Paul ARRIGHI - Silvio Trentin, un Européen en résistance. 1919-1943

, par Jean-Pierre Gouzy

Paul Arrighi a magistralement soutenu sa thèse de doctorat sur
la biographie attachante de Silvio Trentin, personnalité
universitaire vénitienne qui préféra quitter l’Italie pour la
Gascogne, en 1926, que de se conformer dans son pays aux
codes de bonne conduite du régime de Mussolini. Comme
l’indique très bien la notice publiée au verso du livre qu’il vient de
consacrer à Silvio Trentin, celui-ci « était de ces êtres qui savent
relier la pensée et l’action (…) Juriste, homme politique,
combattant, Européen, il fut tout cela à la fois ». Il s’établit
notamment à Toulouse où il exerça le métier de libraire et vécut
de près le déroulement de la guerre civile qui ensanglanta
l’Espagne voisine, du 1er juillet 1936 au 1er avril 1939. C’est à
Toulouse également que la Deuxième Guerre mondiale est
venue le surprendre, suivie de l’invasion de la France par les
armées de Hitler, de l’armistice entré en vigueur le 25 juin 1940,
de la création de la Zone sud puis de « l’Etat français », du
recours au Maréchal Pétain assumant les fonctions de chef de
cet Etat à Vichy, de l’occupation de la Zone sud par les forces
allemandes et italiennes, après le débarquement angloaméricain
en Afrique du nord, le 8 novembre 1942. Silvio Trentin
créa dans la Ville rose, l’un des mouvements de résistance qui
se fixa pour but « la reconquête de la liberté dans le sud de la
France », avant de revenir en Italie où il mena son dernier
combat. Arrêté par les milices en novembre, il fut rapidement
libéré en raison de son mauvais état de santé. Hospitalisé, il
décéda le 12 mars 1944, près de Trévise, à l’âge de 59 ans. Il
avait quitté la France en avril 1943. Il vécut ainsi dans son pays
d’origine les dernières heures du fascisme : arrestation de
Mussolini, le 25 juillet 1943, libération du Duce, le 12 Septembre,
par le capitaine S.S. Skorzeny, à la tête d’un commando,
fondation par Mussolini d’une « République sociale », sur les
bords du lac de Garde, déclaration de guerre du gouvernement
royal italien (réfugié à Brindisi) au IIIe Reich, etc… Trentin
disparut, cependant, avant « l’exécution » sommaire de Benito
Mussolini et de sa maîtresse Clara Petacci, dont les corps furent
exposés, le 29 avril 1944 à Milan, Piazza Loretto.

Comme l’écrit Rémy Pech, Professeur des Universités, Chaire
Jean Monnet, dans la préface de ce maître ouvrage : « Paul
Arrighi, avec toute la rigueur de l’historien accompli retrace cet
éclatant destin et analyse avec finesse la pensée d’un homme
qui ne cessa de mûrir au feu d’une actualité tragique, pour
évoluer du libéralisme démocratique vers des positions
libertaires exemptes de tout sectarisme. Cela suffisait à motiver
l’intérêt pour cette haute figure, honorée à Toulouse mais dont la
force et la liberté des engagements sont parfois méconnues ».
Ce qui est -hélas !- l’évidence même.

Silvio Trentin « pétri des leçons de l’humanisme et influencé par
l’idéalisme philosophique de Kant et de Benedetto Croce », ainsi
que le définit son biographe, devint député de Venise en février
1919, sous la bannière d’un parti de centre-gauche (« la
Démocratie sociale ») et le resta jusqu’en novembre 1920. C’est
aussi, au début des années 1920 qu’il participa à des
manifestations politiques majeures au cours desquelles il
rencontra d’éminentes personnalités italiennes, telles que le
Comte Sforza, Francesco Nitti, Benedetto Croce, Luigi Einaudi,
Giovani Amendola, Ivanoe Bonomi, toutes opposées à Mussolini.

Quand la dégradation du climat politique italien lui devint
insupportable, après l’instauration de la dictature du « premier
Ministre d’Italie et guide du fascisme » en 1925, Silvio Trentin
décida de quitter son pays. Il s’établit avec sa famille dans le
Gers. Paul Arrighi dépeint attentivement ce que fut la vie de
l’exilé toujours passionné par le combat politique, à Pavie, Auch
et Toulouse, dans le double contexte de la Ligue des droits de
l’homme et de la communauté que formaient les Italiens dans le
Midi pyrénéen.

« Silvio Trentin », observe Paul Arrighi, « fut passionné par les
débats très riches qui eurent lieu à partir de 1932 dans la revue
Quaderni di Giustizia e Libertà (Cahiers justice et liberté), qui
obtinrent des contributions prestigieuses parmi lesquelles celles
d’Aldo Garosci, qu’il m’a été donné de personnellement bien
connaître, dans les instances de l’Union européenne des
fédéralistes (U.E.F.) et du Movimento Federalista Europeo
(M.F.E.) au sein desquels il s’associa au combat d’Altiero Spinelli
pour la Fédération européenne. Mais, Arrighi nous apprend aussi
qu’en 1932 les thèmes choisis par Giustizia e Libertà étaient
ceux de « la décentralisation et du fédéralisme ainsi que
l’appréciation qu’il convenait de porter sur la nature et la fonction
du Risorgimento dans l’histoire italienne… »

En 1934, Trentin anima à Toulouse une librairie devenue, 46, rue
du Languedoc, un foyer culturel d’avant-garde : « une oasis
d’italianité » au coeur « d’un environnement occitan ». La guerre
civile espagnole survenant fut ensuite, évidemment, une grande
cause d’agitation. Trentin se rendit en Catalogne à diverses
reprises. Ses activités engagées le désignèrent à l’attention de la
Sûreté française et des agents du Consulat général d’Italie. Pour
lui, encore, l’entrée en guerre de l’Italie contre une France déjà à
genoux, à la suite des offensives victorieuses de la Wehrmacht,
puis de l’armistice qui suivit, furent des évènements durement
ressentis. De fait, Trentin s’impliquera personnellement dans la
constitution d’un mouvement de résistance -Libérer et Fédérerdont
Paul Arrighi retrace le parcours. Je le cite : « Dans l’article
n°I, intitulé « notre programme d’action, au point 5 (g), des
propositions pour une « Organisation de l’ordre fédéraliste ».

Cette organisation comprend : « une élection directe par les
travailleurs des deux sexes […] de conseils d’entreprises […] et
par les agriculteurs des conseils de paysans. Ces Conseils sont
fédérés par branches d’activité puis sur le plan communal,
départemental, régional et national, en liaison avec une
représentation du peuple établie sur la base du suffrage local ».
De plus, (…) cette organisation « conseilliste », qui fait à la fois
des emprunts aux idées de Pierre-Joseph Proudhon et de Rosa
Luxembourg, ne se borne pas à prôner ce que Noberto Bobbio
va définir comme « un fédéralisme interne » mais débouche sur
une volonté de réaliser les Etats-Unis d’Europe. En effet, « le
gouvernement révolutionnaire devra enfin préparer, en
collaboration avec le gouvernement des autres pays libérés du
nazisme les bases d’une fédération européenne fondée sur la
liberté, la paix et la démocratie ». Silvio Trentin fut donc, en
matière de fédéralisme, « un éveilleur de conscience », « un
maître à penser respecté pour la fermeté de ses convictions » et
« un inspirateur » de programme qui ne fut sans doute pas sans
influencer le mouvement « Communità » créé après la guerre
par Adriano Olivetti, en Italie.

Paul Arrighi cite -en particulier dans les pages 330, 331, 332 de
son livre- des textes attribués à Silvio Trentin qui ne laissent
aucun doute sur son orientation fédéraliste, par opposition à « la
démocratie centraliste jacobine », et plus encore au
« centralisme démocratique des Soviets ».

On comprend pourquoi, dès lors, le départ de Trentin pour
l’Italie, en août 1943, « laissa orphelin un mouvement auquel les
circonstances n’avaient pas permis de développer et de
structurer suffisamment la formation doctrinale de ses militants ».
Trentin, « lorsqu’il avait quitté l’Italie en 1926, était un libéral
radical, alors que, désormais, le militant éprouvé par une vie
entière de combats, s’est forgé une doctrine promouvant une
double révolution fédéraliste et socialiste ».

Paul Arrighi consacre les trois derniers chapitres de son livre,
d’une part à cette « évolution philosophique et culturelle de Silvio
Trentin », d’autre part, aux « analyses de la crise du libéralisme
et du fascisme qu’il dénonce comme « totalitaire », enfin au
« fédéralisme » (« réflexions », « perspectives ») ».

L’évolution philosophique et culturelle mérite une attention
particulière qu’il s’agisse de la relation de Trentin avec la francmaçonnerie,
de ses livres (dix-neuf ouvrages, dont La crise du
droit et de l’Etat, où se dessine l’inspiration libertaire).
Paul Arrighi souligne aussi « l’influence que la pensée de Pierre-
Joseph Proudhon a eu sur Silvio Trentin ». Cette influence est
qualifiée de « décisive et revendiquée comme telle par celui-ci »,
même s’il en a critiqué certaines thèses et contradictions.
On lira aussi, avec profit, les propos sur « l’influence de Gurvitch
dans la connaissance de Proudhon », sur la « théorie du
fédéralisme à deux versants » (externe et interne).

Le rôle des « européistes italiens pour les Etats-Unis d’Europe »
est, par ailleurs, largement mentionné, afin de « replacer la
pensée de Silvio Trentin dans son contexte politique », avec
Carlo Cattaneo, Luigi Einaudi, Francesco Saverio Nitti, Carlo
Sforza. Mais surtout, Paul Arrighi éclaire notre propre parcours
quand il écrit que « Silvio Trentin a lu et a été influencé par
certains non-conformistes, dont Bertrand de Jouvenel (…) et
d’autres intellectuels contestataires tels Robert Aron et Arnaud
Dandieu, fondateurs de la revue L’Ordre nouveau, qui fut publiée
de 1933 à 1938. Une seule remarque, au passage, pourquoi le
nom d’Alexandre Marc n’est-il pas mentionné, à propos de
L’Ordre nouveau, alors que ceux des auteurs du Cancer
américain le sont à trois reprises ?

Autre éclairage qui retient également notre attention, bien
naturellement : le fait que Silvio Trentin « fut destinataire du
Manifesto de Ventotene, rédigé au « confino » par Altiero
Spinelli, Ernesto Rossi et Eugenio Colorni », confirmant le rôle
joué par Ursula Hirschmann et les militants de Giustizia e Libertà
ainsi -autre donnée majeure- qu’une filière clandestine du Suisse
René Bertholet, lié au directeur de l’O.S.S. Allen Dulles vivant à
Berne de 1942 à 1945 ». Ainsi, « ce fut Silvio Trentin qui le porta
à la connaissance de la Résistance française ».

Nombre d’interrogations me sont venues à l’esprit, ayant à peine
terminé ma lecture de l’ouvrage de Paul Arrighi. Celui-ci évoque,
par exemple, « la tentative de création du Mouvement national
révolutionnaire (M.N.R.) après l’effondrement de juin 1940 ». Or,
à ma connaissance, le M.N.R. n’a pas fait seulement l’objet
d’une « tentative », mais a bel et bien existé comme mouvement
de Résistance. S’il s’agit du même groupe que celui dont
j’évoque le souvenir, il a donné naissance, au sortir de
l’occupation allemande et de la guerre aux Cercles socialistes et
fédéralistes (Pour une République moderne et/ou Pour les Etats-
Unis d’Europe).

Autre exemple, quand Paul Arrighi évoque Robert Aron qui fut
l’un des dirigeants de la revue La République moderne, mais se
retrouve avec deux prestigieux anciens de L’Ordre nouveau, à la
fin de la Deuxième Guerre mondiale, dans le mouvement La
Fédération, Alexandre Marc et Denis de Rougemont. Or, ces
groupements se référaient au « fédéralisme interne ».

Enfin, je relève, par ailleurs, le nom de Gaston Riou, auteur de
Europe ma patrie (1928) et de S’unir ou mourir (1929). Cet
Ardéchois européiste « fédéralisant » du temps de Briand refit,
en effet, surface après la Deuxième Guerre mondiale, au sein de
l’Union française des fédéralistes aux côtés des deux
mouvements fédéralistes précités qui se revendiquaient du
fédéralisme interne, mais il appartenait personnellement, à la
tradition radicale et s’intéressait essentiellement au « versant
externe » du fédéralisme, revendiquant la paternité d’Hamilton.
La période de l’immédiat après-guerre fut, il est vrai, propice à de
vastes brassages intellectuels. C’était une époque où on
affectionnait l’usage du mot « révolutionnaire », où l’idée de
« plan » connaissait une grande vogue, où les projets de
réformes d’entreprises étaient multiples (en France, depuis le
« salaire proportionnel » d’Eugène Schueller jusqu’aux
expériences d’entreprises communautaires de Marcel Barbu,
anticipant sur l’autogestion yougoslave). Mais, j’en termine avec
ce qui pourrait apparaître comme autant de réflexions
« digressives ». L’essentiel est ailleurs : il est dans la qualité du
travail de Paul Arrighi qui, non seulement, comble une lacune
historique mais, peut être apprécié, entre autres qualités, comme
une contribution d’un intérêt exceptionnel à l’illustration et
l’appréciation de la pensée fédéraliste contemporaine.

Jean-Pierre GOUZY
Vice-Président de la Maison de l’Europe - Paris

P.-S.

Paul ARRIGHI - Silvio Trentin, un
Européen en résistance. 1919-1943, éd.
Nouvelles éditions Loubatières, Portetsur-
Garonne, 2007, pp. 431