La construction de l’autonomie zapatiste

, par Jérôme Baschet

L’autonomie zapatiste, qui se construit depuis le 1er janvier 1994 au Chiapas, au sud du Mexique, constitue l’une des expériences rebelles contemporaines les plus remarquables par son ampleur, sa persistance et sa radicalité. Dans des conditions particulièrement difficiles et malgré l’hostilité persistante des pouvoirs en place, elle déploie une forme d’auto-gouvernement populaire, en sécession par rapport aux institutions de l’État mexicain, en même temps qu’elle défend des modes de vie constituant une alternative concrète à la logique marchande dominante.
L’autonomie zapatiste est le fruit d’une histoire très singulière, que l’on ne peut retracer ici [1] :

  • soulèvement armé du 1er janvier 1994,
  • cessez-le-feu rapidement mis en place,
  • longue période de négociation entre le gouvernement fédéral et l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) aboutissant aux Accords de San Andrés en février 1996,
  • non-respect de ces Accords par le gouvernement mexicain et paramilitarisation conduisant au massacre d’Actéal en décembre 1997,
  • demande constante par les zapatistes de la constitutionnalisation des Accords de San Andrés jusqu’à la Marche de la couleur de la terre en 2001,
  • vote parlementaire d’une contre-réforme indigène à la suite de laquelle les zapatistes décident de mettre en place de facto leur droit à l’autonomie.

Il en est résulté la création, en 2003, de cinq conseils de bon gouvernement fédérant 27 communes autonomes rebelles zapatistes. Enfin, en août 2019, une nouvelle expansion de l’autonomie a été annoncée, avec la création de quatre nouvelles communes autonomes et de sept nouveaux conseils de bon gouvernement. Au total, la zone d’influence zapatiste s’étend sur un territoire dont l’extension équivaut à celle de la Bretagne (même s’il faut préciser qu’y coexistent zapatistes et non-zapatistes).

L’organisation politique mise en place dans les territoires rebelles du Chiapas se déploie à trois niveaux : communauté (village), commune (comparable, par son extension, à un canton français et regroupant des dizaines de villages), zone (ensemble ayant la dimension d’un département et permettant la coordination de plusieurs communes). À chacune de ces échelles, existent des assemblées et des autorités élues pour des mandats de deux ou trois ans (agente municipal au niveau de la communauté, conseil municipal autonome, conseil de bon gouvernement pour chaque zone). Le rôle des assemblées est très important, sans qu’on puisse affirmer pour autant que tout se décide horizontalement ; quant aux autorités élues, il est dit qu’elles « gouvernent en obéissant » (mandar obedeciendo), de sorte que « le peuple dirige et le gouvernement obéit » comme l’indiquent les panneaux placés à l’entrée des territoires zapatistes.

Les mandats sont conçus comme des « charges » (cargos), accomplies comme un service rendu à la communauté, sans rémunération ni aucun type d’avantage matériel, en s’inspirant des sept principes du mandar obedeciendo (parmi lesquels « servir et non se servir », « proposer et non imposer », « convaincre et non vaincre »). Ces charges sont toujours exercées de manière collégiale, sans grande spécialisation au sein des instances et sous le contrôle permanent, d’une part d’une commission chargée de vérifier les comptes des différents conseils et, d’autre part, de l’ensemble des communautés, puisque les mandats, non renouvelables, sont révocables à tout moment.
Les hommes et les femmes qui exercent un mandat restent des membres ordinaires des communautés. Ils ou elles ne revendiquent pas d’être élu(e)s en raison de compétences particulières ou de dons personnels hors du commun. L’autonomie zapatiste met en œuvre une dé-spécialisation des tâches politiques : « nous devons tous, à notre tour, être gouvernement », disent-ils. Cela conduit à accepter que l’exercice de l’autorité s’accomplisse depuis une position de non-savoir : « personne n’est expert en politique et nous devons tous apprendre ». Et c’est précisément dans la mesure où celui/celle qui a une fonction d’autorité assume ne pas savoir qu’il peut être « une bonne autorité », qui s’efforce d’écouter, sait reconnaître ses erreurs et permet que la communauté le/la guide dans l’élaboration des décisions. Confier des tâches de gouvernement à ceux et celles qui n’ont aucune capacité particulière à les exercer constitue le sol concret à partir duquel le mandar obedeciendo peut croître.
La manière dont les décisions sont élaborées est décisive. Ainsi, le conseil de bon gouvernement soumet les principales décisions à l’assemblée de zone ; s’il s’agit de projets importants ou si aucun accord clair ne se dégage, il revient aux représentants de toutes les communautés de la zone de mener une consultation dans leurs villages respectifs afin de faire part à l’assemblée suivante soit d’un accord, soit d’un refus, soit d’amendements. Le cas échéant, ces derniers sont discutés et l’assemblée élabore une proposition rectifiée, à nouveau soumise aux communautés. Plusieurs allers-et-retours entre Conseil, Assemblée de zone et villages sont parfois nécessaires avant que la proposition puisse être considérée comme adoptée. La procédure peut s’avérer lourde mais n’en est pas moins nécessaire, car tous savent qu’un projet qui n’a pas fait l’objet d’une ample appropriation au sein des villages est voué à l’échec.
Les conseils de bon gouvernement s’efforcent d’œuvrer à la coexistence entre zapatistes et non-zapatistes, mais affrontent aussi les situations conflictuelles que les autorités officielles ne manquent pas de susciter, dans un contexte d’interventions contre-insurrectionnelles permanentes. Les autorités autonomes tiennent également leur propre registre d’état civil et exercent la justice. Il s’agit d’une justice de médiation qui recherche un accord et, dans la mesure du possible, une réconciliation entre les parties, sur la base de travaux d’intérêt général et de formes de réparation au bénéfice des victimes ou de leurs familles (en excluant le recours punitif à la prison). Il est ainsi démontré que la résolution des conflits et le traitement des infractions aux règles collectives peuvent être assumés par des personnes dépourvues de formation spécifique – et ce, de manière suffisamment satisfaisante pour que la justice autonome soit amplement sollicitée, y compris par des non-zapatistes qui en apprécient l’absence de corruption, la complète gratuité et la connaissance des réalités indigènes, en contraste flagrant avec la justice constitutionnelle mexicaine.
Les conseils de bon gouvernement veillent aussi au bon fonctionnement des différents domaines constitutifs de l’autonomie, tels que santé, éducation et production. Ils ont le devoir de proposer et d’élaborer, en interaction avec les assemblées, de nouveaux projets susceptibles d’améliorer la vie collective, d’encourager l’égale participation des femmes et de remédier à ce qui peut y faire obstacle, de préserver l’environnement et d’amplifier les capacités productives propres. Ainsi, les zapatistes ont créé – dans des conditions matérielles fort précaires et entièrement à l’écart des structures étatiques – leur propre système de santé et leur propre système éducatif. Combinant médecine occidentale et savoirs traditionnels, le premier inclut cliniques de zone, micro-cliniques communales, ainsi que la présence d’agents de santé dans les communautés. Quant à l’éducation, elle fait l’objet d’une mobilisation collective considérable. Ainsi, les zapatistes ont construit et entretiennent des centaines d’écoles primaires et secondaires ; ils en ont élaboré le projet et les orientations pédagogiques et ont formé les jeunes qui y enseignent. On estime que, dans les cinq zones zapatistes, 500 écoles primaires environ fonctionnaient en 2008, dans lesquelles 1 300 enseignants accueillaient quelques 16 000 élèves. Les cahiers de la Petite École indiquent que, dans la seule zone de Los Altos, on compte 158 écoles, 496 enseignants pour 4 900 élèves. Dans ces écoles, apprendre fait sens, parce que l’éducation s’enracine dans l’expérience concrète des communautés comme dans le souci partagé de la lutte pour la transformation sociale.

L’autonomie zapatiste offre ainsi l’exemple d’une organisation politique non étatique. Mais l’auto-gouvernement populaire n’a de sens que s’il permet de donner corps à des formes de vie auto-déterminées : une manière de bien vivre, choisie et collectivement assumée, qui récuse l’idéologie du développement et fait du qualitatif de la vie le cœur sensible de l’organisation collective.
Encore faut-il ajouter que l’autonomie telle que la conçoivent les zapatistes ne concerne pas seulement le Chiapas, ni les seuls peuples indigènes : c’est une option politique qui peut se déployer partout sous des formes multiples, à partir de la singularité des territoires et des traditions. Ainsi, si l’autonomie zapatiste se construit localement, dans les montagnes et les vallées du Chiapas, elle ne suppose aucun enfermement localiste ni aucune revendication identitaire exclusive. Au contraire, les zapatistes ont toujours cherché à articuler différentes échelles spatiales, depuis l’ancrage dans les territoires de vie jusqu’aux enjeux planétaires, en passant par de multiples initiatives nationales (ainsi, toutes les Déclarations de la forêt lacandone sont porteuses de propositions pour l’ensemble du Mexique). Ainsi, la Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme, organisée en juillet-août 1996, a-t-elle souvent été considérée comme un antécédent et une source d’inspiration pour les mouvements altermondialistes. Depuis, l’EZLN n’a cessé d’organiser des rencontres internationales, comme le Festival mondial des résistances et des rébellions, en décembre 2014-janvier 2015 ou la Rencontre internationale des femmes qui luttent, en mars 2018, tandis qu’en ce moment même démarre le « Voyage pour la vie » que les zapatistes entreprennent sur les cinq continents, en commençant par l’Europe. Pour les zapatistes, une telle échelle internationale est indispensable pour affronter « l’hydre capitaliste » qui plonge la planète Terre dans une tourmente dévastatrice ; mais c’est seulement en prenant en compte la multiplicité des expériences de vie singulières et en s’écartant de tout universalisme homogénéisateur que l’on pourra construire « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes ».

Notes

[1Pour une présentation plus ample de l’expérience zapatiste et de son histoire, je me permets de renvoyer à Jérôme Baschet, La Rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Champs-Flammarion, réédition mise à jour, 2019.