alors à Lyon -
aujourd’hui 24400 Gardonne-, collection « Textes fédéralistes » dirigée par Bernard Barthalay, Jean-Luc Prevel et Jean-Francis Billion (160
pages).

Démystifier la « Nation » et « l’État-national » en démontrant leur caractère idéologique (mensonger et falsifié), c’est le parti pris et le projet politique poursuivi dans cet ouvrage par Mario Albertini : philosophe et universitaire italien (professeur de philosophie politique à l’Université de Pavie), successeur d’Altiero Spinelli à la tête du « Mouvement fédéraliste européen » — MFE — et personnalité éminente du fédéralisme européen au siècle dernier (président l’ « Union des fédéralistes européens — UEF — de 1975 à 1984).

Un ouvrage de philosophie politique puissamment documenté (reprenant là les travaux en la matière du sociologue et économiste allemand Max Weber, des philosophes et historiens Boyd C. Shafer, Hans Kohn, Lewis B. Namier ou Carl J. Friedrich...) mais d’un accès difficile. Un ouvrage qui mérite néanmoins qu’on lui consacre un examen poussé.

"Moment fondateur", "Filiation ethnique", "Langue nationale", "Histoire nationale", "Territoire initial", "Frontières naturelles", "Comportement national" : en fait il s’agit ici de démystifier les grandes croyances sacralisées qui "fondent" l’État-nation et n’en font qu’une mystification.

Démystifier les fondements de la Nation

Quand il s’agit des « Histoires nationales » (de nations comme la France et l’Allemagne...) telles qu’elles nous ont été racontées par la tradition historiographique des XIXe et XXe siècles, leur étude mène curieusement — non pas à l’Europe sous domination romaine — mais à une espèce d’aube brumeuse où l’histoire se fond (et se confond) avec une légende de forêts, de guerres (nationales) et d’épopées.

En d’autres termes, à bien lire ces récits on a l’impression durable et le curieux sentiment que les Turcs modernes sont — tels Minerve, sortie toute armée de la tête de Jupiter — sortis, guidés par les loups gris mais « déjà constitués en Nation », du mythologique val d’Ergénékon, que les Allemands ont toujours vécu en Allemagne en tant que tels et que les Francs étaient fatalement destinés (par la providence ? pour l’assouvissement d’on ne sait trop quels besoins économiques ou naturels ?) à venir tôt ou tard s’installer en France (pardon : en Gaule) [1].

Rien de plus faux. Rien de plus faux, car en fait c’est l’État qui va construire la Nation (et non l’inverse...). Puis lui inventer des « racines historiques » (en fait, mythologiques...) se perdant jusque dans les profondeurs de la nuit des temps. Car c’est en fait l’État qui — une fois constitué et établi (et pré-existant à la Nation même qu’il prétendra par la suite incarner...) — diffuse et impose la langue et la mystique (religieuse, politique...) du pouvoir dominant, qui construit ses frontières (souvent par la force), qui forme ses élites. Et qui — dès les classes élémentaires et primaires — impose à ses "sujets" (ou "nationaux") une lecture idéologique et sacralisée d’une Histoire "officielle" qui n’est en fait que l’apologie de l’État.

De même, c’est l’État qui unifie en « Nation » des individus différents, qui poursuit les récalcitrants, qui éradique les langues minoritaires ou allogènes, qui redessine les institutions locales à sa convenances, qui centralise le pouvoir, et qui unifie des territoires dissemblables en un « territoire national » : un espace géographique, un espace physique qui ne peut honnêtement être considéré comme « unitaire » (ayant des "frontières naturelles" sacrées...) que par une lecture anachronique des faits : anachronique car en fait rétrospective.

Les noms mêmes des nations — « Allemagne », « France », « Italie », etc. — ont conféré une signification forcément unitaire à des expériences historiques et politiques pourtant très différentes, voire politiquement contradictoires (ex. : Gaule "celtique", « Gallia » sous domination romaine, Francie, France, Royaume de France, République française, État français, etc.). Et ce, seulement bien après que l’État centralisé et le lien national aient été clairement et solidement établis [2].

La Nation : fait naturel ou produit culturel ?!

Bref, la naissance d’une Nation n’est pas un processus « naturel » — souvent raconté comme tel par une "belle fable" — mais un processus éminemment politique. Une "belle fable" — en fait, des divagations intellectuelles — auxquelles l’historiographie nationale officielle (qui, par "sentimentalisme patriotique", a souvent confondu recherche scientifique et apologie de l’État...) a conféré un lustre académique surfait, se comportant ainsi en zélé complice dans la mystification.

En tout cas, il s’agit là d’un discours "officiel" — gouvernemental, administratif, scolaire, politique (bientôt médiatique...) — qui, à force d’être répété, diffuse l’idée fausse selon laquelle la « condition nationale » serait une espèce d’état naturel (voire immanent et transcendental...). Alors qu’il ne s’agit en fait là que d’une situation (historique et contingente) produite par les hommes et modifiable par les hommes : une construction humaine et une construction de l’esprit parfaitement artificielle.

Ainsi nulle part en Europe la Nation n’a été l’élément primaire et l’État, l’élément dérivé. Pas même dans les cas où — comme en Allemagne et en Italie — il semble que la Nation ait précédé l’État. A ce titre on se remémorera la phrase célèbre d’Azeglio [3] : « l’Italie faite, il faut faire les Italiens ». Et l’on se souviendra également des efforts accomplis par notre IIIe République (ou par le IIe Reich allemand) pour éradiquer les patois, tenter de réduire les autonomies locales et ainsi parfaire l’unité au combien imparfaite de cette France (et de cette Allemagne) "inaccomplies" de la fin du XIXe siècle [4].

Nous savons donc que, lorsque les hommes emploient le mot « nation » et l’adjectif « national », ils les rapportent à des expériences différentes : comme l’exercice du pouvoir, l’unité politique et la possession d’un territoire, mais pas seulement. Il peut également s’agir de la langue, de la culture, des "moeurs" et des traditions (culinaires, par exemple), etc.

Expressions du nationalisme

Ainsi, de nos jours, quand un « patriote » français fait un voyage circonscrit dans les frontières nationales, et voit un beau paysage (comme la mer de glace ou le Mont Saint-Michel, par exemple...), il se dit alors avec satisfaction : « Que la France est belle ! ». Peu lui importe alors que ces curiosités géologiques (qui ne doivent pourtant rien à l’activité de l’homme...) aient longtemps été situés sur les territoires d’États indépendants voire étrangers à ceux dirigés depuis Paris (ici, Bretagne et Savoie).

Quand il tombe en arrêt devant quelque édifice intéressant, devant quelque chateau de la Loire ou cathédrale gothique des XIIe et XIIIe siècles (Amiens, Chartres, Laon, Paris, Reims, Rouen, etc.), notre « patriote » pense alors avec plaisir que la France a vraiment des villes inestimables, décidément uniques en leur genre (mais connait-il les trésors d’architectures semblables — et au moins aussi remarquables — qu’on puisse pareillement trouver chez nos voisins ?!).

Quand il lit Villon ou admire l’œuvre d’un Corneille, Molière, Racine ou Lamartine, Victor Hugo (etc), là encore il se sent alors « Fier d’être français ! ». Mais connait-il seulement les œuvres — similaires et aux beautés au moins équivalentes (et, le plus souvent, dénuées de tout caractère « national » vraiment marqué...) — d’Homère, de Virgile, de Goethe, de Cervantès, de Camoes, de Shakespeare, Pouchkine ou Mickiewicz ?).

Poursuivant ses recherches littéraires, il se plonge dans les écrits des philosophes du « Temps des Lumières » et s’extasie de voir en Montesquieu, Rousseau et Voltaire des exemples vivants du « génie national » ; sauf que Rousseau était suisse, et sauf que notre "patriote" néglige là les travaux (tout aussi intéressants et participant du même esprit) d’autre philosophes européens des temps modernes (comme Emmanuel Kant) et ne se définissant pourtant pas — eux non plus, d’ailleurs, ni leur oeuvre — en termes strictement "nationaux".

Quand — le 14 juillet — il voit défiler, avec leur drapeau, des détachements armés, il voit là, ému, « l’armée de la France » en marche. Pareillement, quand il déguste un bon Bordeaux ou un bon Bourgogne, il s’extasie moins devant les qualités géologiques ou l’ensoleillement du terroir (ou le travail, le savoir-faire des artisans-cultivateurs...) que devant la France, cet « irremplaçable grand pays de gastronomie ! »

Quand l’équipe nationale de football ou de rugby gagne, il exulte ; et quand elle perd, il souffre « avec » et « pour la France ». Et il en va de même quand un athlète "compatriote" l’emporte aux Jeux Olympiques ou dans quelque autre concours sportif international : sa victoire auréolant alors toute la communauté nationale (comme si celle-là était vraiment partie prenante et vraiment participante dans cet effort sportif pourtant strictement individuel...), son éventuelle défaite allant parfois — souvent — jusqu’à blesser l’honneur national voire déprimer toute une Nation.

Quand l’équipe de France gagne...

Également, quand il se préoccupe des valeurs sociales, peu lui importe alors vraiment que les Biafrais meurent de faim tandis et alors même que toute la France lui paraît lamentablement coupable quand le SMIC est décidément trop faible (ou quand elle ne se distingue pas assez, à son goût, sur la scène internationale pour toute l’aide à apporter alors d’urgence au malheureux Biafra...).

De même, quand il réfléchit à la situation politique, il se borne à apprécier les guerres, les révolutions et les changements politiques des autres pays du seul point de vue de leur utilité ou de leur inutilité, de leur danger ou de leur avantage, pour la seule situation de la France. De même, il est plein d’indifférence pour les conflits sociaux se déroulant chez nos voisins alors même qu’il participera — passionnément — au débat politique dans son propre pays sur les mêmes sujets. Car, dans le fond, ce qu’il voudrait changer en mieux, c’est — bien entendu — la situation de la France.

Pourtant aucune de ces expériences et d’autres encore, semblables, qu’on pourrait ainsi facilement énumérer, n’est véritablement « nationale » dans son caractère fondamental. Vu qu’il s’agit là en fait d’expériences esthétiques, culturelles, culinaires ; de passions sportives, politiques, sociales, de charité "bien-pensée-prioritairement-pour-soi-même", etc. Parfois même peut-il carrément s’agir d’expériences absolument dépourvues - lorsqu’elles sont prises individuellement - du moindre contenu spécifiquement national (i. e : allez donc voir la mer de glace, buvez un verre de bon vin, shootez dans un ballon et lisez donc l’œuvre de Molière, par exemple...).

Il n’empêche : l’esprit du temps (l’endoctrinement ?!) a absolument voulu qu’on y rajoute le qualificatif "national". Et qu’on les relient toutes, artificiellement, par celui-là même. Ce qui montre bien qu’on ne doit pas chercher le nationalisme dans ces différentes expériences mais dans l’établissement idéologique entre elles de ce lien "spirituel". Et pour cause : puisque le sentiment national n’est en fait rien d’autre que le reflet idéologique — l’expression strictement intellectuelle — des liens fantasmés qui relient (attachent ?) le citoyen à son État national. Bref : du « jus de crâne » [5].

« Jus de crâne » qui lui a été enseigné - dès le plus jeune âge - comme quoi l’ « Hexagone » [6], s’il n’est pas vraiment sacré, ni créé par Dieu et programmé de toute éternité (quoi que...) pour y inscrire le territoire de la patrie, est tout le moins quelque chose de naturel. Alors qu’il est pourtant bien clair que ces frontières « naturelles » (Rhin, Alpes et Pyrénées) n’ont pas été établies par la nature, mais par Louis XIV ainsi que tous ses prédécesseurs et successeurs à la tête de l’État [7].

Danger du nationalisme, entre loyauté et chauvinisme

Comme on vient de le voir, la réalité nationale n’est donc pas une réalité linguistique, territoriale ou ethnique (etc) et surtout pas un fait de nature, mais une construction idéologique. Et le nationalisme n’est — en fait — que l’expression intellectuelle et idéologique des liens de loyauté politique qui artificiellement relient (attachent ?!) le citoyen à son État national.

Mais il s’agit là d’une idéologie dangereuse qui fractionne artificiellement le genre humain, rompant ainsi tout esprit de solidarité véritable (et véritablement désintéressé) avec le reste de l’humanité. Et car le nationalisme induit une inversion de l’échelle des valeurs qui subordonne toute valeur morale à la « valeur nationale » : alors proclamée comme « valeur suprême » de l’ordre politique, éthique et moral (i.e. : « La France et les Français d’abord », « America First », « Right or wrong, my country » [8], etc.).

Ainsi, en cas de conflit entre quelque valeur morale que ce soit et la « valeur nationale », on sait bien que — pour le nationaliste « fidèle à ses principes » — c’est toujours l’observance de la valeur nationale qui prévaut. Et c’est ainsi que le nationalisme devient si facilement arbitraire, autoritaire, oppressif, totalitaire et — comme l’a écrit l’historien britannique Lewis B. Namier"transforme le groupe national en une horde" [9], faisant ainsi de la nation un facteur de déséquilibre du monde contemporain.

Ce qui fait de la Nation non seulement une "mystification idéologique" sans aucun fondement politique vraiment incontestable, mais également une "idole sanglante" [10] : en tout cas celle qui — au siècle dernier, mise au service de diverses autres idéologies — aura, sans contexte, fait le plus de morts... D’où la nécessité de délivrer les citoyens de la pesante tutelle que fait peser sur eux la Nation. Démystifier l’État national : une œuvre de salubrité publique.

P.-S.

- Références :

« L’État national » (1960) : un ouvrage de Mario Albertini publié (en 1978, pour l’édition française) par les éditions « Fédérop-Lyon » dans le cadre de la collection « Textes fédéralistes » dirigée par Bernard Barthalay, Jean-Luc Prével et Jean-Francis Billion (160 pages).

- Cités dans cet ouvrage :

 « Le fédéralisme européen réussira-t-il ? » (par Carl J. Friedrich) (1957).

 « Nationalisme, mythe et réalité » (par Boyd C. Shafer) (1955).

 « L’idée du nationalisme : origine et développement historique » (par Hans Kohn) (1944).

 « 1848, La révolution des intellectuels » (par Lewis B. Namier) (1944).

- Sur le même sujet :

 « Nations et nationalismes en Europe centrale » (critique de l’ouvrage de l’universitaire Bernard Michel, 1995).

 « La création des Identités nationales » (critique de l’ouvrage de l’universitaire Anne-Marie Thiesse, 1999).

 « Quand les Nations refont l’Histoire » (critique de l’ouvrage de Patrick G. Geary, 2004).

Notes

[1Cf. page 114.

[2À ce sujet, on notera également deux autres choses importantes. D’abord le nom de l’État — bien qu’il paraisse immuable, éternel, naturel au commun des mortels — a naturellement lui aussi suivi le cours des vicissitudes historiques et politiques, avant d’être étendu au territoire correspondant à peu près au territoire actuel, mais à la suite d’un processus séculaire.

Souvent il ne désigne qu’une de ses nombreuses composantes initiales (Francs pour la France, Angleterre pour Royaume-Uni, etc.). Parfois il ne s’agit guère que du nom antique d’une de ses nombreuses provinces ; exemple : l’« Italie » initiale, ce n’est guère plus que la seule Calabre (l’actuel Nord de l’Italie — plaîne du Pô, jusqu’aux Alpes — ayant longtemps porté le nom de « Gaule cisalpine »...).

Ensuite, juste noter le caractère franchement prosaïque et strictement descriptif du noms des États, sans qu’un tel nom ne porte étymologiquement en lui la moindre parcelle de « gloire » nationale vraiment particulière : l’Italie (« pays aux bovins »), l’Espagne (« pays des damans »), Gaullois (« éleveurs de volailles »), « Portugal » (« port chaud »), « Nederland » (pays bas), « Luxembourg » (petite forteresse), « Polska » (la plaine), « Deutschland » (« pays teuton »), etc. (Cf. page 82).

[3i.e. : Massimo d’Azeglio, penseur et acteur (piémontais) du « Risorgimento », ce fameux processus géopolitique qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, vit l’Italie marcher — sous l’égide du royaume de Piémont-Sardaigne — vers son unité politique.

[4Cf. pp. 151-152.

[5Cf. pp. 56-57

[6« Hexagone mystique » des français, ainsi que l’Espagne « péninsule parfaite » (de l’historien Rafael Altamira) ou l’Italie : « Terre que Dieu entoura de montagnes et de mers », etc.

[7Cf. pp. 103, 105 et 159.

[8Expression - tronquée - attribuée au politicien "germano-américain" du XIXe siècle Carl Schurz (sénateur en 1869-1875, puis secrétaire d’Etat à l’intérieur en 1877-1881) ou à l’officier de marine Stephen Decatur (héros de la « seconde guerre d’indépendance anglo-américaine », en 1812).

[9Cf. page 158.

[10Cf. page 11.