Altiero Spinelli, Europa, Patria grande

, par Fernando Iglesias

En Italie, les récentes élections ont amené au moins quatre
surprises. La première d’entre elles va surprendre tous ceux
qui seraient convaincus par le discours nationaliste
renaissant sur la « fin de la Globalisation » : l’élément
décisif déterminant dans la chute du gouvernement de
Berlusconi, a été le vote des Italiens de l’extérieur, qui a
donné la majorité au Sénat à l’Unione dirigée (encore une
note supranationale) par l’ex-président de la Commission
européenne, Romano Prodi.

La seconde offre une note moins optimiste : malgré le
flagrant échec de Berlusconi sur presque tous les objectifs
qu’il s’était fixés pour son gouvernement, malgré le recul
indiscutable de la situation économique et sociale, malgré la
scandaleuse politique berlusconienne de monopole de
l’information et de protection judiciaire pour lui-même et
ses alliés, et malgré, enfin, l’appui apporté à l’opposition
par d’importants secteurs de l’establishment italien
(spécialement, el Corriere della Sera et la Confindustria) le
résultat favorable à la coalition de centre-gauche a été plus
faible qu’on ne l’espérait.

Les raisons de ce relatif échec ne surprendront pas les
Argentins : luttes incessantes pour le pouvoir entre les
différents partis de la coalition de centre-gauche, difficultés
pour établir un programme de gouvernement crédible,
tendance à diaboliser le pôle de centre-droit et à se
considérer eux-mêmes indiscutables et irréprochables, et
finalement, un discours et une pratique politiques
obsessionnellement orientés sur le rejet de Berlusconi, qui
apparaît ainsi comme le seul élément capable de gommer les
différences. Si l’on peut tirer une leçon de ce qui s’est passé
en Argentine avec l’Alliance, aucun de ces éléments n’est
de bon augure pour le gouvernement de Prodi.

Le troisième élément surprenant a été la désignation de l’ex-
dirigeant communiste Giorgio Napolitano comme Président
de la République, événement inédit et aux implications
multiples, bien que la présidence ne joue, dans le régime
parlementaire italien, qu’un rôle relativement subalterne de
médiation au dessus des partis et de représentation du pays à
l’extérieur.

Mais peut-être l’épisode le plus surprenant de tous a-t-il été
le premier acte officiel du nouveau président : la
restauration de la foi pro-européenne de l’Italie, qui, avec
l’Allemagne, est le pays qui -après avoir poussé à l’extrême
son nationalisme- s’est transformé, après la guerre, en
avocat convaincu de l’unité démocratique européenne.
Après le « non » franco-hollandais et la vague de
scepticisme qu’il a provoqué, la relance du projet européen
par Napolitano constitue le principal événement politique de
l’année au plan continental, et il s’est déroulé sur l’île où
Altiero Spinelli avait écrit en 1941 le document fondateur
de l’Union européenne : le célèbre Manifesto di Ventotene.
L’exemplarité de ces faits et les profondes implications
qu’ils présentent pour le processus de construction de
l’unité politique sud-américaine et mondiale méritent un
bref rappel de ce qui s’est passé dans ces années, pas si
lointaines.

Le Manifeste de Spinelli

Nous étions en 1941, et Hitler dominait toute l’Europe. En
occident, il y avait Franco, en orient, Staline. Son allié
japonais jouissait du contrôle d’une bonne partie de l’Asie.
Mussolini se chargeait de l’Italie et partageait l’occupation
du nord de l’Afrique. Au milieu de la bataille pour les
hégémonies nationales entre des régimes presque tous
totalitaires, parler d’unité supranationale semblait une
élucubration de fous.

En août de cette année dramatique, Altiero Spinelli, un
militant communiste confiné par le fascisme sur la petite île
de Ventotene, rédigea, avec l’aide de ses compagnons
Ernesto Rossi et Eugenio Colorni un manifeste politique
« pour une Europe libre et unie », qui deviendrait ensuite
une base de discussion pour les combattants de la
Résistance italienne et française. Si l’Europe devait se
construire de façon à éviter que ne se reproduisent les
horribles guerres entamées en 1870, 1914, et 1939 -disait le
Manifeste- les illusions d’autarcie et de souveraineté
nationale devaient laisser le pas à l’unité fédérale
européenne, en reprenant le projet esquissé dans les congrès
paneuropéens de Vienne (1926), Berlin (1930), Bale (1932)
et Vienne (1935) dont l’échec finit par ouvrir la voie au
fascisme nazi.

Dans mes moments d’abattement, quand ceux qui
conduisent leur voiture avec le regard fixé deux mètres
devant le pare-chocs me taxent d’utopisme, et quand les
choses me semblent terriblement difficiles pour tous ceux
qui, comme moi, croient que dans l’unité démocratique de
la planète se trouve le germe possible d’une période de paix,
de démocratie, de développement et de prospérité, alors je
pense à Spinelli reclus dans une île à mi-chemin entre
Naples et Rome et rêvant à l’unité européenne pendant que
l’Europe était dominée par les Mussolini, Hitler, Franco,
Pétain et Staline. Quant au Manifeste, il m’est difficile de
renoncer à la tentation de transcrire ses passages les plus
brillants.

Spinelli commence par reconnaître le rôle historique
initialement progressiste des Etats-nations. « L’idéologie de
l’indépendance nationale -écrit-il- a été un puissant élément
de progrès ; elle est parvenue à surmonter les
provincialismes mesquins et à créer une solidarité plus vaste
et mieux organisée contre l’oppression des dominateurs
étrangers. » Mais ensuite, il rappelle le changement
originellement opéré en Europe au début du XXème.
Siècle. « Cependant, il portait en lui la semence du
nationalisme impérialiste, que notre génération a vu grandir
jusqu’à former des Etats totalitaires et déchaîner des guerres
mondiales ». De là, jusqu’à la critique du nationalisme, qui
est encore aujourd’hui la base légitime de l’ordre politique
d’une société lentement globalisée par la techno-économie,
le chemin est court. « La nation n’est plus considérée comme le produit historique de la coexistence entre les
hommes… Elle s’est transformée, en échange, en une entité
divine, un organisme qui ne doit penser qu’à sa propre
existence et à son développement, sans tenir compte des
dommages qu’il peut causer à d’autres ». De là, il en vient à
une description qui semble faite pour le jour d’aujourd’hui,
et qui souligne les conséquences inévitables de la partition
politique du monde : « La souveraineté absolue des Etats
nationaux a conduit à une volonté de domination des uns sur
les autres qui ne peut s’apaiser que par l’hégémonie de
l’Etat le plus fort sur tous les autres ».

En ce qui concerne les organisations internationales, le
Manifeste soutient qu’« on a déjà démontré l’inutilité
d’organismes comme la Société des nations, qui prétendent
garantir le droit international… en respectant la
souveraineté absolue des Etats participants ». D’où la
proposition spinellienne, d’apparence banale après que
cinquante années de paix et de progrès ininterrompu en
Europe aient montré leur efficacité, mais hautement
utopique si l’on considère les circonstances dans lesquelles
elle fut énoncée : « Le problème qu’il importe de résoudre
en premier lieu, car si l’on échoue sur ce point tout autre
progrès ne sera qu’une simple apparence, est l’abolition
définitive de la division de l’Europe en Etats nationaux
souverains » étant donné que la plupart des problèmes qui
ont conduit à la guerre « trouveraient dans une fédération
européenne leur solution la plus simple ».

Le Manifesto di Ventotene a-t-il été un appel pour une
nation européenne autarcique et souveraine, une « forteresse
Europe » comme on l’appelle aujourd’hui ? Rien de tel : « 
Lorsque, en franchissant l’horizon du vieux continent, on
embrasse dans une vision globale tous les peuples qui
constituent l’humanité, il faudra bien reconnaître que la
Fédération européenne est la seule garantie possible pour
que les relations avec les peuples asiatiques et américains se
déroulent sur la base d’une coopération pacifique, dans
l’attente d’un futur plus lointain dans lequel serait possible
l’unité politique du globe tout entier ». Une fois cela bien
compris,
les
polarités
politiques
cessent
d’être
principalement nationales et deviennent globales pour
Spinelli, qui écrit que « La frontière qui divise les partis
progressistes et réactionnaires tombe -dès maintenant- non
plus sur la ligne formelle de plus ou moins de démocratie,
ou de plus ou moins de socialisme, mais bien sur la ligne
essentiellement nouvelle qui sépare ceux qui placent le
champ central de la lutte dans la conquête du pouvoir
politique national (et qui feront, bien involontairement, le
jeu des forces réactionnaires) de ceux qui mettent l’essentiel
de leurs efforts dans la création d’un Etat international… et
qui, même s’ils conquièrent le pouvoir national,
l’utiliseront, d’abord, comme instrument pour réaliser
l’unité internationale ».

Le Manifeste s’achève en parlant « d’époques
révolutionnaires » avec un sens nouveau ; non plus en
termes de conquête violente d’un pouvoir national dont les
formes seraient déjà établies, mais comme une période « où
les institutions ne doivent plus être administrées, mais
créées ». De sorte que, pour continuer à être progressiste, il
devient urgent « d’abandonner les vieilles idées qui sont
devenues une charge pesante et d’être prêts pour le futur qui
arrive, bien différent de tout ce que nous avions imaginé ».
Spinelli a été libéré de son île-prison après la première chute
de Mussolini. Arrivé à Milan, il fonda en 1943 le
Movimento Federalista Europeo (MFE) avant de se réfugier
en Suisse. Contre toute attente, moins de dix ans après la
rédaction du Manifeste, l’unité européenne commença à
devenir réalité avec la création de la Communauté
européenne du Charbon et de l’acier (CECA), qui donna
naissance, ensuite, à la Communauté économique
européenne et, finalement, à l’actuelle Union européenne.
Spinelli et le MFE furent des acteurs importants de ce
processus, encore inachevé, dont l’objectif est une Europe
complètement fédérale et démocratique. Leur travail
politique fut particulièrement important dans la création du
Parlement européen, dans l’assignation progressive faite à
celui-ci de capacités législatives et dans sa démocratisation
grâce à l’élection de ses membres au suffrage direct des
citoyens.

La construction européenne

Le processus de la construction européenne n’a été ni
simple ni facile, ni même complètement démocratique. Mais
il suffit de regarder le vingtième siècle européen, en
comparant sa première moitié, basée sur les souverainetés
nationales absolues et sur l’autarcie des Etats-nations, et sa
seconde moitié, basée sur le développement progressif des
institutions supranationales, pour tirer quelques conclusions
évidentes. L’année 1950 sépare deux Europe différentes,
sinon opposées : celle de la faim, de la guerre et du
génocide, et celle de la paix, de la démocratie et du progrès.
Le continent qui, entre les mains de ses nations était devenu
l’un des pires endroits du monde pour y vivre, et dont les
habitants partaient chercher une vie meilleure dans les pays
du tiers-monde -comme l’Argentine- est devenu rapidement
le continent dont les conditions de vie, la liberté et le
respect des droits de l’homme sont aujourd’hui, par
comparaison, les meilleurs de la planète. Et les pays que
leur aveuglement nationaliste avait poussés à la catastrophe
et qui avaient cessé d’être le centre économique et politique
du globe à cause de leurs ambitions nationales mesquines,
sont aujourd’hui ceux qui parviennent le mieux à défendre
leur bien-être et leurs conquêtes sociales dans un contexte
déterminé par la globalisation de la techno-économie, sans
la globalisation de la démocratie. Il n’est pas inutile de le
rappeler à une « gauche » argentine et mondiale toujours
attentive aux chants des sirènes du nationalisme anti-
globalisation et d’un anti-européisme en complet désaccord
avec une simple analyse des faits.

La leçon donnée hier par Spinelli, et rappelée aujourd’hui
par Napolitano est d’une importance toute spéciale pour le
monde en ces jours où les problèmes politiques les plus
graves auxquels est confrontée l’humanité ressemblent de
plus en plus à ceux auxquels fut confrontée l’Europe au
début du siècle dernier. Et ce n’est pas fortuit, si l’on
considère qu’ils puisent leur origine dans la tension
croissante et insoluble entre un appareil techno-économique
orienté vers la croissance et un système politique solidement
ancré aux dimensions territoriales des Etats-nations. On
comprend bien qu’une telle contradiction se soit avérée
particulièrement forte et destructrice sur un continent qui
était, en même temps, le plus avancé sur le plan techno-
économique et celui qui comportait les unités politiques les
plus réduites.

La dispute pour l’hégémonie internationale résultant de ces
tendances commence aujourd’hui à s’installer à l’échelle
mondiale, pour la simple raison que les technologies ont
rendu le monde plus petit aujourd’hui que ne l’était
l’Europe au début du vingtième siècle. Dans l’univers qui
en résulte, tout nationalisme devient nationanisme. Sans
parler de l’Amérique latine, le seul continent dont les
nations sont nées sous la bannière de l’unité continentale,
mais qui continue à se débattre entre les fracassantes
déclarations d’amour pour la Patria Grande de ses
dirigeants, et le nationalisme populiste éhonté que leurs
actions concrètes révèlent quotidiennement. Rien n’est plus
loin de la voie institutionnelle et supra-nationale
revendiquée à Ventotene par Napolitano et ses ministres,
Tommaso Padoa-Schioppa,
Emma Bonino et Giuliano
Amato, participants actifs du processus d’unification
continentale qui, malgré beaucoup d’avancées et de reculs,
est en
train de créer une véritable Patria Grande
européenne.

Les efforts de Napolitano ne seront sans doute pas
suffisants, à eux seuls, pour relancer le processus d’unité.
Cependant, la ferme volonté exprimée à Ventotene (« La
voie royale pour l’Italie est toujours celle de son
engagement européen », a soutenu Napolitano) et les
récentes déclarations de la chancelière allemande, Angela
Merkel en faveur d’une Constitution européenne ne sont
que le corollaire de ces derniers mois, durant lesquels le
« non » franco-hollandais a été progressivement réduit à ses
justes dimensions : le refus de 2 pays sur 25, opposé aux 15
ratifications déjà officialisées [1], et manifesté dans des
circonstances qui ne reflètent pas le rejet d’une Europe unie
mais plutôt celui d’un mode de construction éloigné des
aspirations et des besoins des citoyens.

Dans une période de désagrégation du Mercosur et du Pacte
andin, et de crises répétées à propos du gaz, du pétrole, des
clauses protectionnistes et de la paperasserie, il ne serait pas
inutile de rappeler le slogan du Movimento Federalista
Europeo italien (« L’Italie n’y arrivera pas sans l’Europe »)
et de considérer aussi les déclarations de Napolitano en
pensant à l’Amérique du Sud : « Il n’y a pas de futur pour
l’Italie sans refus de tout repli en direction des
revendications illusoires et mesquines de l’intérêt national,
et vers un scepticisme stérile à propos du projet européen ».

P.-S.

Fernando IGLESIAS

Universitaire, écrivain, parlementaire argentin. Buenos
Aires. Fondateur et animateur de Democracia Global et
membre du Conseil du World Federalist Movement

Traduit de l’espagnol par Betty DECHANET - Lyon

Notes

[1A l’époque de la rédaction de l’article (Ndt.)