Le BILLET de Jean-Pierre GOUZY

Le coup de Jarnac de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe

, par Jean-Pierre Gouzy

Malgré les soubresauts contradictoires de la politique française
(rejet en 1954 de la Communauté européenne de défense
proposée par Paris, puis du Traité constitutionnel longuement
élaboré sous la houlette de Valéry Giscard d’Estaing, retoqué
par le référendum du 29 mai 2005, etc. ), l’Allemagne fédérale
est toujours restée fidèle à la méthode de Jean Monnet pour
engager, renforcer et élargir le champ de l’action
communautaire.

Alors que l’Union européenne (UE) tout entière s’apprête à
célébrer le vingtième anniversaire de la chute du Mur de Berlin
et la réunification du vieux continent, divers indices permettent
de penser que les temps ont commencé à changer. Le
suivisme paisible n’est plus de mise outre-Rhin où de nouvelles
générations politiques, juridiques, économiques sont à la
barre… Ainsi les juges de la Cour constitutionnelle de
Karlsruhe, saisis par les adversaires allemands de la politique
européenne (la droite de la CSU bavaroise et Die Lincke, où les
déçus du SPD, comme Oscar Lafontaine, font cause commune
avec les nostalgiques de la RDA) ont infligé, le 30 juin dernier,
dans une décision en 421 points, une claque aux partisans de
« l’Europe sui generis » et de l’intégration en douceur, qui -bon
an, mal an- a prévalu jusqu’ici.

La Cour constitutionnelle n’a pas agi en cédant à un coup de
tête irréfléchi. Tout au contraire, elle a pris son temps et
murement ruminé les conséquences d’un arrêt juridique dont la
portée ne doit pas être ignorée, en affirmant au nom de la
République fédérale d’Allemagne que l’UE, contrairement aux
assertions des chantres du possibilisme européen, ne saurait
disposer de ce que les juristes appellent « la compétence de la
compétence » (Kompetenz - Kompetenz) à défaut de pouvoir
se prévaloir de l’existence d’un peuple européen considéré
comme sujet d’une démocratie européenne. C’est pourquoi la
Cour a exigé qu’une loi allemande vienne renforcer les
prérogatives du Bundestag et du Bundesrat pour consacrer la
ratification du Traité de Lisbonne qui, soit dit en passant,
amplifie déjà les rôles respectifs des parlements européen et
nationaux, précisément en tant qu’acteurs de la démocratie
européenne au sein du processus communautaire. Comme l’a
fort bien observé Denys Simon, professeur de droit et
d’économie à l’Université de la Réunion : « Ce qui s’appelle en
droit allemand le pouvoir de déterminer la compétence de sa
propre compétence doit, selon la Cour, rester du ressort des
États (…) Après avoir constaté que le principe d’attribution des
compétences est toujours bien vérifié dans le Traité de
Lisbonne, la Cour s’assure du droit de vote dans les domaines
clés de la souveraineté, comme celui de la Défense ». Bref, et
toujours selon le professeur Simon, pour la Cour
constitutionnelle allemande, « la démocratie nationale demeure
le principe puisqu’il n’y a pas de peuple européen ». Constat
contestable dans la mesure où, dans un ensemble
institutionnalisé de près d’un demi milliard d’individus soumis
dans un nombre grandissant de domaines à des normes
communes, sans oublier l’exercice européen du suffrage
universel et l’instauration de la citoyenneté européenne par le
Traité de Maastricht, il existe à tout le moins, comme le disait
Altiero Spinelli « un peuple des nations européennes ».
De son côté, notre ami Bernard Barthalay, titulaire de la Chaire
Jean Monnet d’économie de l’intégration européenne à
l’Université Lyon 2, a développé une analyse de portée
comparable, en écrivant : la Cour constitutionnelle à partir de
l’arrêt qu’elle vient de promouvoir « entre en conflit ouvert avec
la clef de voûte (d’esprit fédéral) du système de l’Union, la
primauté du droit européen sur le doit national (…). Rien ne
vaut, hormis la souveraineté, évidemment absolue. Les États
sont les maîtres du Traité ». La juridiction suprême de l’État
central de l’UE a ainsi pris sciemment le risque de susciter une
nouvelle vague eurosceptique.

Certes, comme le relève Barthalay, « la Cour n’exclut pas (…)
un État européen souverain, mais elle pose des conditions
d’acceptabilité » telles que « le peuple européen n’a plus
aucune chance d’émerger progressivement au fil d’échéances
vidées par les politiques des enjeux réels de la politique
mondiale et européenne ».

Certes, également, l’arrêt restrictif et réducteur de la Cour à
l’égard de l’Union et de son Parlement européen dont les
prérogatives n’ont cessé de se renforcer n’a pas eu pour
conséquence de remettre en cause la ratification parlementaire
allemande déjà précédemment acquise à une large majorité,
les partis de la grande coalition gouvernementale alors en
charge, à Berlin, ayant promptement réagi en manifestant leur
accord en août dernier pour soumettre au Bundestag et au
Bundesrat les aménagements législatifs nécessaires à la
ratification définitive du Traité de Lisbonne, mais l’alerte a été
chaude dans les cercles politiques allemands au cours de l’été
dernier. En outre, comme le souligne Ferdinando Riccardi dans
un récent éditorial éditorial de l’Agence Europe : « si
l’Allemagne subordonne l’approbation de certaines décisions
futures de l’U.E. à l’approbation du parlement national, d’autres
ötats membres pourraient considérer que les conditions
d’égalité ne sont pas respectées, même si la norme interne
allemande était limitée aux innovations ayant une portée
constitutionnelle ». Déjà, l’arrêt de la Cour de Karlsruhe a eu
pour effet d’inciter une meute de parlementaires
eurosceptiques tchèques à remettre en cause le Traité de
Lisbonne devant la Cour constitutionnelle de Prague.
L’arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe du 30 Juin
2009 ressemble donc fort à un coup de Jarnac. Jamais le
processus d’intégration n’a paru à l’homme de la rue plus
complexe, plus aléatoire, plus insaisissable, plus tordu à la
limite, au moment où M. Barroso fort de la confiance des
gouvernements de l’Union, mais, seulement d’une partie du
Parlement européen, s’est vu reconduire dans ses fonctions, à
la tête d’un collège de commissaires qui reste à renouveler et
qu’une bonne demi-douzaine de pays, de l’Islande à la Turquie,
frappent avec insistance à la porte de notre « maison
commune ».