L’histoire oubliée de la naissance d’une chaîne européenne : ARTE

Son 30e anniversaire est passé inaperçu. Pourtant, ce fut une petite révolution. Pour la première fois une réalisation concrète dans le domaine culturel avait été initié par la France et l’Allemagne afin de faire naître une culture audiovisuelle européenne. C’était aussi le dernier acte diplomatique de l’Allemagne de l’Ouest, avant la chute du Mur de Berlin. Je veux parler de la chaîne de télévision ARTE. Un acronyme dont on a oublié la signification originelle : Association relative à la télévision européenne.

Le projet d’utiliser l’audio-visuel pour construire une nouvelle relation franco-allemande n’est pas nouveau. La première allusion à cette idée se trouve dans l’accord culturel franco-allemand du 23 octobre 1954. Outre un ensemble de mesures visant à développer les échanges culturels et linguistiques au niveau des universités et des institutions culturelles et de jeunesse, on note un dernier point où il est dit que les parties « organiseront des émissions de radio et de télévision aux fins de diffusion culturelle ». Mais si la culture est absente du mémorandum français du 18 septembre 1962 préparatoire au traité de l’Élysée, le mémorandum allemand du 8 novembre 1962 mentionne le projet « d’émissions communes de radiodiffusion et de télévision ». Le traité de l’Élysée acte la volonté de développer une coopération en matière d’information mais aussi dans le domaine radiophonique, télévisuel et cinématographique. Mais c’est donc l’Allemagne qui a poussé l’idée. En 1978, l’idée refait surface : l’universitaire Joseph Rovan, ancien déporté résistant, propose de créer un office franco-allemand de l’audiovisuel. Mais l’idée est vite abandonnée.

Elle est réactivée à la faveur des années 1980 dans un contexte très différent, à la fois techniquement et politiquement. Le début des années 1980 est marqué par un vent de libéralisation sur les ondes radiophoniques et une floraison des chaînes de télévision (en France, création de Canal+, de la Cinq et de la Six).

François Mitterrand, arrivé à la présidence de la République française en mai 1981, prend l’affaire en main car c’est un dossier qui lui est cher. Il écrit à un historien célèbre, le médiéviste Georges Duby (1919-1996), en février 1984, pour l’inviter à réfléchir à la manière dont on pourrait diffuser la culture et les savoirs autrement que de manière académique, et en tirant profit de la révolution médiatique en émergence. Duby, professeur au Collège de France, élu à l’Académie française, était mondialement connu. Et il avait ceci de particulier qu’il ne trouvait pas vulgaire la vulgarisation du savoir. En 1976, la série (tirée d’un de ses livres les plus célèbres) Le Temps des cathédrales connaît un grand succès. La surprise vient de deux de ses collègues, le sociologue Pierre Bourdieu et l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui se déclarent également favorables à la création d’une chaîne de télévision éducative et culturelle. L’idée est dans l’air. Ainsi, en juillet 1984, le patron de la chaine de service public Antenne 2, Pierre Desgraupes, imagine un programme de chaîne culturelle européenne.

C’est au Collège de France, haut lieu symbolique du savoir, que François Mitterrand annonce, le 14 mai 1985, qu’il vient de demander au gouvernement de créer les conditions favorables à la création d’une chaîne de télévision éducative et culturelle. On notera que Mitterrand n’évoque pas spécifiquement l’Europe, pas plus que l’Allemagne. La structure d’accueil de la filiale sera la chaîne publique FR3, et cette filiale, officialisée le 23 février 1986, s’appellera : la SEPT. « L’ambition de la SEPT, dira Bernard Faivre d’Arcier, fut surtout de développer de nouvelles formes de captation de spectacles, de créer des magazines culturels européens, de soutenir le jeune cinéma indépendant et de développer ce qu’on appelle le documentaire de création… ». L’ambition européenne se retrouve dans une politique d’achat et de co-production qui privilégie les autres télévisions européennes, « à une époque, dit Faivre d’Arcier, où l’essentiel des achats de programmes se fait aux USA. »

La gauche perd les élections législatives de mars 1986, Jacques Chirac devient Premier ministre, et Mitterrand reste président de la République, inaugurant la « cohabitation ». L’entourage du nouveau Premier ministre est très hostile. Une lettre signée par des grands noms de l’intelligentsia (Duby, Soulages, Pierre Boulez, François Gros, professeur au Collège de France, Jean Dausset, prix Nobel de médecine) sauve l’affaire. Chirac a compris l’intérêt de ce projet et le soutient. Georges Duby prend la tête du conseil d’administration de la SEPT, mais au prix de l’éviction de Faivre d’Arcier. Une direction collégiale est animée par Jean-Michel Maurice ; y participent, grande nouveauté en France, trois responsables de télévisions européennes : Channel 4 (Michael Kustow), TSR (Claude Torracinta) et ZDF (Eckart Stein). L’originalité, c’est aussi que la SEPT est diffusée par le satellite ; ce fut « sa chance », témoigne Jean-Michel Maurice, car le satellite a « fait de la SEPT plus qu’une chaîne : une idée neuve en Europe ».

L’objectif est la mise en place d’une politique de partenariat à l’échelle de l’Europe en vue de construire un réseau de production, d’échange et aussi de création de programmes ou de séries, avec un volet « doublage » très important. Cet espace audiovisuel européen s’établit peu à peu, discrètement et laborieusement, avec une série d’accords-cadres. Le premier d’entre eux est signé à Mayence en mars 1987 avec la ZDF (Zweites Deutsches Fernsehen), deuxième chaîne de télévision généraliste publique fédérale allemande. D’autres suivront, avec l’Allemagne (l’ARD), la Suisse (SSR), la Belgique, le Royaume-Uni, le Danemark, la Grèce. « Nous voulions devenir une vraie chaîne européenne, un vecteur de circulation des œuvres, des idées et des auteurs », résume Jean-Michel Maurice. L’ouverture sur l’Europe marque les premières émissions diffusées sur FR3, en 1987, avec des sujets comme le 750e anniversaire de la ville de Berlin ou les grands festivals d’art lyrique européens.

Après les élections législatives de juin 1988, dans la foulée de sa réélection, François Mitterrand veut marquer son nouveau règne par un geste fort en faveur du couple franco-allemand, qu’il considère comme le moteur de l’Europe. Georges Duby devient président d’honneur de la chaîne ; arrive un homme de grand talent, proche de la nouvelle majorité : Jérôme Clément. Par lui s’ouvre une nouvelle page symbolisée par une modification des statuts : le 14 mars 1989, la SEPT est dénommée Société européenne de programmes de télévision. L’impératif franco-allemand doit inspirer le changement.

Déjà, lors du 48e sommet franco-allemand des 27-28 octobre 1986 à Francfort, les deux pays ont pris acte de leur volonté d’accentuer leur coopération culturelle à partir de la création d’une « chaîne à vocation européenne ». C’était la première rencontre exclusivement dédiée à la culture. Les deux pays énoncent une « Déclaration commune franco-allemande sur la coopération culturelle » reposant sur la volonté de « progresser dans la construction de l’Europe des citoyens et d’accroître son rayonnement culturel dans le monde. » Le 18 octobre 1988, le gouvernement français demande à Georges Duby de se préparer à ce que la SEPT constitue le noyau autour duquel la future chaîne franco-allemande sera pensée et construite. Jérôme Clément a bien voulu me confier que l’historien était très sceptique au départ. Ce projet n’était pas le sien. La ministre française chargée de la Communication, Catherine Tasca, lui écrit pour lui expliquer que la SEPT devra se fondre dans une société de programmes franco-allemande ou devenir le principal partenaire, du côté français, de la société qui serait créée pour l’exploitation du canal. Elle en rappelle l’enjeu et la « grande ambition » qui est de faire progresser « l’identité culturelle européenne » :
La création d’une chaîne européenne à vocation culturelle, fondée sur une coopération franco-allemande, est à mes yeux un élément essentiel dans la construction d’un paysage audiovisuel européen des prochaines années, et devrait apporter une contribution inestimable au progrès de l’identité culturelle européenne.

Lors du 52e sommet franco-allemand à Bonn (4 novembre 1988), soit un an avant la chute du mur de Berlin, décision est prise de créer une chaîne culturelle franco-allemande qui aura à sa disposition un canal du satellite français de diffusion directe (TDF1), relayé par le câble. Il est acté que les Länder, qui en République fédérale d’Allemagne ont compétence sur les questions audio-visuelles (c’était un vrai problème à régler, m’a expliqué Jérôme Clément, alors que la France, du fait de sa centralisation, n’avait qu’un pôle décisionnel), seront parties prenantes dans cette affaire. Mais c’est seulement le 18 septembre 1990, à l’occasion du 56ème sommet franco-allemand, en pleine réunification allemande, que Kohl consent que cet accord international, ou interétatique, soit, à titre exceptionnel, signé par les Länder. C’est symboliquement très fort et ça montre l’importance que les deux gouvernements accordent à ce projet culturel. Le traité est signé le 2 octobre 1990 à Berlin. Comme le dit Jérôme Clément, « ce fut le dernier acte diplomatique de l’Allemagne de l’Ouest ». Le 30 avril 1991, la SEPT fait alliance avec ARTE Deutschland pour donner naissance à ARTE. Le montage juridique est inédit : c’est un groupement d’intérêt économique, qui prend le nom d’ARTE (Association relative à la télévision européenne), dont la gestion et le financement sont assurés en commun par les deux pays à travers les chaînes publiques impliquées. Comme l’écrit Jérôme Clément, « son ambition est donc de prouver que la télévision peut être un instrument socioculturel transnational et pas seulement un moyen de divertissement ». La suite, et jusqu’à aujourd’hui, montre que le défi a été relevé, même si nombreux sont ceux qui regrettent le fait que cette chaîne ne soit pas plus « européenne » au niveau de son pilotage et de sa diffusion.

1992 : c’est l’année du traité de Maastricht (la monnaie unique) et de l’entrée de la Yougoslavie dans la guerre ethnique. Mais c’est aussi, le samedi 30 mai 1992, la diffusion par satellite (qui devient quotidienne) des premières émissions d’ARTE simultanément en France et en Allemagne. La soirée d’ouverture a lieu en direct de l’Opéra de Strasbourg. Strasbourg, car « nulle part mieux qu’ici on se sent à la fois français et européen » (François Mitterrand). Les programmes sont diffusés dès 17h en France sur le canal de la SEPT ainsi que sur une fenêtre de la chaîne régionale FR3 le samedi après-midi sur le réseau hertzien et, en Allemagne, sur le câble. Le souhait du président Mitterrand était accompli. Au dîner qui a précédé le sommet de Bonn, le 4 novembre 1988, il avait fixé le cap :

Maintenant, il faut choisir nos objectifs. Voilà pourquoi à Aix-la-Chapelle, j’ai rappelé que, selon moi, il fallait bâtir une monnaie commune, qu’il fallait développer on pas notre culture mais les moyens de notre culture [1].

Avec ARTE, on faisait d’une pierre trois coups : preuve était donnée qu’un projet culturel européen pouvait exister ; on renforçait le lien franco-allemand, ce qui était la condition même du développement de l’Europe intégrée ; l’Europe montrait qu’elle était capable d’innovation sur le plan technologique et aussi que culture et technique n’étaient pas irréconciliables.

C’est ce dernier point que vise Mitterrand quand il parle des « moyens » de la culture. Les moyens, c’est le numérique et l’espace. En effet, ARTE émettait au départ sur le premier satellite de télédiffusion directe TDF1, issu d’un accord franco-allemand signé au début des années 1980 et ce satellite était mis sur orbite par la fusée Ariane [2] (automne 1988). Le problème était une couverture réduite : peu de foyers étaient connectés en raison du coût des équipements de réception. Le problème sera réglé en décembre 1989 avec l’attribution des fréquences hertziennes (le 5e canal disponible). Le 28 septembre 1992, ARTE diffuse en France dès 19h sur le réseau hertzien, auprès de 72% des foyers. Dans les années 2000, le développement de l’ADSL et de la TNT (Télévision Numérique Terrestre) assure une couverture totale et permet à ARTE étendre sa grille de programmes à l’ensemble de la journée.

Certes, les critiques ne manquèrent pas. Y compris du côté des intellectuels et du monde académique qui se complaisent, au nom de l’idée qu’ils se font de la culture populaire, dans la dénonciation d’un « ghetto élitiste ». Dès 1990, dans son livre Éloge du grand public, le sociologue Dominique Wolton, spécialiste de la télévision, part en guerre contre ce projet : « Arte a été décidée sans consultation, sans débat parlementaire, sans avis du CSA, sans évaluation de La Sept, sans expérience sur le câble, sans tenir compte de l’échec de la Cinq. Bref, dans la tradition française où la télévision est le fait du prince. » Il récidive dans le journal Le Monde en 1992, en termes violents : « Arte n’est pas seulement la danseuse des socialistes, elle est aussi le symbole de l’échec d’une politique de la télévision publique. Contrairement à ce que certains pensent, Arte ne tire pas vers le haut, mais vers le côté et relève plus de la facilité que du courage. »

Du courage, pourtant, il en a fallu pour braver les réticences, les obstacles, les polémiques. Jérôme Clément lui répond dans le même journal le 25 septembre 1992 en rappelant le méta-enjeu qui sous-tend l’entreprise :

Quoi de plus important pour l’Europe, en plein chantier, que de chercher à rassembler ses créateurs, ses réalisateurs, ses productions, pour mettre en commun une mémoire, un imaginaire, un regard sur le monde qui nous entoure ? Comment ne pas être d’emblée stimulé par l’idée formidable d’une télévision européenne, dont la vocation est de faire communiquer les hommes entre eux, surtout quand ils ont un lourd passé d’incompréhension, de guerres, de non-connaissance mutuelle.

Dans ses Mémoires, il dit comprendre que « la question allemande se cache derrière toutes les attaques contre ARTE ». De fait, un certain anti-germanisme populiste culturophobe ne manqua pas d’accueillir l’événement ARTE. Par exemple, on a pu lire dans le Journal du Dimanche : « ARTE, la langue de Goebbels ». En 1996, un député de droite, Alain Griotteray, moquant les 2/3% de part de marché de la chaîne, explique qu’ARTE était « la chaîne de l’expiation ». Mais comme toute nouveauté qui heurte des habitus, il faut l’analyser sur le long terme pour s’apercevoir qu’ARTE a favorisé une autre lecture de l’Europe et une autre approche de la culture télévisuelle.

Aujourd’hui, elle a pris le tournant numérique et continue à être un lieu d’innovation. Si elle n’a pas réussi à être totalement européenne, elle est un lien vivace entre l’Allemagne et la France. Forte de ses 30 ans, la chaîne ARTE n’a jamais été autant regardée : au-dessus de 3% de parts d’audience, elle dépasse le million de téléspectateurs. Elle déjoue son statut de « chaîne préférée des Français qui ne la regardent pas » car elle a su prendre le chemin du numérique en devenant une plateforme créative, traduite en 6 langues, attirant 170 millions de vues cumulées chaque mois sur la plateforme arte.tv ; entre 2017 et 2020, sa progression sur le numérique s’est accrue de 400% et attire de plus en plus de jeunes (15-34 ans).

P.-S.

Je remercie vivement Jérôme Clément pour son témoignage et ses conseils.

Notes

[1Jérôme Clément, Le Choix d’Arte, Grasset, 2011, p. 29.

[2Le programme Ariane est mis en place par l’Agence spatiale européenne en 1973 afin de donner les moyens à l’Europe de mettre en orbite ses propres satellites, ce qui est une manière de réduire sa dépendance technologique à l’égard des Américains.