Montée en puissance du nationalisme et intégrisme hindou : Un péril pour l’idée de fédéralisme en Inde ?

, par Michel Caillouët

À l’heure ou ces lignes sont écrites, le gouvernement de l’Union indienne a imposé le confinement de 1,3 milliard de personnes, pandémie du Covid-19 oblige. Tâche impossible, dans ce pays immense et où, malgré de grands progrès dans les 30 dernières années, la pauvreté reste endémique.
Mesure imposée au niveau de la fédération indienne dans son entièreté, mais celle-ci inspire-t-elle encore confiance à l’ensemble des indiens, alors que les minorités, surtout musulmanes, sont de plus en plus considérées comme de « seconde zone » ?

La Constitution indienne, qui a permis la formation de ce qui reste encore la plus grande fédération au monde, a fêté ses 70 ans le 20 janvier dernier, est la plus longue de toutes les constitutions écrites (395 articles), elle s’inspire largement du « Government of India Act » voté par le Parlement britannique en 1935. On ignore si les fédéralistes britanniques de l’époque (Lord Lothian), très actifs, ont eu une influence sur ce texte, mais il s’agit d’un texte bien structuré, où les pouvoirs centraux (défense, relations extérieures…) sont convenablement définis, et qui laissent l’espace nécessaire pour l’épanouissement des pouvoirs des 29 États indiens qui composent la fédération.
Dans cette constitution, un article est important, l’article 15 qui interdit toute discrimination concernant la religion, la race, la caste, le sexe ou le lieu de naissance. Cet article est le terreau à partir duquel les valeurs de démocratie se sont forgées, notamment la notion de « sécularisme » (en fait introduite tardivement dans la constitution, en 1976), que l’on rapproche de notre laïcité. Dans le sécularisme indien, toutes les religions y ont leur place, toutes doivent être respectées et défendues, sans séparation de l’Église et de l’État, comme en France.
Dans la Constitution, une place importante revient à un organisme indépendant, la Cour suprême. Celle-ci dispose du pouvoir d’invalider les lois qui seraient contraires aux dispositions constitutionnelles, notamment celles sur les droits fondamentaux (article 15 en particulier). Face à l’histoire souvent agitée de l’Inde dans les 70 dernières années, et les nombreuses mesures d’urgence prises, la Cour a été souvent sollicitée et avait permis, jusqu’à présent, de préserver le fonctionnement normal de la constitution, tournée vers la protection des droits humains.
C’est que l’Inde a toujours été, et est de plus en plus, soumise aux affres de la montée en puissance du nationalisme hindou, avec l’arrivée au pouvoir, au niveau fédéral et dans de nombreux États, du BJP (Bharatiya Janata Party, ou Parti Indien du Peuple).

Le BJP en tant que parti politique a été créé en 1980. Mais ses racines idéologiques, l’hindutva, la primauté à la culture et civilisation hindouiste, sont beaucoup plus anciennes. Ce sont celles du RSS (Rashtriya Swayamsevack Sangh), officiellement groupe d’éducation destiné à forger l’unité de la communauté hindoue, fondé en 1925 par un médecin, Keslav Baliram Hedgewar. Le RSS prône en fait une idéologie aryenne, anti-musulmane (les musulmans sont des envahisseurs, les non hindous ne peuvent être des citoyens indiens…) et avec des idées très proches de l’extrême droite européenne.
Le BJP, alimenté par l’idéologie du RSS, compte maintenant 110 millions d’adhérents, c’est le parti politique le plus important du Monde (devant le parti communiste chinois). Il a obtenu le pouvoir au niveau fédéral en 1996, avec un gouvernement de coalition, conduit par Atal Bihari Vaspayee, qui a conduit une politique relativement modérée. À la surprise générale, le parti du Congrès a repris le pouvoir en 2003, mais lors des élections générales de 2014, le BJP a obtenu cette fois la majorité quasi absolue, sous le leadership de celui qui était Chief Minister du Gujarat, Narendra Modi, qui a fait ses classes au sein du RSS.
Les élections en Inde réunissent 900 millions d’électeurs, vu la dimension du pays et la complexité de l’organisation, elle ne se font pas sur un seul jour, mais sur 40… Elles sont suivies par une Commission électorale puissante et compétente, et malgré un climat de violence possible, leur validité a toujours été reconnue.
C’est le miracle indien qui perdure depuis l’instauration de la fédération, un pays « démocratique ». Miracle en 1950 alors que l’Inde était très largement non alphabétisée (on compte
encore aujourd’hui un tiers d’analphabètes, raison pour laquelle le bulletin de vote reprend des symboles, celui du BJP étant une fleur de lotus).

Mais ce miracle de 1950 n’est-t-il pas en train de se transformer en mirage ?

L’Inde devient sans doute l’un des leaders des « démocraties illibérales », qui fleurissent dans le monde et pire peut être, tout en restant une fédération, est-elle en train de bafouer progressivement les valeurs démocratiques et de droits humains, qui étaient celles du texte constitutionnel fondateur de 1950 ?
Najendra Modi a été élu une première fois en 2014 aussi sur ses promesses économiques. Fort de ses succès lorsqu’il était « Chief Minister » du Gujarat, il a été élu sur base de perspectives de croissance accrue pour l’ensemble de la fédération, effectivement acquises pendant quelques années.
Mais les sujets sociétaux, et la mise en place de l’hindutva, ont progressivement pris le dessus, et ce sont ces thèmes qui ont dominé lors de sa réélection en 2019 et qui fixent l’agenda politique de l’Inde de 2020.
La liberté de la presse (l’Inde regroupe 82 000 journaux, 130 millions de lecteurs journaliers…) a été mise à mal, et l’Inde, pourtant pays à la parole très libre, n’est plus que 140ème au niveau mondial pour la liberté de la presse (sur 180 pays classés) ; les réseaux sociaux sont habilement manipulés à la gloire de Narendra Modi, traduisant une tendance vers une personnalisation importante du pouvoir.
Le second mandat du gouvernement Modi voit un harcèlement grandissant vis à vis des intellectuels, enseignement et universités (cf. l’article du Monde du 23 mars 2020 : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/20/inde-les-intellectuels-museles-par-les-nationalistes-hindous_6033823_3210.html), ceci correspond aux tendance lourdes du pouvoir en place « le RSS considère que l’histoire enseignée dans le système éducatif indien a été écrite par des universitaires marxistes occidentaux qui ont négligé la grandeur de l’Inde ancienne, sous-évalué les dommages dus aux invasions musulmanes et valorisé des héros du mouvement pour l’indépendance conduit par le parti du Congrès aux dépens des nationalistes hindous, leurs contemporains » .
La violence vis à vis des minorités (en infraction avec l’article 15 de la Constitution) n’est pas nouvelle. En 2002, et alors que Najendra Modi était aux commandes de l’État du Gujarat, un pogrom, commandité en fait par les Autorités locales, avait fait 2 000 victimes, brulées vives dans leurs maisons. Des enquêtes avaient alors été menées par l’ensemble des Ambassades de l’UE à New Delhi (le soussigné, en poste alors dans cette capitale, les avait coordonnées) : les conclusions étaient sans appel et les responsabilités claires, l’idéologie froide de l’hindutva, avait frappé. Encore aujourd’hui, alors qu’un journaliste a mis en cause le ministre de l’intérieur Amit Shah, pour son rôle dans les émeutes antimusulmanes de 2002, des techniques d’humiliation extrêmes ont été utilisées pour le faire taire.

Le BJP et le RSS sont maintenant présents et actifs non seulement au niveau fédéral, mais aussi dans de nombreux États. C’est le cas d’un des plus grands États indiens, l’Uttar Prasdesh (200 millions d’habitants). Le Chief Minister, Yogi Adityanah est un ardent militant RSS, condamné pour tentative de meurtre, incitation à la haine religieuse, émeutes… C’est lui qui, en 2017, a fait retirer le Taj Mahal des guides officiels indiens : ce monument, classé par l’Unesco, ne reflèterait pas la culture indienne, il est l’œuvre des Moghols, accusés d’avoir commis un « holocauste » … Relecture de l’histoire.
En effet, la réécriture des programmes scolaires, la promotion du yoga comme symbole de la culture hindouiste éternelle (il y a maintenant un Ministre du yoga dans le gouvernement fédéral indien), la mise en valeur des temples hindous comme élément fondamental (leur libre accès est d’ailleurs de plus en plus limité), la pression systématique sur les minorités religieuses pour les inférioriser, sont maintenant la règle dans toute l’Inde.
Comme le dit le Professeur Gurhagal Singh, il ne s’agit pas seulement d’un retour du religieux dans la vie publique mais d’ « un projet ethno-nationaliste soutenant la création d’une nouvelle république indienne », profondément axé sur l’identité et les valeurs traditionnelles de l’indouisme et le rejet des autres cultures, et non pas sur une orientation moderne et laïque telle qu’elle a pu être promue par le parti du Congrès dans les décennies précédentes, en application de la constitution fédérale de 1950.
Ces mouvements ont pris une nouvelle tournure récemment avec la promulgation de la nouvelle loi sur la citoyenneté, le 11 décembre dernier. Celle-ci applique la discrimination systématique, et la naturalisation automatique d’immigrés illégaux venus des pays voisins, à condition que ceux-ci ne soient pas musulmans.
Comme le dit Ingrid Thermath, journaliste et docteure en sciences politiques, spécialiste de l’Inde : « au fond, l’objectif de cette loi n’est pas d’accueillir davantage de réfugiés, mais de faire comprendre aux musulmans indiens qu’ils sont des citoyens de second rang ».
Cette nouvelle loi a généré de graves manifestations à Delhi, durement réprimées aussi par des membres du RSS. La grande majorité des manifestants, dont des femmes, arboraient la Constitution indienne à la main (et non le Coran), pour rappeler les principes de laïcité et d’égalité de la Constitution fédérale indienne.
C’est que, malgré ces mouvements profonds de montée de l’hindutva, la Constitution fédérale de 1950 est toujours en application, normalement surveillée par la Cour suprême. Mais celle-ci vacille aussi : elle a ainsi donné récemment raison aux intégristes hindouistes, en considérant caduc un contentieux vieux de près de 200 ans, et permettant la construction d’un temple hindou sur un lieu historique musulman.

L’évolution de l’Inde montre que l’on peut rester une fédération, mais faire fi des valeurs humanistes et des droits de l’homme qui ont permis sa création et évolution.
L’article 5 de la constitution indienne peut toujours faire partie des textes fondamentaux, mais peut être vidé de tout sens. La démocratie maintenant illibérale indienne n’est pas la seule dans le monde à choisir cette direction, la fédération brésilienne, sans doute d’autres, suivent ou vont suivre…
Doit-on se satisfaire de fédérations sans respect des valeurs ?