Colombie : un pays à la dérive

, par Luis Guillermo Pérez Casas

Le 28 avril 2021, alors que le gouvernement du président Ivan Duque entamait la troisième réforme fiscale de son mandat, un soulèvement populaire inédit dans l’histoire du pays a éclaté en Colombie. Des millions de personnes ont envahi les rues dans plus de 700 municipalités à travers le territoire pour exprimer leur mécontentement face à un gouvernement d’extrême-droite dont la cote de popularité est tombée à 18% et qui a privilégié la répression plutôt que le dialogue.

La Colombie est une république de 50 millions d’habitants, elle a obtenu son indépendance de l’empire espagnol en 1819. Son littoral s’étend aussi bien sur l’océan Atlantique (mer des Caraïbes) que sur le Pacifique. La cordillère des Andes se divise en trois branches qui traversent le pays jusqu’à la frontière avec le Venezuela ; d’immenses plaines et jungles amazoniennes sont partagées avec l’Équateur, le Pérou ou le Brésil. La Colombie est le deuxième pays le plus riche au monde en biodiversité, elle possède les ressources en eau potable les plus abondantes de la planète et par ses dimensions est presque deux fois plus grande que la France.
La Colombie est un pays multiethnique et multiculturel, il a d’ailleurs été reconnu comme tel dans la Constitution politique de 1991 qui dispose que le mandat d’un État de droit social est d’assurer l’inclusion politique, sociale, économique et ethnique de sa population. La Constitution stipule également que la paix est un droit et une obligation sociale et inclue plus de cent articles consacrés aux droits humains. Le pays compte 106 peuples indigènes qui parlent plus de 60 langues différentes, 10% de sa population est d’ascendance africaine et la plupart est métisse.

Néanmoins, la pandémie a déjà coûté la vie à presque 100 000 Colombiens, le pays compte des millions de personnes infectées et le plan de vaccination durera encore plusieurs années. De plus, en plein milieu de cette crise sanitaire sans précédents, le gouvernement a réalisé l’une des plus fortes dépenses militaires du monde, proportionnellement à sa population et à ses recettes. Ce sont 9 200 millions de dollars [1] alloués à la défense qui auraient pu être destinés à aider plus d’un million de PME, qui constituent la principale source de travail du pays et donc des millions d’emplois qui auraient pu être sauvés.
Le gouvernement n’a pas gelé les emprunts hypothécaires, les loyers, ou les factures des services publics, il n’a pas non plus empêché les expulsions des familles qui n’avaient plus les moyens de payer leur loyer ou de rembourser leur emprunt. L’exécutif s’est également refusé à garantir un revenu de base à des millions de familles qui par la demande, auraient pu réactiver la production. L’enseignement à distance est devenu obligatoire pour des millions d’étudiants, que ce soit dans les zones rurales ou dans les villes, sans toutefois leur fournir d’ordinateurs ni l’internet. Cependant, le gouvernement a bien destiné des fonds extraordinaires pour venir à la rescousse des plus grands groupes industriels [2] , ainsi que d’un système financier qui a engrangé 15 milliards de dollars de bénéfices en 2020 [3] .
La Colombie est l’un des pays les plus inégalitaires au monde. Nous avons également l’un des pires indicateurs de la région en matière socio-économique : d’après le dernier rapport sur l’indice de développement régional pour l’Amérique latine de 2020, notre pays compte les chiffres les plus bas en distribution de son développement régional interne, ce qui entraîne des conséquences inéluctables, telles que la chute de 6,8% du PIB pour la même année [4] . D’après le Département administratif national des statistiques (DANE), le nombre de personnes vivant dans la pauvreté extrême et modérée, ainsi que celles qui sont sur le point d’y tomber, représentent au total 72,9% de la population. Ce sont 35 millions d’individus qui se retrouvent dans cette condition : leur revenu mensuel est en moyenne de 195 dollars et donc, inférieur au salaire minimum.
Le DANE précise qu’il existe actuellement 42,5% de pauvreté monétaire, que l’indice de pauvreté des femmes chefs de famille est supérieur à celui des hommes et atteint ainsi 46,7%, que 3,6 millions de personnes viennent gonfler les statistiques de pauvreté alors que le taux de pauvreté extrême s’est élevé à 15,1%, c’est-à-dire une augmentation de 5,5 points par rapport à 2019. Autre chiffre alarmant, 179 174 foyers ne mangent qu’un repas par jour [5] . Il convient de préciser que la Colombie est un pays à vocation agricole, néanmoins elle importe chaque année 14 millions de tonnes d’aliments et les terres les plus fertiles sont entre les mains de 1% de propriétaires terriens qui les allouent à l’élevage intensif et aux monocultures pour l’exportation.
De surcroît, les réformes fiscales promues par Ivan Duque pour renflouer les caisses de l’État, ciblent les classes moyennes et populaires, alors que les plus riches se voient favorisés par des exonérations fiscales, menant inexorablement à un sous-financement progressif de l’État.
En outre, la dette extérieure qui s’élève à 51,8% du PIB est principalement destinée à la dépense : en d’autres mots, le pays s’endette mais ce n’est pas pour investir ni créer de la valeur ou un développement économique durable et une capitalisation du patrimoine propre qui mènerait à davantage d’autonomie financière, ou tout du moins, qui permettrait une stabilisation de l’économie. Le gouvernement ne manifeste d’ailleurs aucune volonté de renégocier la dette malgré les effets provoqués par la pandémie.
Pourtant, la Colombie est un pays riche mais qui a été appauvri par les élites qui le dirigent depuis plus de deux siècles ; générant d’interminables guerres civiles et des soulèvements armés qui n’ont pas cessé malgré l’accord de paix signé le 26 septembre 2016 entre l’État et l’une des guérillas les plus anciennes du monde, FARC-EP ou Forces armées révolutionnaires de Colombie. L’accord a mené à la démobilisation des FARC et leur a également assuré une représentation de dix parlementaires (moins de 5%) au sein du Congrès de la République pour un mandat de huit ans. Néanmoins, l’extrême-droite n’a pas arrêté de délégitimer l’accord de paix en affirmant que « le pays allait tomber entre les mains des terroristes », que l’accord comprenait une dimension du genre, qu’il visait à protéger le droit des femmes et des minorités sexuelles : de cette manière elle s’est assurée que de nombreux secteurs religieux, évangéliques comme catholiques, s’y opposent.

Le gouvernement actuel a débuté son mandat le 7 août 2018, pour une période de 4 ans comme le prévoit la Constitution et ce, sous l’impulsion de l’ex-président Alvaro Uribe Velez qui a gouverné le pays de 2002 à 2010 et qui, dans la pratique, est celui qui dirige actuellement le gouvernement national et les forces armées. La campagne électorale de son parti s’est focalisée sur sa volonté de réduire l’accord de paix à néant et c’est d’ailleurs ce que l’exécutif s’évertue à faire depuis, en dépit du soutien dont jouit l’accord auprès de la communauté internationale. Le Conseil de sécurité de l’ONU a d’ailleurs établi une mission de vérification dont le mandat a été renouvelé le 12 mai 2021.
L’administration d’Ivan Duque ainsi que son parti, ont participé à la réalisation de montages contre des dirigeants des anciennes guérillas, ayant pour conséquence une augmentation de la dissidence. Ils se sont également employés à attaquer la Juridiction spéciale pour la paix, établie dans l’accord de paix pour que les anciens guérilleros, les agents de l’État et les acteurs privés ayant commis ou encouragé des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre puissent recevoir des peines alternatives à la prison s’ils s’engagent à faire connaître la vérité, à la réparation et à la garantie de non-récidive. Le gouvernement ne fait pas non plus la différence entre ceux qui ont décidé de reprendre les armes et ceux qui continuent dans la lutte politique et démocratique, mettant ainsi leur vie en péril. Depuis l’accord, 275 de ses signataires ont par ailleurs été assassinés : il s’agit d’une extermination systématique sans fin. En même temps et malgré les décisions judiciaires, le gouvernement a décidé de violer l’accord concernant la substitution volontaire de cultures illicites, pour se concentrer sur la répression des communautés indigènes, afro-américaines et paysannes [6] .
Par ailleurs, depuis la signature de l’accord de paix, 1 180 dirigeants sociaux et défenseurs des droits humains ont également été victimes de meurtre. En 2020, 78 personnes ont été assassinées par des agents de l’État lors de manifestations et de marches de protestation.
En 2021, depuis le début de la grève nationale, plus de 70 manifestants ont été assassinés, on compte plus de 350 personnes portées disparues, de 70 jeunes éborgnés à la suite de tirs orientés vers leur visage avec des armes non conventionnelles utilisées par les forces de police. On dénombre également des centaines de blessés par balle, de personnes ruées de coups et des dizaines de personnes torturées. En outre, des milliers de manifestants ont fait l’objet de détentions arbitraires, auxquelles on doit ajouter des dizaines de victimes d’agression sexuelle ainsi que plus d’une centaine d’attaques visant des défenseurs des droits humains et des journalistes [7] . Des bâtiments publics ont également été incendiés sans que les autorités ne soient intervenues pour l’empêcher.

Le gouvernement a choisi la voie de la militarisation et a préféré ralentir délibérément le dialogue avec les représentants de la grève nationale, pour n’aboutir à aucune négociation. Le 28 mai 2021, les autorités ont d’ailleurs promulgué le décret 575 qui leur permet de soumettre les administrations régionales, élues démocratiquement, à une militarisation et à un recours à la violence comme toute réponse au conflit social.
La stratégie du gouvernement, de son parti et des médias qu’ils contrôlent, est d’affirmer que la situation actuelle n’est que le résultat d’un complot du Venezuela, du « castrochavisme », du principal chef de l’opposition, du communisme international, du terrorisme, du trafic de drogues et que les actes de vandalisme et les manifestations font en réalité partie d’une stratégie qu’ils appellent « La révolution moléculaire dissipée » [8] : théorie présentée devant les forces de l’ordre par un néonazi, disciple de Pinochet, invité comme professeur par l’École supérieure de guerre. Dès lors, il devient évident que leurs méthodes de manipulation s’épuisent, qu’ils refusent de comprendre la réalité actuelle et que celle-ci est en train de leur exploser à la figure.
Le gouvernement développe la stratégie de la terreur : ils ont recours au paramilitarisme dans les villages et dans les villes pour que des civils armés massacrent les protestataires, ils utilisent la manipulation des médias pour imposer leur discours officiel et criminaliser la protestation. Cependant, malgré leurs efforts, ils n’ont pas réussi à dissuader les manifestants, bien au contraire : la répression ne fait qu’accroître la mobilisation sociale. En effet, un peuple qui n’a plus rien à perdre n’hésite pas à descendre dans les rues pour se faire entendre, pour que se produisent les changements structurels nécessaires à ce que l’État change de cap. La communauté internationale doit se solidariser avec le peuple colombien et demander l’ouverture d’une enquête auprès du Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale. Par ailleurs, une enquête préliminaire est en cours à la CPI depuis 2005 : il est incontestable que l’ouverture d’une enquête qui permettrait de déterminer les responsables de crimes contre l’humanité, par action ou omission, serait susceptible d’éviter davantage de bains de sang et l’éclatement d’une nouvelle guerre civile.
La communauté internationale se doit également d’accompagner et d’appuyer la réclamation d’un pacte social où les majorités seraient entendues. Un appel à respecter le calendrier électoral doit également être lancé étant donné que nous sommes à la veille de nouvelles élections. En effet, en mars et avril 2022 un nouveau pouvoir législatif et un nouveau gouvernement doivent être élus, il convient donc de s’assurer que la population puisse exercer ses droits politiques. En définitive, la seule issue à cette crise réside dans le dialogue, la négociation et la défense de la démocratie.