Les fédéralistes après l’élargissement de l’Union européenne

, par Guido Montani

Traduit de l’italien par Jean-Luc Prevel

Le Conseil européen de Bruxelles (21 au 23 juin 2007) a décidé d’effacer de l’horizon politique la perspective d’une constitution européenne en retournant à la méthode « classique » des traités internationaux et des conférences intergouvernementales. Il s’agit d’une décision qui va dans une direction opposée à celle que revendiquent les fédéralistes. Nous devons donc reconsidérer à fond notre stratégie et notre rôle dans une Europe qui a profondément changée depuis l’après-guerre et les premières luttes pour la fondation de la Fédération européenne. La campagne pour une constitution fédérale européenne, initiée par l’U.E.F. et la JEF en 1996, était fondée sur la possibilité d’exploiter la crise de l’Union européenne (UE) engendrée par la chute du mur de Berlin, par l’unification allemande et la fin de la guerre froide. L’UE était confrontée à des défis internationaux existentiels tels que l’élargissement, la paix en Méditerranée, la mondialisation et la menace d’une catastrophe écologique. Le cadre institutionnel conçu pour une Europe à six devait être profondément réformé. Après les deux premières tentatives constitutionnelles d’Altiero Spinelli, avec la Communauté européenne de défense (CED) puis avec le Parlement européen élu, en 1984, une nouvelle opportunité se présentait. Les fédéralistes ont relevé le défi de donner une Constitution à l’Europe.

Le Conseil européen de Bruxelles, à condition que les ratifications nationales du nouveau Traité aillent à leur terme, se propose de conclure un long cycle politique. Les gouvernements nationaux et les partis européens ont salué le compromis obtenu à Bruxelles comme un succès important. Sur la base de ce compromis, la France, après le non au référendum sur la Constitution européenne, peut reprendre toute sa place dans le cadre européen et le nouveau Traité garantira un minimum d’innovations institutionnelles (la double majorité, l’extension des pouvoirs de co-décision du Parlement européen, la réforme de la Commission, la désignation de son Président par les partis européens, la Présidence stable du Conseil, le Haut représentant de la politique extérieure en tant que vice-président de la Commission, les coopérations renforcées, le caractère obligatoire de la Charte des droits fondamentaux) qui permettront la gouvernance de l’UE élargie tant qu’une quelconque nouvelle impasse ou qu’une crise internationale ne se manifestera pas. Toutefois le projet d’une constitution fédérale a été un échec.

Un événement historique a des racines profondes qui ne se repèrent qu’avec des analyses sur une longue durée. Les contemporains fixent souvent leur attention sur les causes contingentes en ignorant les tendances historiques structurelles. L’échec de la CED a été causé, entre autre, par le déchaînement nationaliste de la France. Toutefois si l’on considère cette vicissitude d’un point de vue plus général, on peut affirmer que la consolidation du cadre mondial bipolaire avait permis aux Etats-Unis de jeter les bases de l’OTAN, dans la cadre de laquelle le réarmement allemand pouvait être conçu sans créer une nouvelle menace pour les autres pays européens, comme la France le craignait au départ.

L’échec de la CED correspond au renforcement de l’Etat national, mais dans le contexte de l’intégration européenne, relancé tout de suite par le Marché commun. Des considérations analogues valent pour le projet d’Union européenne, approuvé par le Parlement européen à l’initiative de Spinelli en 1984. Malgré l’accord de la France, de l’Allemagne et de l’Italie, il fut abandonné en raison de l’opposition de la Grande Bretagne. L’union monétaire et l’union politique ne représentent pas encore un problème pour la survie de l’Europe (elles ne le deviendront qu’après l’unification allemande). Dans ce cas, la réticence de Kohl et de Mitterrand à aller de l’avant sans la Grande Bretagne a été décisive. L’entrée de la Grande Bretagne dans l’UE — cheval de Troie des Etats-Unis, selon De Gaulle — a représenté le frein majeur à l’intégration européenne durant les quarante dernières années. En effet, si l’on considère les événements les plus récents, relatifs au projet de Constitution européenne, on peut constater que, malgré la différence de la situation par rapport aux années quatre-vingt, y compris le non franco-hollandais, à Bruxelles, les 18 pays qui avaient déjà ratifié la Constitution n’ont pas eu la possibilité de former un groupe d’avant-garde et d’aller de l’avant seuls, parce que l’Europe ne peut pas se faire sans la France et parce que Sarkozy et Merkel n’ont pas voulu rompre avec le Royaume uni. Toutefois, une solution qui pourrait permettre la construction d’une Europe à cercles concentriques s’est esquissée. Les exceptions aux politiques européennes accumulées par le Royaume uni (la monnaie européenne, Schengen, la Charte des droits, etc.) font qu’il s’est déjà créé, de fait, une Europe à deux vitesses et même à trois, si l’on considère la possibilité, avec le nouveau Traité, de développer des coopérations renforcées.

L’échec de la CED a eu comme retombée le Marché commun et l’Euratom. L’échec du projet Spinelli a eu comme retombée l’Acte unique, le marché intérieur et l’union monétaire européenne. La retombée immédiate du projet de Constitution européenne, c’est le nouveau Traité ou Traité modificatif. Il représente la solution d’une impasse politique (l’exclusion de la France) et la création d’institutions européennes plus efficaces.

Toutefois, il est difficile de prévoir ses retombées à long terme. Pour l’instant, nous devons constater qu’il est apparu comme une « contre réforme » par rapport au projet de Constitution européenne. Les gouvernements les plus eurosceptiques sont arrivés à imposer leur point de vue sur la nature de l’UE : celle-ci n’est pas un Etat supranational et elle ne doit pas évoluer dans cette direction. Le renversement de cette tendance sera possible si l’on exploite certaines niches du nouveau Traité vers la supranationalité, pour encourager les forces qui ont l’intention de soutenir une intégration européenne plus forte jusqu’à ce qu’une contradiction criante se manifeste entre le degré de gouvernance existant et celui qui serait nécessaire. Il semblerait que, dans le Traité, deux niches pourraient favoriser la formation d’un gouvernement fédéral européen :
 la nomination du Président de la Commission au cours de la campagne électorale, pour faire passer la Commission d’un simple secrétariat des gouvernements à un exécutif politique responsable devant le Parlement européen et les électeurs ;
 les coopérations structurées et renforcées qui peuvent permettre à un groupe de pays de former une avant-garde qui pourra agir avec une certaine efficacité tant que le droit de veto ne deviendra pas un obstacle à son action. Cette perspective de réforme pourra toutefois évoluer plus ou moins rapidement vers une forme fédérale de gouvernement -une fédération dans une confédération car il y aura certainement un groupe de pays qui n’aura pas l’intention de renoncer au droit de veto - selon le contexte politique mondial auquel l’Europe devra se confronter.

Un gouvernement fédéral européen émergera comme riposte à des défis existentiels pour l’Union.

Après l’effondrement de l’Union soviétique, plusieurs commentateurs politiques ont soutenu que le XXI° siècle aussi serait dominé par les Etats-Unis. Au contraire, la politique mondiale est aujourd’hui caractérisée par un ordre unipolaire en crise – toujours plus contesté après l’échec de la politique américaine au Moyen Orient -et par sa transition vers une forme nouvelle de multipolarisme. Les grandes questions auxquelles l’Europe et les autres puissances mondiales doivent s’affronter sont :
 l’élimination progressive des principaux foyers régionaux de tensions -en premier lieu au Moyen Orient pour permettre l’avènement d’une coopération pacifique dans une région qui représente un creuset de cultures et de religions différentes, la défaite du terrorisme international et, à une plus grande échelle, le désarmement atomique contrôlé par une autorité mondiale ;
 la diffusion mondiale du modèle industriel, cruciale pour le développement de pays comme l’Inde et la Chine et de continents entiers tels que l’Afrique et l’Amérique latine, mais source de graves déséquilibres sociaux, financiers, démographiques, environnementaux et culturels qui pourraient créer de graves crises internationales ;
 la menace d’une crise écologique irréversible, provoquée par la destruction systématique de toute forme de vie dans la biosphère, avec des conséquences catastrophiques pour l’avenir de l’humanité.

Un multipolarisme mondial est ainsi en train d’émerger, caractérisé par une tendance à la coopération pacifique entre les grandes puissances, plutôt que par de possibles tendances hégémoniques : les menaces d’une guerre nucléaire, d’une crise économique internationale aiguë ou d’une catastrophe écologique irréversible représentent des facteurs puissants de cohésion pour chaque Etat, qu’il soit gouverné démocratiquement ou pas.

L’UE n’est pas restée passive face à ces défis. Elle a mis en place des politiques qui représentent une première réponse. Elles sont cependant, dans une large mesure, insuffisantes. L’UE est une puissance mondiale dans le domaine commercial, monétaire et environnemental mais elle ne l’est pas encore sur le terrain de la politique extérieure et de sécurité et du développement durable, parce qu’elle ne s’est pas encore dotée de moyens adéquats de gouvernement.

S’ils veulent agir efficacement dans le cadre politique européen et mondial, les fédéralistes doivent d’abord analyser quel est le stade actuel de l’intégration européenne et de quels moyens de gouvernement l’UE devrait se doter pour affronter les défis internationaux. A ce propos, une comparaison avec la naissance des Etats-Unis peut être utile. Après la guerre victorieuse pour l’indépendance, les treize colonies ont réussi à se doter d’une constitution fédérale. Le premier gouvernement fédéral, avec Georges Washington comme président, fut institué en 1789 et Alexander Hamilton, membre du gouvernement fit approuver des réformes cruciales (une banque nationale et un plan pour favoriser l’industrialisation, grâce au protectionnisme douanier) qui ne deviendront les points de repère de la politique américaine que vers la fin du siècle suivant et aux débuts du vingtième siècle. Le processus d’intégration européenne se présente avec des caractéristiques tout à fait différentes : à partir d’un premier noyau de pouvoirs et de politiques supranationales -ceux de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA)- d’autres compétences et d’autres pouvoirs se sont progressivement ajoutés dans des secteurs toujours plus importants de l’économie, de la société et de la politique. L’UE actuelle a des compétences beaucoup plus vastes et des institutions à caractère fédéral avec des pouvoirs effectifs comme la Commission européenne, le Parlement européen, la Cour de justice et la Banque centrale européenne. Bien que des secteurs cruciaux -comme la politique étrangère et la politique fiscale- restent encore exclus, on ne peut plus soutenir que les fédéralistes sont face à l’objectif consistant à fonder l’Etat fédéral européen.

Imperceptiblement, de réforme en réforme, nous sommes entrés dans une situation nouvelle qui consiste à revendiquer un gouvernement démocratique européen. Aujourd’hui, l’exécutif européen existe en partie, comme secrétariat du Conseil (quand la Commission est passive -comme l’actuelle Commission Barroso- face aux initiatives du Conseil) et en partie comme volonté active d’action (comme ce fut le cas avec Jacques Delors) quand elle soutient des projets d’intégration plus avancés. Mais les citoyens ne sauraient pas dire qui est responsable des politiques de l’UE. La nature incertaine de l’exécutif fait obstacle au débat démocratique et empêche une reconnaissance claire de l’UE comme embryon d’Etat fédéral. En effet, le Parlement la définit comme une « démocratie supranationale ». Pourtant, la partie confédérale de l’UE, celle qui prétend gouverner la politique extérieure et de sécurité, ne pourrait pas exister sans le bon fonctionnement de la partie fédérale où le Parlement européen joue un rôle décisif sur le terrain législatif et pour le contrôle démocratique de la Commission.

L’objectif des fédéralistes doit consister à dire la vérité sur la nature étatique de l’UE et à faire toujours davantage pencher la balance du pouvoir vers un exécutif démocratiquement responsable. Cet objectif peut être poursuivi en exploitant les niches actuelles du Traité, en montrant les contradictions qui existent entre les moyens disponibles et ce qui serait nécessaire pour dépasser le déficit démocratique jusqu’à ce qu’il devienne manifeste qu’une Constitution fédérale européenne est nécessaire pour les pays de l’avantgarde.

Toutefois, pour réussir dans cette entreprise, les fédéralistes doivent aussi comprendre le modèle d’Etat fédéral qui est en train d’émerger en Europe après plus d’un demi-siècle d’intégration. Un Etat fédéral consiste en un ensemble de gouvernements indépendants et coordonnés. Sous cet aspect, bien qu’avec de graves limitations sur le plan démocratique, les pouvoirs conférés à l’UE permettent d’affirmer que l’Etat en train de prendre forme en Europe est de type fédéral. Mais, pour mener une action politique efficace, cette affirmation générique n’est pas suffisante. L’UE est en train de se développer sur la base de caractéristiques spécifiques par rapport à toutes les fédérations existantes. L’aspect qui mérite le plus l’attention des fédéralistes concerne les rapports internationaux. Le dernier obstacle sérieux qui doit être dépassé pour permettre à l’UE de parler d’une seule voix dans le monde réside dans les pouvoirs de politique extérieure qui doivent être confiés au gouvernement de l’UE. C’est ici que se manifeste le maximum de résistance de la part des gouvernements nationaux ce que les avatars de la Constitution européenne et du Ministre des Affaires étrangères montrent bien. Cette résistance est compréhensible. Une politique extérieure européenne représente le dépassement du paradigme internationaliste qui remonte au Traité de Westphalie.

réforme européenne réalisée jusqu’à présent (y compris la monnaie européenne). Malgré cela, l’UE est arrivée à construire progressivement une politique extérieure propre avec des caractéristique innovantes par rapport aux Etats fédéraux existants. Tous les Etats fédéraux existants (les Etats-Unis, le Canada, la Suisse, l’Allemagne, l’Inde, l’Australie, etc.) se considèrent comme des Etats nationaux. Leur spécificité, c’est qu’ils sont « fermés » : qu’ils possèdent des frontières définies, qu’ils fondent sur le principe national l’identité de leurs citoyens et qu’ils font valoir leurs intérêts dans le monde au moyen de la force militaire, si nécessaire, en opposition aux autres Etats nationaux. L’Europe est en train de se construire sur la base d’un modèle d’Etat fédéral « ouvert ». L’union des nations européennes ne se traduira jamais par une super-nation européenne. La dispute sur les frontières de l’UE est significative. La discussion sur l’appartenance de la Turquie, de l’Ukraine, etc., à l’Europe est destinée à s’éterniser et ne pourra être résolue sur la base d’aucun critère géographique ou historique précis. La seule identité politique possible pour les citoyens européens, c’est le patriotisme constitutionnel. Le Peuple européen est un peuple plurinational. En outre, l’UE tend à réguler ses rapports avec les autres Etats ou groupes d’Etats (comme l’Union africaine), sur la base d’institutions stables et à tendance démocratique. L’Assemblée parlementaire euro-africaine et le Parlement de la Méditerranée sont des institutions innovantes créées par l’UE. Le principe de la supranationalité sur lequel se fonde l’UE, inspire aussi sa politique extérieure. C’est pourquoi, une Constitution européenne aurait aussi permis de faire accomplir un saut qualitatif à la politique de l’Europe dans le monde.

La lutte pour un gouvernement fédéral européen présente donc un double aspect. D’un côté, il s’agit de réformer le système actuel confus de gouvernance européenne en dotant l’UE d’un véritable gouvernement démocratique, responsable devant le Parlement européen et les électeurs. De l’autre, il s’agit de promouvoir, à travers la politique extérieure de l’UE, la construction d’un nouvel ordre mondial, fondé sur la démocratie internationale, la paix, le développement durable et la défense de la vie sur la planète. Dans la mesure où l’UE assumera des responsabilités mondiales, son caractère d’Etat fédéral ouvert lui permettra d’agir aussi comme un embryon de gouvernement mondial en promouvant de nouvelles institutions supranationales. Si nous considérons le problème de la défense de l’environnement, il présente de multiples aspects, parmi lesquels celui de l’approvisionnement énergétique et de la lutte contre le changement climatique. Le problème de l’approvisionnement énergétique est particulièrement grave pour l’UE qui est quasiment privée de toute source d’énergie propre. Dans la mesure où il s’agit de défendre les intérêts européens, celui-là retombe dans le domaine de la politique extérieure puisque tout centre de pouvoir mondial essaiera, au moyen du marché ou d’autres formes de pression, de garantir la satisfaction de ses propres besoins. Il est donc évident que, si l’UE a l’intention d’exploiter pleinement son pouvoir, il faut garantir à la Commission européenne le monopole sur les approvisionnements extérieurs, comme c’est déjà le cas pour le marché des marchandises où la Commission représente les 27 pays membres au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Si chaque pays européen passe individuellement des contrats avec des fournisseurs tels que la Russie où les pays de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP), il aura un pouvoir contractuel moindre. Dans ce cas, il appartient à l’UE d’agir comme un Etat fédéral fermé. Toutefois, pour ce qui concerne le changement climatique, l’UE a montré qu’elle agissait comme un Etat fédéral ouvert. La lutte contre le réchauffement de la planète ne concerne pas seulement l’Europe mais le monde entier, même si l’Europe a aussi défendu les Accords de Kyoto pour répondre à une demande des citoyens européens. Il en résulte donc une politique à caractère mondial. Le marché des permis négociables (de polluer) doit être considéré comme une institution supranationale de gouvernement du système industriel mondial (même si les pays extra-européens ne peuvent pas être contraints par un pouvoir supranational à respecter les quotas pour lesquels ils se sont engagés mais ils y sont contraints par la menace d’une crise qui pourrait les ébranler). L’UE a pu l’instituer facilement grâce aux compétences que lui avait déjà confié les Traités de Rome. C’est ce qui permet que des pays (ou des régions) non européens tels que la Russie, la Californie, etc., puissent participer au marché des permis négociables.

Des considérations analogues pourraient se reproduire pour la politique extérieure et de sécurité. L’UE a réalisé les conditions d’une vie en commun pacifique entre ses peuples nationaux. Elle peut maintenant promouvoir la paix dans le monde. C’est dans cet objectif que la création d’une force d’intervention rapide est indispensable pour agir efficacement dans les zones de crise comme le Moyen Orient. Dans d’autres cas, il conviendrait que l’UE soit le promoteur de politiques au niveau mondial en mettant sa force d’intervention rapide à la disposition de l’ONU, ou en défendant une politique de désarmement nucléaire généralisé et contrôlé. En conclusion, le monde a besoin d’une Europe fédérale et l’Europe a besoin d’un gouvernement et d’une constitution. Le nouveau Traité offre aux fédéralistes des niches pour contraindre les forces politiques à s’engager dans la construction d’un gouvernement fédéral européen. Cependant, le Traité ne permettra pas de dépasser les goulots d’étranglement liés au droit de veto. C’est pourquoi la construction d’une fédération au sein de la confédération deviendra peu ou prou nécessaire et inévitable. La Constitution doit être faite avec ceux qui le veulent. La bataille pour une constitution et un gouvernement fédéral européen permettra aux fédéralistes de revendiquer un nouvel ordre mondial, fondé sur le dépassement progressif de la souveraineté nationale. C’est sur le front de la création d’un gouvernement européen, en tant qu’embryon de gouvernement mondial que les fédéralistes pourront montrer avec le plus de force et de clarté les contenus révolutionnaires du projet fédéraliste pour l’Europe et pour le monde.

Les rapports entre les Etats et les organisations internationales existantes sont fondés sur la reconnaissance de la souveraineté nationale. La construction d’une politique extérieure européenne s’oppose inévitablement au tabou de la souveraineté nationale bien plus explicitement que toute autre réforme européenne réalisée jusqu’à présent (y compris la monnaie européenne). Malgré cela, l’UE est arrivée à construire progressivement une politique extérieure propre avec des caractéristique innovantes par rapport aux Etats fédéraux existants. Tous les Etats fédéraux existants (les Etats-Unis, le Canada, la Suisse, l’Allemagne, l’Inde, l’Australie, etc.) se considèrent comme des Etats nationaux. Leur spécificité, c’est qu’ils sont « fermés » : qu’ils possèdent des frontières définies, qu’ils fondent sur le principe national l’identité de leurs citoyens et qu’ils font valoir leurs intérêts dans le monde au moyen de la force militaire, si nécessaire, en opposition aux autres Etats nationaux. L’Europe est en train de se construire sur la base d’un modèle d’Etat fédéral « ouvert ». L’union des nations européennes ne se traduira jamais par une super-nation européenne. La dispute sur les frontières de l’UE est significative. La discussion sur l’appartenance de la Turquie, de l’Ukraine, etc., à l’Europe est destinée à s’éterniser et ne pourra être résolue sur la base d’aucun critère géographique ou historique précis. La seule identité politique possible pour les citoyens européens, c’est le patriotisme constitutionnel. Le Peuple européen est un peuple plurinational. En outre, l’UE tend à réguler ses rapports avec les autres Etats ou groupes d’Etats (comme l’Union africaine), sur la base d’institutions stables et à tendance démocratique. L’Assemblée parlementaire euro-africaine et le Parlement de la Méditerranée sont des institutions innovantes créées par l’UE. Le principe de la supranationalité sur lequel se fonde l’UE, inspire aussi sa politique extérieure. C’est pourquoi, une Constitution européenne aurait aussi permis de faire accomplir un saut qualitatif à la politique de l’Europe dans le monde.

La lutte pour un gouvernement fédéral européen présente donc un double aspect. D’un côté, il s’agit de réformer le système actuel confus de gouvernance européenne en dotant l’UE d’un véritable gouvernement démocratique, responsable devant le Parlement européen et les électeurs. De l’autre, il s’agit de promouvoir, à travers la politique extérieure de l’UE, la construction d’un nouvel ordre mondial, fondé sur la démocratie internationale, la paix, le développement durable et la défense de la vie sur la planète. Dans la mesure où l’UE assumera des responsabilités mondiales, son caractère d’Etat fédéral ouvert lui permettra d’agir aussi comme un embryon de gouvernement mondial en promouvant de nouvelles institutions supranationales. Si nous considérons le problème de la défense de l’environnement, il présente de multiples aspects, parmi lesquels celui de l’approvisionnement énergétique et de la lutte contre le changement climatique. Le problème de l’approvisionnement énergétique est particulièrement grave pour l’UE qui est quasiment privée de toute source d’énergie propre. Dans la mesure où il s’agit de défendre les intérêts européens, celui-là retombe dans le domaine de la politique extérieure puisque tout centre de pouvoir mondial essaiera, au moyen du marché ou d’autres formes de pression, de garantir la satisfaction de ses propres besoins. Il est donc évident que, si l’UE a l’intention d’exploiter pleinement son pouvoir, il faut garantir à la Commission européenne le monopole sur les approvisionnements extérieurs, comme c’est déjà le cas pour le marché des marchandises où la Commission représente les 27 pays membres au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Si chaque pays européen passe individuellement des contrats avec des fournisseurs tels que la Russie où les pays de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP), il aura un pouvoir contractuel moindre. Dans ce cas, il appartient à l’UE d’agir comme un Etat fédéral fermé. Toutefois, pour ce qui concerne le changement climatique, l’UE a montré qu’elle agissait comme un Etat fédéral ouvert. La lutte contre le réchauffement de la planète ne concerne pas seulement l’Europe mais le monde entier, même si l’Europe a aussi défendu les Accords de Kyoto pour répondre à une demande des citoyens européens. Il en résulte donc une politique à caractère mondial. Le marché des permis négociables (de polluer) doit être considéré comme une institution supranationale de gouvernement du système industriel mondial (même si les pays extra-européens ne peuvent pas être contraints par un pouvoir supranational à respecter les quotas pour lesquels ils se sont engagés mais ils y sont contraints par la menace d’une crise qui pourrait les ébranler). L’UE a pu l’instituer facilement grâce aux compétences que lui avait déjà confié les Traités de Rome. C’est ce qui permet que des pays (ou des régions) non européens tels que la Russie, la Californie, etc., puissent participer au marché des permis négociables.

Des considérations analogues pourraient se reproduire pour la politique extérieure et de sécurité. L’UE a réalisé les conditions d’une vie en commun pacifique entre ses peuples nationaux. Elle peut maintenant promouvoir la paix dans le monde. C’est dans cet objectif que la création d’une force d’intervention rapide est indispensable pour agir efficacement dans les zones de crise comme le Moyen Orient. Dans d’autres cas, il conviendrait que l’UE soit le promoteur de politiques au niveau mondial en mettant sa force d’intervention rapide à la disposition de l’ONU, ou en défendant une politique de désarmement nucléaire généralisé et contrôlé. En conclusion, le monde a besoin d’une Europe fédérale et l’Europe a besoin d’un gouvernement et d’une constitution. Le nouveau Traité offre aux fédéralistes des niches pour contraindre les forces politiques à s’engager dans la construction d’un gouvernement fédéral européen. Cependant, le Traité ne permettra pas de dépasser les goulots d’étranglement liés au droit de veto. C’est pourquoi la construction d’une fédération au sein de la confédération deviendra peu ou prou nécessaire et inévitable. La Constitution doit être faite avec ceux qui le veulent. La bataille pour une constitution et un gouvernement fédéral européen permettra aux fédéralistes de revendiquer un nouvel ordre mondial, fondé sur le dépassement progressif de la souveraineté nationale. C’est sur le front de la création d’un gouvernement européen, en tant qu’embryon de gouvernement mondial que les fédéralistes pourront montrer avec le plus de force et de clarté les contenus révolutionnaires du projet fédéraliste pour l’Europe et pour le monde.