Paul Arrighi a magistralement soutenu sa thèse de doctorat sur la biographie attachante de Silvio Trentin, personnalité universitaire vénitienne qui préféra quitter l’Italie pour la Gascogne, en 1926, que de se conformer dans son pays aux codes de bonne conduite du régime de Mussolini. Comme l’indique très bien la notice publiée au verso du livre qu’il vient de consacrer à Silvio Trentin, celui-ci « était de ces êtres qui savent relier la pensée et l’action (…) Juriste, homme politique, combattant, Européen, il fut tout cela à la fois ». Il s’établit notamment à Toulouse où il exerça le métier de libraire et vécut de près le déroulement de la guerre civile qui ensanglanta l’Espagne voisine, du 1er juillet 1936 au 1er avril 1939. C’est à Toulouse également que la Deuxième Guerre mondiale est venue le surprendre, suivie de l’invasion de la France par les armées de Hitler, de l’armistice entré en vigueur le 25 juin 1940, de la création de la Zone sud puis de « l’Etat français », du recours au Maréchal Pétain assumant les fonctions de chef de cet Etat à Vichy, de l’occupation de la Zone sud par les forces allemandes et italiennes, après le débarquement angloaméricain en Afrique du nord, le 8 novembre 1942. Silvio Trentin créa dans la Ville rose, l’un des mouvements de résistance qui se fixa pour but « la reconquête de la liberté dans le sud de la France », avant de revenir en Italie où il mena son dernier combat. Arrêté par les milices en novembre, il fut rapidement libéré en raison de son mauvais état de santé. Hospitalisé, il décéda le 12 mars 1944, près de Trévise, à l’âge de 59 ans. Il avait quitté la France en avril 1943. Il vécut ainsi dans son pays d’origine les dernières heures du fascisme : arrestation de Mussolini, le 25 juillet 1943, libération du Duce, le 12 Septembre, par le capitaine S.S. Skorzeny, à la tête d’un commando, fondation par Mussolini d’une « République sociale », sur les bords du lac de Garde, déclaration de guerre du gouvernement royal italien (réfugié à Brindisi) au IIIe Reich, etc… Trentin disparut, cependant, avant « l’exécution » sommaire de Benito Mussolini et de sa maîtresse Clara Petacci, dont les corps furent exposés, le 29 avril 1944 à Milan, Piazza Loretto.
Comme l’écrit Rémy Pech, Professeur des Universités, Chaire Jean Monnet, dans la préface de ce maître ouvrage : « Paul Arrighi, avec toute la rigueur de l’historien accompli retrace cet éclatant destin et analyse avec finesse la pensée d’un homme qui ne cessa de mûrir au feu d’une actualité tragique, pour évoluer du libéralisme démocratique vers des positions libertaires exemptes de tout sectarisme. Cela suffisait à motiver l’intérêt pour cette haute figure, honorée à Toulouse mais dont la force et la liberté des engagements sont parfois méconnues ». Ce qui est -hélas !- l’évidence même.
Silvio Trentin « pétri des leçons de l’humanisme et influencé par l’idéalisme philosophique de Kant et de Benedetto Croce », ainsi que le définit son biographe, devint député de Venise en février 1919, sous la bannière d’un parti de centre-gauche (« la Démocratie sociale ») et le resta jusqu’en novembre 1920. C’est aussi, au début des années 1920 qu’il participa à des manifestations politiques majeures au cours desquelles il rencontra d’éminentes personnalités italiennes, telles que le Comte Sforza, Francesco Nitti, Benedetto Croce, Luigi Einaudi, Giovani Amendola, Ivanoe Bonomi, toutes opposées à Mussolini.
Quand la dégradation du climat politique italien lui devint insupportable, après l’instauration de la dictature du « premier Ministre d’Italie et guide du fascisme » en 1925, Silvio Trentin décida de quitter son pays. Il s’établit avec sa famille dans le Gers. Paul Arrighi dépeint attentivement ce que fut la vie de l’exilé toujours passionné par le combat politique, à Pavie, Auch et Toulouse, dans le double contexte de la Ligue des droits de l’homme et de la communauté que formaient les Italiens dans le Midi pyrénéen.
« Silvio Trentin », observe Paul Arrighi, « fut passionné par les débats très riches qui eurent lieu à partir de 1932 dans la revue Quaderni di Giustizia e Libertà (Cahiers justice et liberté), qui obtinrent des contributions prestigieuses parmi lesquelles celles d’Aldo Garosci, qu’il m’a été donné de personnellement bien connaître, dans les instances de l’Union européenne des fédéralistes (U.E.F.) et du Movimento Federalista Europeo (M.F.E.) au sein desquels il s’associa au combat d’Altiero Spinelli pour la Fédération européenne. Mais, Arrighi nous apprend aussi qu’en 1932 les thèmes choisis par Giustizia e Libertà étaient ceux de « la décentralisation et du fédéralisme ainsi que l’appréciation qu’il convenait de porter sur la nature et la fonction du Risorgimento dans l’histoire italienne… »
En 1934, Trentin anima à Toulouse une librairie devenue, 46, rue du Languedoc, un foyer culturel d’avant-garde : « une oasis d’italianité » au coeur « d’un environnement occitan ». La guerre civile espagnole survenant fut ensuite, évidemment, une grande cause d’agitation. Trentin se rendit en Catalogne à diverses reprises. Ses activités engagées le désignèrent à l’attention de la Sûreté française et des agents du Consulat général d’Italie. Pour lui, encore, l’entrée en guerre de l’Italie contre une France déjà à genoux, à la suite des offensives victorieuses de la Wehrmacht, puis de l’armistice qui suivit, furent des évènements durement ressentis. De fait, Trentin s’impliquera personnellement dans la constitution d’un mouvement de résistance -Libérer et Fédérerdont Paul Arrighi retrace le parcours. Je le cite : « Dans l’article n°I, intitulé « notre programme d’action, au point 5 (g), des propositions pour une « Organisation de l’ordre fédéraliste ».
Cette organisation comprend : « une élection directe par les travailleurs des deux sexes […] de conseils d’entreprises […] et par les agriculteurs des conseils de paysans. Ces Conseils sont fédérés par branches d’activité puis sur le plan communal, départemental, régional et national, en liaison avec une représentation du peuple établie sur la base du suffrage local ». De plus, (…) cette organisation « conseilliste », qui fait à la fois des emprunts aux idées de Pierre-Joseph Proudhon et de Rosa Luxembourg, ne se borne pas à prôner ce que Noberto Bobbio va définir comme « un fédéralisme interne » mais débouche sur une volonté de réaliser les Etats-Unis d’Europe. En effet, « le gouvernement révolutionnaire devra enfin préparer, en collaboration avec le gouvernement des autres pays libérés du nazisme les bases d’une fédération européenne fondée sur la liberté, la paix et la démocratie ». Silvio Trentin fut donc, en matière de fédéralisme, « un éveilleur de conscience », « un maître à penser respecté pour la fermeté de ses convictions » et « un inspirateur » de programme qui ne fut sans doute pas sans influencer le mouvement « Communità » créé après la guerre par Adriano Olivetti, en Italie.
Paul Arrighi cite -en particulier dans les pages 330, 331, 332 de son livre- des textes attribués à Silvio Trentin qui ne laissent aucun doute sur son orientation fédéraliste, par opposition à « la démocratie centraliste jacobine », et plus encore au « centralisme démocratique des Soviets ».
On comprend pourquoi, dès lors, le départ de Trentin pour l’Italie, en août 1943, « laissa orphelin un mouvement auquel les circonstances n’avaient pas permis de développer et de structurer suffisamment la formation doctrinale de ses militants ». Trentin, « lorsqu’il avait quitté l’Italie en 1926, était un libéral radical, alors que, désormais, le militant éprouvé par une vie entière de combats, s’est forgé une doctrine promouvant une double révolution fédéraliste et socialiste ».
Paul Arrighi consacre les trois derniers chapitres de son livre, d’une part à cette « évolution philosophique et culturelle de Silvio Trentin », d’autre part, aux « analyses de la crise du libéralisme et du fascisme qu’il dénonce comme « totalitaire », enfin au « fédéralisme » (« réflexions », « perspectives ») ».
L’évolution philosophique et culturelle mérite une attention particulière qu’il s’agisse de la relation de Trentin avec la francmaçonnerie, de ses livres (dix-neuf ouvrages, dont La crise du droit et de l’Etat, où se dessine l’inspiration libertaire). Paul Arrighi souligne aussi « l’influence que la pensée de Pierre- Joseph Proudhon a eu sur Silvio Trentin ». Cette influence est qualifiée de « décisive et revendiquée comme telle par celui-ci », même s’il en a critiqué certaines thèses et contradictions. On lira aussi, avec profit, les propos sur « l’influence de Gurvitch dans la connaissance de Proudhon », sur la « théorie du fédéralisme à deux versants » (externe et interne).
Le rôle des « européistes italiens pour les Etats-Unis d’Europe » est, par ailleurs, largement mentionné, afin de « replacer la pensée de Silvio Trentin dans son contexte politique », avec Carlo Cattaneo, Luigi Einaudi, Francesco Saverio Nitti, Carlo Sforza. Mais surtout, Paul Arrighi éclaire notre propre parcours quand il écrit que « Silvio Trentin a lu et a été influencé par certains non-conformistes, dont Bertrand de Jouvenel (…) et d’autres intellectuels contestataires tels Robert Aron et Arnaud Dandieu, fondateurs de la revue L’Ordre nouveau, qui fut publiée de 1933 à 1938. Une seule remarque, au passage, pourquoi le nom d’Alexandre Marc n’est-il pas mentionné, à propos de L’Ordre nouveau, alors que ceux des auteurs du Cancer américain le sont à trois reprises ?
Autre éclairage qui retient également notre attention, bien naturellement : le fait que Silvio Trentin « fut destinataire du Manifesto de Ventotene, rédigé au « confino » par Altiero Spinelli, Ernesto Rossi et Eugenio Colorni », confirmant le rôle joué par Ursula Hirschmann et les militants de Giustizia e Libertà ainsi -autre donnée majeure- qu’une filière clandestine du Suisse René Bertholet, lié au directeur de l’O.S.S. Allen Dulles vivant à Berne de 1942 à 1945 ». Ainsi, « ce fut Silvio Trentin qui le porta à la connaissance de la Résistance française ».
Nombre d’interrogations me sont venues à l’esprit, ayant à peine terminé ma lecture de l’ouvrage de Paul Arrighi. Celui-ci évoque, par exemple, « la tentative de création du Mouvement national révolutionnaire (M.N.R.) après l’effondrement de juin 1940 ». Or, à ma connaissance, le M.N.R. n’a pas fait seulement l’objet d’une « tentative », mais a bel et bien existé comme mouvement de Résistance. S’il s’agit du même groupe que celui dont j’évoque le souvenir, il a donné naissance, au sortir de l’occupation allemande et de la guerre aux Cercles socialistes et fédéralistes (Pour une République moderne et/ou Pour les Etats- Unis d’Europe).
Autre exemple, quand Paul Arrighi évoque Robert Aron qui fut l’un des dirigeants de la revue La République moderne, mais se retrouve avec deux prestigieux anciens de L’Ordre nouveau, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, dans le mouvement La Fédération, Alexandre Marc et Denis de Rougemont. Or, ces groupements se référaient au « fédéralisme interne ».
Enfin, je relève, par ailleurs, le nom de Gaston Riou, auteur de Europe ma patrie (1928) et de S’unir ou mourir (1929). Cet Ardéchois européiste « fédéralisant » du temps de Briand refit, en effet, surface après la Deuxième Guerre mondiale, au sein de l’Union française des fédéralistes aux côtés des deux mouvements fédéralistes précités qui se revendiquaient du fédéralisme interne, mais il appartenait personnellement, à la tradition radicale et s’intéressait essentiellement au « versant externe » du fédéralisme, revendiquant la paternité d’Hamilton. La période de l’immédiat après-guerre fut, il est vrai, propice à de vastes brassages intellectuels. C’était une époque où on affectionnait l’usage du mot « révolutionnaire », où l’idée de « plan » connaissait une grande vogue, où les projets de réformes d’entreprises étaient multiples (en France, depuis le « salaire proportionnel » d’Eugène Schueller jusqu’aux expériences d’entreprises communautaires de Marcel Barbu, anticipant sur l’autogestion yougoslave). Mais, j’en termine avec ce qui pourrait apparaître comme autant de réflexions « digressives ». L’essentiel est ailleurs : il est dans la qualité du travail de Paul Arrighi qui, non seulement, comble une lacune historique mais, peut être apprécié, entre autres qualités, comme une contribution d’un intérêt exceptionnel à l’illustration et l’appréciation de la pensée fédéraliste contemporaine.
Jean-Pierre GOUZY Vice-Président de la Maison de l’Europe - Paris