Altiero Spinelli et Jean Monnet dans les années 50

, par Philippe Laurette

Philippe LAURETTE
Président de l’Association Jean Monnet
www.jean-monnet.net - www.cahierseuropeens.net

Je ne peux en introduction à ce court exposé qu’inviter à la
lecture du très bon livre de Maria Grazia Melchionni,
Altiero Spinelli et Jean Monnet, paru en 1993, aux éditions
de la Fondation Jean Monnet de Lausanne.
« Depuis une année…nous tirons une charrette tels deux
ânes têtus. Lui dans l’espoir d’obtenir une nouvelle
initiative de la part des gouvernements, moi dans l’espoir
d’obtenir un nouvel élan de la part des mouvements.
Espoir ? C’est trop dire. Nous sommes au fond tous les deux
convaincus que la situation mondiale et la situation
intérieure de l’Europe n’offrent plus de possibilités
raisonnables d’unification européenne ; tous deux pleins de
mépris pour nos contemporains, convaincus que nous
sommes que si nous avions le pouvoir, nous ferions de
grandes choses ; tous deux avec un prosaïsme désespéré,
décidés à ne pas mollir, parce que persuadés tous deux que
si nous tenons bon les faits se plieront et s’adapteront à
notre volonté, tous deux entourés d’un scepticisme ironique,
même entre nous, puisque en réalité Monnet est sceptique
vis-à-vis de ce que je veux, et moi à l’égard de ce qu’il veut
lui, mais pourtant tous deux convaincus que, par une sorte
de sympathie réciproque qui va au-delà d’un jugement
politique, nous devons nous aider » [1].

Ce point de vue de Spinelli est intéressant à divers titres.
Il confirme que les deux personnages se connaissaient, se
respectaient et qu’effectivement malgré leur foi européenne
commune ils ne partageaient pas toujours la même
approche.

On a tendance curieusement à occulter leurs rapports et
parfois à se limiter à leurs différences de stratégie.
Spinelli,
leader
du
fédéralisme
européen
« institutionnaliste »
en
faveur
d’une
constituante
européenne est âgé de 44 ans quand il rencontre Monnet
qui, lui, en a 63. Sa stratégie est simple : il veut établir un
rapport avec Monnet et Spaak qu’il considère comme les
deux autres forces européennes actives.
Monnet est d’accord sur la nécessité de doter l’Europe
d’une constitution mais il en remettait la charge à la future
assemblée commune de la CECA et de l’armée européenne.
Monnet remarque les qualités d’écriture de Spinelli. Il lui
demande d’écrire le discours d’ouverture de la séance de la
Haute autorité et de diriger le bureau de presse et
d’information.

Spinelli est intéressé par la collaboration avec Jean Monnet
mais il ne veut pas devenir fonctionnaire européen et
souhaite travailler en indépendance. Ses relations avec les
collaborateurs de Jean Monnet ne sont pas idéales et
laisseront des traces.

Eté 1952 une phase d’approbation et de reconnaissance mutuelle puis des différends

Le souci de Monnet est d’assurer un bon départ à la CECA
et il est hésitant sur l’objectif d’une constitution. Spinelli
concentre lui toute son action sur les travaux de la
commission constitutionnelle nommée par l’Assemblée ad
hoc.

Comme le souligne Mme. Melchionni les rapports sont
amicaux mais fermes.

Spinelli veut donner à la Communauté politique le contrôle
total sur l’armée européenne donc sur la politique étrangère.
Monnet ne veut pas trop toucher au traité de la Communauté
européenne de défense (CED) et se limite au transfert de
quelques compétences du conseil des ministres à l’exécutif
européen.

Autre différence forte : Spinelli veut se mettre à disposition
de Monnet qui doit devenir selon lui l’animateur du « parti
européen » et dont l’action doit tendre à créer une fédération
européenne.

Monnet n’a pas cette vocation. Il n’a pas l’ambition de créer
un pouvoir pour lui-même. Sa vocation est de convaincre et
d’organiser.

Monnet est un inspirateur qui ne veut pas déléguer à
d’autres le soin d’organiser sa propre activité, qui ne veut
pas se disperser. Cela ne l’empêchera pas de tester ses idées
sur les mouvements pour l’unité européenne.
L’objectif de Monnet, en février 1955, c’est « l’unité des
peuples européens réunis dans les Etats-Unis d’Europe, un
processus de changement à long terme par la volonté des
hommes mais aussi la sagesse des institutions »
Un malentendu s’installe, les relations se distendent.
Monnet n’est pas favorable à une nouvelle initiative en
faveur de la constituante européenne. Il élabore l’idée d’une
nouvelle autorité pour le développement de l’énergie
atomique mais ne prévient pas Spinelli, qui lui a élaboré un
plan d’action pour les Etats-Unis d’Europe.
Spinelli est très déçu par Euratom et le Marché commun et
également par Jean Monnet. Il considère cependant que les
conversations avec Jean Monnet avaient été pour lui un
grand stimulant pour son mûrissement intellectuel et
politique. L’amitié sera renouée dans les années 60.

Notes

[1Altiero Spinelli, in, Diario europeo, volume 1, pp. 260-261, éd.
Il Mulino, Bologne, 1989-1002, 3 volumes