Les premiers projets de Constitution européenne datent de la seconde guerre mondiale et sont notamment liés aux milieux de la Résistance [1]. Parmi les documents élaborés au cours de ces années, les plus complets du point de vue constitutionnel sont le Progetto di costituzione federale europea e interna, élaboré entre l’automne 1942 et le 8 septembre 1943 par Duccio Galimberti et Antonino Repaci [2] ; le Projet d’une constitution fédérale pour l’Europe, formulé entre 1943 et 1944 par la commission juridique de la Conférence paneuropéenne [3] ; le Rough Draft of a Proposed Constitution for a Federation of Western Europe de W. Ivor Jennings [4] ; la Draft Constitution for the United States of Europe, rédigée entre 1941 et 1942 par le Comité constitutionnel de l’Europa Union Schweitz [5] ; enfin, le Schema di Costituzione dell’Unione federale europea rédigé par Mario Alberto Rollier en 1944 [6].
Ils furent accueillis avec indifférence, tels des envolées poétiques incitant au sourire, ou de simples exercices de style d’utopistes de l’époque contemporaine.
Le nouveau conflit mondial provoqua toutefois une diffusion capillaire des idéaux unitaires : organisations et mouvements en faveur de l’union fleurirent de manière endémique dans divers pays européens, des résolutions favorables à l’unité européenne furent présentées à de nombreux parlements et adoptées par certains d’entre eux, la question fut débattue par les hommes politiques et l’opinion publique.
Après le tournant décisif que le Plan Marshall permit d’opérer et le prudent démarrage du processus d’unification, les initiatives en faveur de la convocation d’une assemblée constituante européenne se firent à la fois plus audacieuses et plus concrètes. Une volonté diffuse de répondre à un désir d’unification politique —qui transcendait les réalisations individuelles timorées relativement à l’intégration sectorielle— se fit jour.
Si le sentiment européen était désormais répandu, l’on se demandait toutefois quelle stratégie adopter, vers quel modèle d’Europe tendre. Etait-ce vers la fédération, suivant l’exemple américain et suisse, ou encore vers la confédération, ou même encore vers une coopération institutionnalisée entre les Etats, peut-être à partir de certaines compétences sectorielles ? Le problème ne concernait pas seulement l’objectif, mais également le moyen à mettre en oeuvre pour l’atteindre. Il est vrai que le seul instrument démocratique reconnu de création d’un nouvel Etat était celui constituant. Sa mise en oeuvre s’avérait, toutefois, pour le moins problématique dans l’Europe des Etats souverains.
La voie de l’Europe choisie par les gouvernements au seuil des années cinquante fut le fonctionnalisme, la théorie des pas lents et graduels. L’intégration sectorielle n’aurait toutefois pas empêché que l’approche constituante s’affirmât peu à peu à partir des milieux européens les plus progressistes. Elle en aurait même favorisé, d’une certaine façon, la diffusion en mettant en lumière les lacunes sur le plan politique et institutionnel qui apparaissaient toujours plus importantes au fur et à mesure que se renforçait l’intégration et se multipliaient les transferts de compétences. La fédération représentait d’ailleurs, même pour Jean Monnet, la dernière étape du processus d’unification européenne, qui aurait dû consister en une extension progressive des fonctions à transférer à des institutions à caractère supranational. Le problème qui se posait était : qu’est-ce qui aurait pu faire jaillir l’étincelle ? Où et comment initier le processus ?
Le thème de la Constituante était destiné à se développer en lien étroit avec la naissance de la Communauté. Entre l’automne 1951 et 1952, au fur et à mesure que la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) devenait une réalité et que les négociations relatives à la Communauté européenne de défense (CED) s’achevaient, un fort courant d’opinion favorable à la création d’une Communauté politique européenne (CPE) s’affirmait. Le processus fonctionnaliste, par secteur, à peine initié, révéla de profondes contradictions et son développement fournissait, au fur et à mesure, des arguments toujours plus solides en faveur de la lutte pour l’unité européenne. Comment, de manière singulière, mettre en place une armée commune qui ne consiste pas en une simple juxtaposition de corps d’armées nationaux, en l’absence de cet Etat fédéral au service duquel elle aurait dû être ? Comment en requérir la création à une autorité spécialisée, à partir du moment où l’unification de l’armée impliquait d’autres secteurs importants de la vie publique, tels que la politique extérieure et les finances ? Mais plus encore : ces autorités spécialisées auraient-elles pu rester isolées, indépendantes l’une de l’autre, privées de tout lien, sans courir le risque de semer la confusion et surtout de s’avérer inefficaces ? En définitive, la CED pouvait-elle être le prélude à la fondation constitutionnelle d’un Etat européen ? Ce sont les questions que se posait légitimement Altiero Spinelli dans un mémorandum envoyé à Alcide De Gasperi en août 1951 [7]. L’intégration fonctionnaliste, parvenue à un point aussi critique que celui de la défense, posait de manière prévalente le problème de l’unification politique, créant les prémisses du passage sans solution de continuité à l’approche fonctionnaliste.
L’initiative du Président du Conseil italien, De Gasperi, parvint à faire insérer dans le projet du traité de la CED un article -l’art. 38- qui confiait à son Assemblée provisoire la tâche d’élaborer un projet de statuts de la CPE, en fixant dans le même temps les principes dont l’Assemblée devait s’inspirer au cours de ses travaux : « l’organisation de caractère définitif qui prendra la place de la présente organisation provisoire -soulignait l’articledevrait avoir une structure fédérale ou confédérale. Elle devra comprendre notamment une Assemblée bicamérale et un pouvoir exécutif » [8].
Puisque les délais s’annonçaient plutôt longs et que le succès de l’initiative dépendait beaucoup de la célérité de son exécution, les forces favorables à l’Europe examinèrent, au printemps 1952, l’éventualité d’anticiper la convocation de l’Assemblée constituante. En mai, Paul-Henri Spaak, qui s’était déjà précédemment concerté avec Monnet, proposait de confier la tâche de rédiger le projet de Constitution européenne prévu par l’art. 38 à l’Assemblée de la CECA (opportunément élargie de sorte à la faire coïncider avec celle de la CED), dont la convocation était imminente étant donné que les ratifications du Plan Schuman étaient sur le point de s’achever. La proposition d’anticiper la convocation de l’Assemblée obtint immédiatement des adhésions au plus haut niveau, au point d’aboutir à une initiative gouvernementale franco-italienne discutée et approuvée, le 9 septembre, par les Ministres des Affaires étrangères de la CECA, réunis à Luxembourg. Le lendemain, Konrad Adenauer demandait formellement à l’assemblée de la CECA, le jour même de son inauguration, d’assumer la tâche d’élaborer un projet de Statuts de la CPE. Trois jours plus tard, l’Assemblée accueillait favorablement la requête des gouvernements et se mettait au travail, sous la dénomination d’Assemblée ad hoc. Ainsi, en l’espace de quelques mois, la Constituante européenne était devenue une réalité et l’Europe se trouva, même si ce fut dans un laps de temps très court, au seuil de l’Union.
Ce qui, peu de temps auparavant, était apparu comme une utopie s’avérait maintenant, non seulement politiquement réalisable, mais présentait même un caractère d’urgence. Il convenait désormais de s’atteler sans perdre de temps aux nouvelles tâches, parmi lesquelles, la plus ardue étant certainement de procéder à la création d’une autorité politique supranationale, en unissant non treize ex-colonies britanniques ou une poignée de cantons, comme ce fut le cas dans les expériences américaine et suisse, mais de grands Etats nationaux souverains de l’histoire contemporaine. Ainsi, alors que le projet prenait forme au niveau gouvernemental, les mouvements s’activaient non seulement pour mener à bon port l’initiative, mais surtout pour se préparer à affronter les nouveaux défis, en se présentant comme des instigateurs incontournables de l’action des gouvernements.
En mars 1952, un Comité d’études constitué en vue de la création de la Constitution européenne (CECE) vit le jour, conduit par Spinelli, dont la présidence allait être assurée par Spaak et le secrétariat par Fernand Dehousse. L’objectif était d’étudier les problèmes posés par l’unification politique de l’Europe et de rédiger un projet de Constitution européenne qui, en raison de la nouveauté qu’elle présentait et des délais trop courts impartis, aurait dû constituer un soutien de premier ordre aux travaux de l’Assemblée constituante « officielle ». Les résultats obtenus par le CECE, auquel avait participé une équipe* d’experts de l’Université Harvard conduite par Karl Friedrich et Robert R. Bowie [9], furent publiés en novembre 1952 sous la forme de neuf résolutions [10]. Au cours du même mois furent également publiés les Travaux préparatoires*, qui comprenaient les procès-verbaux des travaux du Comité [11]. Le lien étroit entre les études du CECE et les travaux de l’Assemblée ad hoc paraît évident lorsque l’on sait que Spaak était à la fois président du CECE et de l’Assemblée ad hoc ; Dehousse assumait les fonctions de secrétaire du CECE et de rapporteur de la sous-commission pour les institutions politiques [12] de l’Assemblée ad hoc (présidée par Paul-Henri Teitgen) et était également membre du Groupe de Travail* de cette dernière ; Ludovico Benvenuti était membre éminent du CECE et rapporteur de la sous-commission des attributions au sein de l’Assemblée ad hoc, présidée par le Hollandais Blaisse. L’Assemblée ad hoc se mit immédiatement au travail sous la présidence de Spaak. Six mois plus tard, au terme prescrit du 10 mars 1953, le projet de statuts de la CPE était approuvé à l’unanimité hormis cinq abstentions. Il s’agissait d’un texte imposant, qui se composait d’un préambule et de 117 articles répartis sous six titres -la Communauté européenne (art.1-8), ses institutions (art.9-54), ses compétences (art.55-89), l’association (art.94-99) ; les dispositions transitoires (art. 100- 117) -et deux protocoles ; celui relatif aux privilèges et aux immunités de la Communauté et celui relatif aux liens avec le Conseil de l’Europe.
Bien que n’ayant aucun caractère proprement fédéraliste, le projet proposait des solutions très progressistes. La CPE assumait un caractère supranational et était déclarée indissoluble, jouissait d’une personnalité juridique et constituait une unique entité avec la CECA et la CED, exerçait des pouvoirs qui lui avaient été conférés en vertu des statuts ou d’actes ultérieurs, en étroite collaboration avec les organisations nationales -par l’entremise de leurs gouvernements- et avec les organisations internationales dont les objectifs seraient identiques aux siens. Ses compétences étaient réparties entre cinq institutions : Parlement, Conseil exécutif européen, Conseil des ministres issus de chaque nation, Cour, Conseil économique et social.
Le Parlement avait le pouvoir de voter les lois et les budgets - outre la possibilité de faire des recommandations et des propositions aux autres organes- et d’exercer les fonctions de contrôle conférées en vertu des statuts. Il partageait, avec le Conseil exécutif, le pouvoir d’initiative sur le plan législatif. Il comprenait deux chambres dont les attributions étaient les mêmes : la première Chambre, ou Chambre des peuples, composée de députés représentant la totalité des peuples de la CPE, et la deuxième, ou Sénat, constituée de sénateurs représentant le peuple de chacun des Etats. Les uns et les autres votaient individuellement, sans être munis d’aucun mandat impératif. Les députés étaient élus pour cinq ans au suffrage universel direct. Une loi de la CPE fixait les modes de scrutin électoral. Les sénateurs étaient, eux aussi, élus pour cinq ans, par les parlements nationaux, suivant la procédure fixée par chacun des Etats membres. Quant à la répartition des sièges, tant pour la Chambre que pour le Sénat, l’on avait prévu un système pondéré. Pour la première, l’on avait fixé un nombre minimum de députés (12) et un nombre maximum (70), une représentation identique pour les trois « grands », sauf un nombre, par ailleurs symbolique, de 7 sièges supplémentaires concédés à la France afin de permettre la représentation de ses Territoires d’outremer, et une égale représentation pour les Pays-Bas et la Belgique ; en ce qui concerne le Sénat, il avait été assigné à chaque pays le nombre suivant de membres : 21 pour la France, l’Allemagne et l’Italie ; 10 pour les Pays-Bas et la Belgique ; 4 pour le Luxembourg.
Le Conseil exécutif exerçait les fonctions de gouvernement. Son président, qui représentait la Communauté à l’étranger, était élu par le Sénat à la majorité absolue et désignait à son tour les autres membres du Conseil (pas plus de deux de même nationalité). Il devait se démettre avec l’ensemble du Conseil s’il venait à être censuré par la Chambre des Peuples à la majorité des trois cinquièmes ou si le Sénat ne lui accordait pas le vote de confiance. Dans le second cas, la clause du vote de confiance « constructif » contraignait les auteurs de la motion de censure à désigner simultanément le nouveau président. Le Conseil exécutif exerçait les fonctions de gouvernement prévues par la Haute autorité et par le Commissariat conformément aux traités respectifs ainsi que toutes les fonctions gouvernementales qui lui étaient dévolues en vertu des statuts et par la législation communautaire. Il pouvait prendre des décisions (qui avaient force exécutoire), formuler des recommandations (qui faisaient loi quant à l’objectif, mais non aux moyens à mettre en oeuvre pour l’atteindre) ou émettre des avis (non contraignants).
La mission du Conseil des ministres était d’harmoniser l’action du Conseil exécutif européen et celle des gouvernements des Etats membres. Il était formé des représentants des gouvernements (un pour chacun des Etats) qui, à tour de rôle, en assuraient la présidence pour une durée de trois mois. Il donnait son avis conforme à la majorité qualifiée ou, dans les cas les plus importants, à l’unanimité pour tous les actes de la Haute autorité et du Commissariat tel que prévu par les Traités de la CECA et de la CED. La Cour, unique -composée d’un maximum de 15 membres choisis sur une double liste du Conseil exécutif avec l’approbation du Sénat, nommés pour une durée de 9 ans et rééligibles- assurait le respect du droit dans l’interprétation des textes et l’application des statuts, des lois communautaires et des règlements d’application et pouvait assumer des fonctions d’arbitrage.
Enfin, le Conseil économique et social, dont la composition, les compétences et le fonctionnement étaient régis par une loi communautaire, exerçait des fonctions consultatives auprès du Conseil exécutif et du Parlement.
Les compétences de la CECA et de la CED étaient transférées aux institutions de la CPE, tout comme une série d’autres compétences. Sur le plan des relations internationales, la CPE pouvait conclure des traités et des accords internationaux ou adhérer dans les limites des compétences qui lui avaient été conférées, mander ou recevoir des ambassadeurs, assurer la coordination de la politique extérieure des Etats membres. Dans le domaine des finances, l’Assemblée décidait d’imposer des taxes aux citoyens et aux Etats membres, d’acquérir et de vendre des biens meubles et immeubles, de contracter des emprunts (après approbation du Parlement). Les contributions des Etats étaient fixées par le Conseil des ministres, à l’unanimité, sur proposition du Conseil exécutif, et soumis à l’approbation du Parlement. Le budget communautaire, proposé par le Conseil exécutif, était voté annuellement par le Parlement. En outre, la tâche de réaliser progressivement un marché commun, à savoir la libre circulation des biens, des services, des personnes, des capitaux, était confiée à la CPE. Elle avait enfin d’autres pouvoirs : assister les Etats membres, sur requête de ces derniers ou de sa propre initiative, afin d’assurer le respect de la liberté démocratique ; se constituer un appareil administratif propre et indépendant de celui des Etats membres.
Le projet de statuts de l’Assemblée ad hoc devint, à compter de cette période, la préoccupation des gouvernements. Mais le destin de la CPE -qui ne pouvait pas ne pas pâtir des vicissitudes de la CED- devenait nébuleux. Après des mois de tergiversations et de nombreuses conférences au Sommet (à Strasbourg, le 9 mars ; à Paris, le 12 mai ; de nouveau à Paris, le 22 juin ; à Baden Baden, le 7 août), les ministres confiaient le projet à une conférence d’experts (Rome, 22 septembre-9 octobre), lesquels n’avaient ni la compétence ni le pouvoir d’élaborer une Constitution européenne. Les statuts furent largement remaniés et perdirent peu à peu leur caractère fédéral. A La Haye le 20 novembre, les ministres -désormais conscients de l’impossibilité d’obtenir des résultats dans un contexte historique qui ne présentait plus la nécessité impérieuse d’une unification, mais dans le même temps désireux de ne pas interrompre brusquement les travaux entrepris et ne pas assumer la responsabilité d’un échecdécidaient de renvoyer à une commission l’approfondissement ultérieur des questions relatives à la CPE. Le courage de mettre définitivement un terme à la communauté politique faisait défaut. Les réunions de la commission traînèrent en longueur jusqu’à ce que, fin juin, l’idée d’ajourner les travaux « avec la plus grande prudence et dans la discrétion » se fit jour, en ne fixant tout simplement aucune date de reprise des débats après la pause estivale. Avec l’échec de la CED, le projet de statuts de la CPE fut également abandonné sine die. Toutefois, au-delà de son échec, il est censé d’affirmer que l’expérience constitutionnelle de la CPE qui s’était greffée sur le projet fonctionnaliste de la CED a permis, pour la première fois dans le processus d’unification européenne, aux deux stratégies parallèles d’atteinte de l’objectif de l’unité européenne -fonctionnalisme et constitutionnalisme- de trouver un point de jonction et de fusion qui, précisément pour cette raison, a créé les conditions nécessaires de ce que l’on peut définitivement considérer comme étant la première tentative de création d’un Etat fédéral européen.
(*) En français dans le texte. (Ndt.)