Fratello Altiero

, par Robert Lafont

Ventotene est une petite île, derrière Ischia, qui fait face à
Naples. Dans cette île une petite ville, et en son milieu une
placette, sous les fenêtres d’une maison qui ne dit rien à
personne. A la fin de la semaine dernière s’y trouvait, pour
sa première visite officielle, le nouveau Président de la
République italienne, Giorgio Napolitano, accompagné de
trois ministres du nouveau gouvernement.

Ils venaient rendre hommage à leur maître spirituel, Altiero
Spinelli, qui, relégué là avec sa famille par le fascisme,
écrivait en 1941 le fameux Manifeste qui mériterait
maintenant d’être en bonne place dans toutes les écoles
d’Europe.

Je m’avise que le geste historique fait par un homme
politique de haut niveau à l’issue d’une crise de régime
n’est guère compréhensible par mon lecteur, qui est de
France, peut-être le pays de notre continent où l’intelligence
est la plus bouchée, et plus encore l’Occitanie, le chef
d’œuvre du bourrage de crâne à la française. Napolitano est
un des anciens fondateurs du Parti communiste italien, trois
hommes ayant appartenu au PCI occupent les trois
présidences de l’Etat ; la République, le Sénat et
l’Assemblée nationale. Par conséquent je lis que les
communistes reviennent au pouvoir. C’est ne rien
comprendre à l’Italie : ces trois hommes, cela fait longtemps
qu’ils ont digéré le stalinisme, et puis leur parti, s’il a fait
des erreurs considérables, a su marquer ses divergences
avec Moscou et, l’heure venue, faire peau neuve. Ce qui
revient, c’est l’immense vague démocratique et populaire,
née de l’écrasement final du nazisme et du fascisme, qui se
couvrit du drapeau communiste parce qu’il n’y en avait pas
d’autre de possible, à l’époque où les services secrets
américains bâillonnaient l’Italie de Démocratie chrétienne,
et qui donna en son temps, des années 50 à 70 le renouveau
culturel que l’on sait. Revient en ranimant le grand cinéma
critique, celui de Nanni Moretti, que Cannes vient
d’accueillir. Revient en tirant de son fond les grandes idées
qu’il a mûries. Revient en saluant la pensée la plus
courageuse du siècle, celle d’Altiero Spinelli.

Par dates biographiques, j’appartiens à cette vague. Mon
occitanisme y appartient. Mais enfermés comme nous
l’étions en France, à son histoire de nationalisme entêté et
myope, toujours renaissant de droite à gauche et vice-versa,
il m’a fallu le considérer comme un rêve, un futur, une
hypothèse. C’est tout mon combat de quelques gains et de
longue patience. Ainsi n’ai-je su presque rien de Spinelli au
moment crucial de l’après guerre et j’en ai pris connaissance
tardivement à un moment moins important quand, au début
des années 80, il s’efforçait au Parlement européen de
rendre possible, au moins en idée, une Union fédérale
européenne contre le Traité étatique de Rome et le projet
d’Acte unique. Qui se rappelle que les citoyens européens

consultés se dirent pour dans leur majorité ? Mais ils
n’étaient pas les maîtres, les Etats menaient la barque.
Cette pensée qui nous alerte, nous Européens d’aujourd’hui,
le Manifeste de Ventotene le place tout en haut, bien au-
dessus des gargouillis de Maastricht-Amsterdam-Nice et du
Traité constitutionnel aujourd’hui en panne. Cette pensée
est comme elle est, lumineuse, née au temps le plus sombre
de l’Europe, du nazisme victorieux, de la guerre où même
l’Homme risquait de se perdre. Elle tient en deux principes :
la paix déclarée entre les peuples et la suppression des
Etats-nations. Pour cela le fédéralisme généralisé, bien plus
audacieux que l’articulation de l’interne et de l’externe
posée par Camproux [1].

Vous avez noté ? Le fedéraliste Spinelli au Parlement de
Strasbourg était affilié au groupe communiste. Son espoir
laïc et social n’avait rien à voir avec le fédéralisme de Bossi
et de la ligue qui à présent gratte pour exister avec les restes
de fascisme et de racisme dans les eaux putrides des classes
moyennes du Nord. Voici que sa pensée renaît juste au
moment d’une éclaircie politique (ne chantons pas victoire
trop tôt : la hyène Berlusconi grince encore des dents), au
moment d’hésitation où, comme le dit Giorgio Amato, qui
était à Ventotene, il faut lire le « non » français au Traité
constitutionnel comme une « demande de plus d’Europe ».

Acceptons-en l’augure ! le Manifeste de 41 est réédité cette
semaine à Milan. La ministre Emma Bonino veut le faire
traduire en arabe. Pourquoi ne le publierait-on en occitan ?
Moi, j’aimerais ne pas finir ma vie sans avoir vu les
Occitans se hisser au point d’intelligence et d’audace qui
leur convient autant qu’à un Président de la République
italienne, à la cime où était Spinelli.

P.-S.

Article extrait de La Setmana, du 1 au 7 juin 2006, hebomadaire publié en occitan à Pau

Texte traduit de l’occitan par Bernard LESFARGUES - Eglise neuve d’Issac

Notes

[1Charles Camproux, né à Marseille en 1908, professeur de lettres à la Faculté des Lettres de Montpellier ; fondateur en 1934 de la Société d’études occitanes ; il sera par la suite
Vice-président de l’Institut d’études occitanes (IEO) qui existe
toujours. Très marqué par la guerre de 1914, il écrira, entres
autres ouvrages, Per lo camp occitan, et sera considéré
comme un théoricien d’un fédéralisme politique appliqué à
l’Europe. Charles Camproux décèdera en 1994 (Note du
traducteur)