En Italie, les récentes élections ont amené au moins quatre surprises. La première d’entre elles va surprendre tous ceux qui seraient convaincus par le discours nationaliste renaissant sur la « fin de la Globalisation » : l’élément décisif déterminant dans la chute du gouvernement de Berlusconi, a été le vote des Italiens de l’extérieur, qui a donné la majorité au Sénat à l’Unione dirigée (encore une note supranationale) par l’ex-président de la Commission européenne, Romano Prodi.
La seconde offre une note moins optimiste : malgré le flagrant échec de Berlusconi sur presque tous les objectifs qu’il s’était fixés pour son gouvernement, malgré le recul indiscutable de la situation économique et sociale, malgré la scandaleuse politique berlusconienne de monopole de l’information et de protection judiciaire pour lui-même et ses alliés, et malgré, enfin, l’appui apporté à l’opposition par d’importants secteurs de l’establishment italien (spécialement, el Corriere della Sera et la Confindustria) le résultat favorable à la coalition de centre-gauche a été plus faible qu’on ne l’espérait.
Les raisons de ce relatif échec ne surprendront pas les Argentins : luttes incessantes pour le pouvoir entre les différents partis de la coalition de centre-gauche, difficultés pour établir un programme de gouvernement crédible, tendance à diaboliser le pôle de centre-droit et à se considérer eux-mêmes indiscutables et irréprochables, et finalement, un discours et une pratique politiques obsessionnellement orientés sur le rejet de Berlusconi, qui apparaît ainsi comme le seul élément capable de gommer les différences. Si l’on peut tirer une leçon de ce qui s’est passé en Argentine avec l’Alliance, aucun de ces éléments n’est de bon augure pour le gouvernement de Prodi.
Le troisième élément surprenant a été la désignation de l’ex- dirigeant communiste Giorgio Napolitano comme Président de la République, événement inédit et aux implications multiples, bien que la présidence ne joue, dans le régime parlementaire italien, qu’un rôle relativement subalterne de médiation au dessus des partis et de représentation du pays à l’extérieur.
Mais peut-être l’épisode le plus surprenant de tous a-t-il été le premier acte officiel du nouveau président : la restauration de la foi pro-européenne de l’Italie, qui, avec l’Allemagne, est le pays qui -après avoir poussé à l’extrême son nationalisme- s’est transformé, après la guerre, en avocat convaincu de l’unité démocratique européenne. Après le « non » franco-hollandais et la vague de scepticisme qu’il a provoqué, la relance du projet européen par Napolitano constitue le principal événement politique de l’année au plan continental, et il s’est déroulé sur l’île où Altiero Spinelli avait écrit en 1941 le document fondateur de l’Union européenne : le célèbre Manifesto di Ventotene. L’exemplarité de ces faits et les profondes implications qu’ils présentent pour le processus de construction de l’unité politique sud-américaine et mondiale méritent un bref rappel de ce qui s’est passé dans ces années, pas si lointaines.
Le Manifeste de Spinelli
Nous étions en 1941, et Hitler dominait toute l’Europe. En occident, il y avait Franco, en orient, Staline. Son allié japonais jouissait du contrôle d’une bonne partie de l’Asie. Mussolini se chargeait de l’Italie et partageait l’occupation du nord de l’Afrique. Au milieu de la bataille pour les hégémonies nationales entre des régimes presque tous totalitaires, parler d’unité supranationale semblait une élucubration de fous.
En août de cette année dramatique, Altiero Spinelli, un militant communiste confiné par le fascisme sur la petite île de Ventotene, rédigea, avec l’aide de ses compagnons Ernesto Rossi et Eugenio Colorni un manifeste politique « pour une Europe libre et unie », qui deviendrait ensuite une base de discussion pour les combattants de la Résistance italienne et française. Si l’Europe devait se construire de façon à éviter que ne se reproduisent les horribles guerres entamées en 1870, 1914, et 1939 -disait le Manifeste- les illusions d’autarcie et de souveraineté nationale devaient laisser le pas à l’unité fédérale européenne, en reprenant le projet esquissé dans les congrès paneuropéens de Vienne (1926), Berlin (1930), Bale (1932) et Vienne (1935) dont l’échec finit par ouvrir la voie au fascisme nazi.
Dans mes moments d’abattement, quand ceux qui conduisent leur voiture avec le regard fixé deux mètres devant le pare-chocs me taxent d’utopisme, et quand les choses me semblent terriblement difficiles pour tous ceux qui, comme moi, croient que dans l’unité démocratique de la planète se trouve le germe possible d’une période de paix, de démocratie, de développement et de prospérité, alors je pense à Spinelli reclus dans une île à mi-chemin entre Naples et Rome et rêvant à l’unité européenne pendant que l’Europe était dominée par les Mussolini, Hitler, Franco, Pétain et Staline. Quant au Manifeste, il m’est difficile de renoncer à la tentation de transcrire ses passages les plus brillants.
Spinelli commence par reconnaître le rôle historique initialement progressiste des Etats-nations. « L’idéologie de l’indépendance nationale -écrit-il- a été un puissant élément de progrès ; elle est parvenue à surmonter les provincialismes mesquins et à créer une solidarité plus vaste et mieux organisée contre l’oppression des dominateurs étrangers. » Mais ensuite, il rappelle le changement originellement opéré en Europe au début du XXe. Siècle. « Cependant, il portait en lui la semence du nationalisme impérialiste, que notre génération a vu grandir jusqu’à former des Etats totalitaires et déchaîner des guerres mondiales ». De là, jusqu’à la critique du nationalisme, qui est encore aujourd’hui la base légitime de l’ordre politique d’une société lentement globalisée par la techno-économie, le chemin est court. « La nation n’est plus considérée comme le produit historique de la coexistence entre les hommes… Elle s’est transformée, en échange, en une entité divine, un organisme qui ne doit penser qu’à sa propre existence et à son développement, sans tenir compte des dommages qu’il peut causer à d’autres ». De là, il en vient à une description qui semble faite pour le jour d’aujourd’hui, et qui souligne les conséquences inévitables de la partition politique du monde : « La souveraineté absolue des Etats nationaux a conduit à une volonté de domination des uns sur les autres qui ne peut s’apaiser que par l’hégémonie de l’Etat le plus fort sur tous les autres ».
En ce qui concerne les organisations internationales, le Manifeste soutient qu’« on a déjà démontré l’inutilité d’organismes comme la Société des nations, qui prétendent garantir le droit international… en respectant la souveraineté absolue des Etats participants ». D’où la proposition spinellienne, d’apparence banale après que cinquante années de paix et de progrès ininterrompu en Europe aient montré leur efficacité, mais hautement utopique si l’on considère les circonstances dans lesquelles elle fut énoncée : « Le problème qu’il importe de résoudre en premier lieu, car si l’on échoue sur ce point tout autre progrès ne sera qu’une simple apparence, est l’abolition définitive de la division de l’Europe en Etats nationaux souverains » étant donné que la plupart des problèmes qui ont conduit à la guerre « trouveraient dans une fédération européenne leur solution la plus simple ».
Le Manifesto di Ventotene a-t-il été un appel pour une nation européenne autarcique et souveraine, une « forteresse Europe » comme on l’appelle aujourd’hui ? Rien de tel : « Lorsque, en franchissant l’horizon du vieux continent, on embrasse dans une vision globale tous les peuples qui constituent l’humanité, il faudra bien reconnaître que la Fédération européenne est la seule garantie possible pour que les relations avec les peuples asiatiques et américains se déroulent sur la base d’une coopération pacifique, dans l’attente d’un futur plus lointain dans lequel serait possible l’unité politique du globe tout entier ». Une fois cela bien compris, les polarités politiques cessent d’être principalement nationales et deviennent globales pour Spinelli, qui écrit que « La frontière qui divise les partis progressistes et réactionnaires tombe -dès maintenant- non plus sur la ligne formelle de plus ou moins de démocratie, ou de plus ou moins de socialisme, mais bien sur la ligne essentiellement nouvelle qui sépare ceux qui placent le champ central de la lutte dans la conquête du pouvoir politique national (et qui feront, bien involontairement, le jeu des forces réactionnaires) de ceux qui mettent l’essentiel de leurs efforts dans la création d’un Etat international… et qui, même s’ils conquièrent le pouvoir national, l’utiliseront, d’abord, comme instrument pour réaliser l’unité internationale ».
Le Manifeste s’achève en parlant « d’époques révolutionnaires » avec un sens nouveau ; non plus en termes de conquête violente d’un pouvoir national dont les formes seraient déjà établies, mais comme une période « où les institutions ne doivent plus être administrées, mais créées ». De sorte que, pour continuer à être progressiste, il devient urgent « d’abandonner les vieilles idées qui sont devenues une charge pesante et d’être prêts pour le futur qui arrive, bien différent de tout ce que nous avions imaginé ». Spinelli a été libéré de son île-prison après la première chute de Mussolini. Arrivé à Milan, il fonda en 1943 le Movimento Federalista Europeo (MFE) avant de se réfugier en Suisse. Contre toute attente, moins de dix ans après la rédaction du Manifeste, l’unité européenne commença à devenir réalité avec la création de la Communauté européenne du Charbon et de l’acier (CECA), qui donna naissance, ensuite, à la Communauté économique européenne et, finalement, à l’actuelle Union européenne. Spinelli et le MFE furent des acteurs importants de ce processus, encore inachevé, dont l’objectif est une Europe complètement fédérale et démocratique. Leur travail politique fut particulièrement important dans la création du Parlement européen, dans l’assignation progressive faite à celui-ci de capacités législatives et dans sa démocratisation grâce à l’élection de ses membres au suffrage direct des citoyens.
La construction européenne
Le processus de la construction européenne n’a été ni simple ni facile, ni même complètement démocratique. Mais il suffit de regarder le vingtième siècle européen, en comparant sa première moitié, basée sur les souverainetés nationales absolues et sur l’autarcie des Etats-nations, et sa seconde moitié, basée sur le développement progressif des institutions supranationales, pour tirer quelques conclusions évidentes. L’année 1950 sépare deux Europe différentes, sinon opposées : celle de la faim, de la guerre et du génocide, et celle de la paix, de la démocratie et du progrès. Le continent qui, entre les mains de ses nations était devenu l’un des pires endroits du monde pour y vivre, et dont les habitants partaient chercher une vie meilleure dans les pays du tiers-monde -comme l’Argentine- est devenu rapidement le continent dont les conditions de vie, la liberté et le respect des droits de l’homme sont aujourd’hui, par comparaison, les meilleurs de la planète. Et les pays que leur aveuglement nationaliste avait poussés à la catastrophe et qui avaient cessé d’être le centre économique et politique du globe à cause de leurs ambitions nationales mesquines, sont aujourd’hui ceux qui parviennent le mieux à défendre leur bien-être et leurs conquêtes sociales dans un contexte déterminé par la globalisation de la techno-économie, sans la globalisation de la démocratie. Il n’est pas inutile de le rappeler à une « gauche » argentine et mondiale toujours attentive aux chants des sirènes du nationalisme anti- globalisation et d’un anti-européisme en complet désaccord avec une simple analyse des faits.
La leçon donnée hier par Spinelli, et rappelée aujourd’hui par Napolitano est d’une importance toute spéciale pour le monde en ces jours où les problèmes politiques les plus graves auxquels est confrontée l’humanité ressemblent de plus en plus à ceux auxquels fut confrontée l’Europe au début du siècle dernier. Et ce n’est pas fortuit, si l’on considère qu’ils puisent leur origine dans la tension croissante et insoluble entre un appareil techno-économique orienté vers la croissance et un système politique solidement ancré aux dimensions territoriales des Etats-nations. On comprend bien qu’une telle contradiction se soit avérée particulièrement forte et destructrice sur un continent qui était, en même temps, le plus avancé sur le plan techno- économique et celui qui comportait les unités politiques les plus réduites.
La dispute pour l’hégémonie internationale résultant de ces tendances commence aujourd’hui à s’installer à l’échelle mondiale, pour la simple raison que les technologies ont rendu le monde plus petit aujourd’hui que ne l’était l’Europe au début du vingtième siècle. Dans l’univers qui en résulte, tout nationalisme devient nationanisme. Sans parler de l’Amérique latine, le seul continent dont les nations sont nées sous la bannière de l’unité continentale, mais qui continue à se débattre entre les fracassantes déclarations d’amour pour la Patria Grande de ses dirigeants, et le nationalisme populiste éhonté que leurs actions concrètes révèlent quotidiennement. Rien n’est plus loin de la voie institutionnelle et supra-nationale revendiquée à Ventotene par Napolitano et ses ministres, Tommaso Padoa-Schioppa, Emma Bonino et Giuliano Amato, participants actifs du processus d’unification continentale qui, malgré beaucoup d’avancées et de reculs, est en train de créer une véritable Patria Grande européenne.
Les efforts de Napolitano ne seront sans doute pas suffisants, à eux seuls, pour relancer le processus d’unité. Cependant, la ferme volonté exprimée à Ventotene (« La voie royale pour l’Italie est toujours celle de son engagement européen », a soutenu Napolitano) et les récentes déclarations de la chancelière allemande, Angela Merkel en faveur d’une Constitution européenne ne sont que le corollaire de ces derniers mois, durant lesquels le « non » franco-hollandais a été progressivement réduit à ses justes dimensions : le refus de 2 pays sur 25, opposé aux 15 ratifications déjà officialisées [1], et manifesté dans des circonstances qui ne reflètent pas le rejet d’une Europe unie mais plutôt celui d’un mode de construction éloigné des aspirations et des besoins des citoyens.
Dans une période de désagrégation du Mercosur et du Pacte andin, et de crises répétées à propos du gaz, du pétrole, des clauses protectionnistes et de la paperasserie, il ne serait pas inutile de rappeler le slogan du Movimento Federalista Europeo italien (« L’Italie n’y arrivera pas sans l’Europe ») et de considérer aussi les déclarations de Napolitano en pensant à l’Amérique du Sud : « Il n’y a pas de futur pour l’Italie sans refus de tout repli en direction des revendications illusoires et mesquines de l’intérêt national, et vers un scepticisme stérile à propos du projet européen ».