Quels remèdes à « l’automne démocratique » en Europe centrale et orientale ?

, par Théo Boucart

Il y a trois ans, la rédaction du Taurillon publiait un article sur « l’automne démocratique » de l’Europe centrale et orientale (l’expression est à opposer aux « printemps démocratiques », notamment arabes). Ce papier tentait d’élaborer des pistes de réflexion, surtout historiques, pour comprendre le glissement de ces jeunes démocraties libérales, membres de l’Union européenne depuis le début des années 2000, vers une remise en cause des principes démocratiques fondamentaux, comme la séparation des pouvoirs ou la liberté de la presse.

Quelques années après cette publication, et tandis que le « mal démocratique » s’approfondit en Hongrie et en Pologne et s’étend à la Slovaquie, la République tchèque ou encore la Roumanie, il me semble nécessaire d’aller plus loin dans l’analyse et de porter l’étude sur la période post-1989. Les années 1990 furent en effet particulièrement importantes dans la formation des structures étatiques et des sociétés civiles actuelles. L’influence des institutions européennes dans la transformation économique et politique des anciennes démocraties populaires n’est pas à négliger.

Les termes du débat doivent être sensiblement nuancés. Les analyses diverses parlent volontiers d’une fracture de plus en plus importante entre l’Ouest et l’Est de l’Union européenne en ce qui concerne l’état de droit et le dynamisme des sociétés civiles. Seulement voilà : ce mouvement concerne également l’Italie, avec l’éphémère coalition gouvernementale entre les populistes du Movimento Cinque Stelle et l’extrême-droite de la Lega Norte. En Allemagne, un pays connu pour la stabilité de ses institutions et son modèle de démocratie indirecte et fédérale, la recrudescence des mouvements d’extrême-droite, particulièrement perceptibles dans les Länder orientaux comme la Saxe et la Thuringe, est inquiétante. Enfin, que dire de l’influence grandissante des idées de la droite radicale dans le débat d’idées en France et en Grande-Bretagne ?

Néanmoins, les évolutions actuelles montrent que c’est en Europe centrale et orientale que les racines des tendances anti-démocratiques sont les plus profondes. Comment l’expliquer, au-delà des clichés selon lesquels ces pays seraient bien ingrats de se détourner des valeurs démocratiques cardinales pour l’Europe, tout en acceptant très volontiers les milliards d’euros des fonds régionaux ou de cohésion ? Cet article tentera, de manière fort modeste, d’apporter une contribution à la réflexion, à l’heure où il est plus que nécessaire de tordre le cou aux clichés sur ses partenaires européens pour ainsi construire une sphère publique transnationale, prérequis indispensable à l’établissement d’une démocratie européenne digne de ce nom et à terme d’une Europe fédérale.

À quel point « l’automne démocratique » est-il sérieux ?

Pour tenter de répondre à cette question extrêmement complexe, il est nécessaire d’élargir notre horizon et de faire une comparaison de l’état de la démocratie aux niveaux européen et mondial. L’indice de démocratie du groupe de presse britannique The Economist Group sert souvent de référence en la matière. Cet instrument utilise près de 60 critères pour mesurer le pluralisme politique, le fonctionnement du gouvernement, la participation politique, le respect des libertés civiles et la culture politique des 167 pays inclus dans le classement. Le système de notation va de 0 dans une situation d’absence totale de démocratie à 10 pour une démocratie parfaite. Les pays sont ainsi divisés en quatre catégories : les démocraties « pleines » (full democracies), notées de 8,01 à 10, les démocraties « imparfaites » (flawed democracies) de 6,01 à 8, les régimes « hybrides » de 4,01 à 6 et les régimes autoritaires de 0 à 4.

En 2019, le pays considéré comme le plus démocratique était la Norvège, avec un score de 9,87 sur 10. A l’opposé, la Corée du Nord reçoit la « palme » de l’État le moins démocratique, avec 1,08. Concernant maintenant l’Union européenne, la Suède s’assure la première place avec 9,39. La Roumanie ferme la marche avec une note de 6,49. Cela signifie que l’UE est comparativement un territoire assez démocratique par rapport au reste du monde. Les 27 pays sont des démocraties « pleines » ou « imparfaites », et aucun régime hybride ou autoritaire ne prospère à l’intérieur des frontières de l’Union. C’est un premier fait à souligner avant de poursuivre l’analyse à l’Europe centrale et orientale : pour le moment, la démocratie n’est pas remise en cause fondamentalement dans l’Union européenne, les citoyens de l’ensemble des pays participent librement aux scrutins locaux, ainsi qu’aux élections européennes.

La région qui nous intéresse est parfois appelée « Europe de l’Est ». Cette dénomination, imprécise et désuète de surcroît, est une injustice à double titre : elle rappelle la période de l’autoritarisme soviétique et sous-entend que cette vaste région est uniforme. C’est faux, et l’analyse de la démocratie sur ces territoires le montre. En reprenant l’indice de 2019, l’on s’aperçoit que la situation des onze anciens pays communistes est très diverse : les pays baltes, la République tchèque, la Slovaquie, la Slovénie et la Bulgarie sont assez bien classés (entre 7,9 et 7,03). Suivent ensuite un groupe de pays dont l’indice est situé amplement en-dessous de 7 (entre 6,63 et 6,49) : la Hongrie, la Pologne, la Croatie et la Roumanie. Là encore, il n’est pas question de parler de régime non-démocratique (la Macédoine du Nord, à titre d’exemple, est le premier régime hydride du classement, avec une note de 5,97 ; suivie de près par l’Ukraine et l’Albanie), néanmoins, contrairement à la partie occidentale de l’Union, la « nouvelle Europe » ne compte en 2019 aucune démocratie dite « pleine ».

À ce critère quelque peu subjectif (les indices de démocratie et les catégories sont assez mouvantes d’une année sur l’autre), s’ajoute un deuxième constat, étayant là notre réflexion : la situation s’est globalement dégradée durant la dernière décennie. En comparant les résultats décrits plus haut avec l’indice de démocratie établi en 2010, seuls quatre pays ont vu leur note progresser : les trois États baltes et la Bulgarie. Tous les autres pays ont vu leur situation démocratique se dégrader, en particulier la Hongrie, la République tchèque et la Pologne qui se sont effondrées en perdant environ 0,5 point à chaque fois. La chute fut moins rude dans les autres cas, mais elle est indéniable.

Comment des pays qui réformèrent tant pour améliorer leurs systèmes économique et politique, afin de rejoindre l’Union européenne, purent-ils à ce point relâcher leurs efforts ? Certes, d’autres États virent leur indice démocratique sensiblement baisser durant cette décennie, comme l’Italie, la Belgique ou la Grèce. Néanmoins, le mal semble bien plus profond en Europe centrale, où des gouvernements ultraconservateurs (dirigés par le Fidesz en Hongrie ou le PiS en Pologne) prirent non seulement le pouvoir ces dernières années, mais le conservent, gagnant élection sur élection. Les conséquences de leurs politiques seront durables, à mesure que la liberté de la presse est bafouée (tout le monde se souvient de la suspension brutale du Népszabadság, principal quotidien hongrois, en octobre 2016), que la séparation des pouvoirs est remise en cause (l’indépendance de la justice est menacée en Hongrie, en Pologne et en Roumanie) et que la corruption gangrène la vie politique (le meurtre en février 2018 du jeune journaliste Ján Kuciak et l’enquête qui suivit montra l’influence de réseaux mafieux en Slovaquie).

Ce sont donc surtout la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Roumanie qui présentent des symptômes « d’illibéralisme » (pour reprendre la formule du premier ministre hongrois Viktor Orbán). Aussi notre étude se portera-t-elle majoritairement sur ces pays, même si des signes inquiétants sont également visibles en Croatie, en Bulgarie et dans une moindre mesure en Slovénie.

De la transition chaotique à l’adhésion de ces pays à l’Union européenne

L’Union européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui n’existerait pas sans la chute du bloc communiste entre 1989 et 1992. Sans revenir sur l’ensemble des détails de cette période complexe, on peut dire sans hésitation que la transition d’un régime communiste et totalitaire vers un système démocratique et libéral fut très brutale, chaotique, et eut des conséquences considérables pendant plusieurs années.
Ces bouleversements concernèrent l’ensemble des anciens pays du bloc communiste, pas uniquement les pays centre-européens. Dans cette région néanmoins, la transition se construisit principalement autour de la réforme de trois domaines essentiels (François Bafoil) : la propriété privée, l’administration publique et territoriale et l’État social. Ces réformes furent jugées nécessaires pour stabiliser les pays et les insérer dans l’économie européenne et mondiale, mais créèrent des inégalités aiguës et encore perceptibles aujourd’hui entre les territoires et les classes sociales, jouant ainsi un rôle dans le succès des partis ultraconservateurs actuels. Les électeurs des campagnes, laissés pour compte de la transition et de l’intégration européenne, semblent prendre leur revanche sur les électeurs privilégiés des centres urbains.

Avec le recul de plusieurs décennies, de nombreux observateurs s’accordent à dire que la transition ne fut pas correctement menée. Les citoyens des pays concernés consentirent à des efforts considérables au cours de la décennie suivant la chute du bloc totalitaire communiste. Pourtant, une telle transition était nécessaire, étant donné l’absurdité et les contradictions du communisme « réel ». Après des décennies de dictature soviétique, précédées parfois d’une sanglante domination nazie, les populations étaient fortement éprouvées. Aujourd’hui, le rôle des sociétés civiles dans la remise en cause des dérives autoritaires observées est assez divers. Alors que la Roumanie, la Pologne, la Slovaquie et la République tchèque virent récemment de grandes protestations dans les rues, la société civile hongroise semble bien plus timorée. András Dési, ancien rédacteur-en-chef du Népszabadság, explique cela par le fait son pays n’eut pas à lutter pour obtenir la chute du régime communiste, tandis que dans d’autres, comme en Tchécoslovaquie et surtout en Roumanie, des mouvements populaires puissants eurent finalement raison des gouvernements pro-soviétiques.

Quel fut le rôle de l’Union européenne dans cette transformation radicale ? Un des meilleurs spécialistes du sujet, Lukáš Macek (directeur de l’institut d’études politiques de Dijon), estime que l’UE fut « absolument incontournable et redoutablement efficace dans la phase de préadhésion […] la perspective européenne a incité les élites politiques à adopter un discours rassurant et mobilisant ». Les critères de Copenhague formulés en 1993 et qui exigeaient des pays candidats des institutions stables, une économie de marché fonctionnelle et la capacité de souscrire aux objectifs de l’UE, jouèrent un rôle non négligeable dans la consolidation démocratique, surtout si l’on regarde le marasme économique et politique des anciennes républiques soviétiques (hormis bien sûr les pays baltes). Toutefois, toujours selon Macek, l’Union put instaurer une relation hiérarchique, comme « un élève face à un maître, avec un contrecoup au niveau de la fierté nationale ». Un péché originel qui a nourri un ressentiment au sein d’une partie des citoyens d’Europe centrale et orientale ?

Sans cadre démocratique transnational, les institutions politiques nationales s’affaiblissent

Passé « l’euro-optimisme », fût-il modéré, au cours des années 2000, une « amère désillusion » (József Péter Martin) s’ancra à l’Est de l’Union européenne. Cette déception ne s’exprima pas de la même manière néanmoins. Selon un sondage Eurobaromètre de 2008, la perception positive de l’Union européenne bondit en Pologne (passant de 50% en 2004 à 65% quatre ans plus tard) mais s’effondra en Hongrie (de 49% à 31%). Le cas hongrois est à ce titre instructif : les performances macro-économiques du pays furent décevantes tout au long des années 2000 et cela se ressentit dans la perception par les Hongrois de l’Union européenne. Les dérives autoritaires des années 2010 dans le pays, mais également dans la plupart des autres pays de la région depuis lors, n’est qu’un contre-coup des bouleversements considérables subis par la région à la fin du siècle dernier, ainsi que de la démocratisation encore récente. Le groupe de Visegrád, formé en 1991 par la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie, agit désormais comme le porte-voix d’un « contre-projet » européen, même si son unité est à nuancer.

L’Union européenne, sous sa forme actuelle, n’est absolument pas armée pour faire face à la remise en cause de ses valeurs fondatrices. L’arsenal juridique, s’il n’est pas inexistant, est inopérant. L’article 7 du Traité sur l’Union européenne (TUE) stipule que sur « proposition d’un tiers des États membres, du Parlement ou de la Commission, le Conseil statuant à la majorité des quatre cinquièmes de ses membres après approbation du Parlement européen, peut constater qu’il existe un risque clair de violation grave par un État membre des valeurs visées à l’article 2 [l’article présentant les valeurs de l’Union]. Le Conseil européen, statuant à l’unanimité [moins l’État membre concerné par la procédure] sur proposition d’un tiers des États membres ou de la Commission et après approbation du Parlement européen, peut constater l’existence d’une violation grave et persistante par un État membre des valeurs visées à l’article 2 ». Les sanctions encourues peuvent aller jusqu’à la suspension du droit de vote au Conseil. Une procédure a été enclenchée contre la Pologne et la Hongrie (respectivement en décembre 2017 et septembre 2018) et la Commission a menacé en 2019 de faire de même contre la Roumanie. Néanmoins, elles n’ont aucune chance d’aboutir à cause de la méthode de vote à l’unanimité. D’une part, les États membres ne voudront pas faire de délation à l’encontre de l’un de leurs partenaires (ce qui est compréhensible), et d’autre part, les États directement concernés peuvent mettre en place un système de « veto de solidarité » (Panayotis Soldatos).

Ces carences révèlent en réalité un mal bien plus profond : : l’absence de démocratie transnationale a des conséquences de plus en plus néfastes sur les institutions démocratiques nationales. Depuis l’origine, l’intégration européenne a favorisé le versant économique, via la constitution progressive d’un marché commun, au détriment d’une union politique, indispensable au vu de l’interpénétration progressive des économies européennes et de l’affaiblissement des structures étatiques nationales dans la mondialisation. Ce dernier point est très sensible dans les nouveaux pays membres, soucieux de préserver leur indépendance et leur identité culturelle. Une démocratie européenne digne de ce nom, avec un parlement bicaméral représentant aussi bien les citoyens que les entités fédérées, et la constitution d’un espace public, doit permettre de compenser la perte d’influence du politique face à l’économique et de relancer le projet européen, essoufflé par un statu quo mortifère. Ici, il n’est pas question d’abolir les souverainetés nationales, mais plutôt de les insérer dans une souveraineté à plusieurs niveaux, en suivant une application raisonnée du principe de subsidiarité : ce que le niveau national ne peut plus faire efficacement doit être transféré au niveau européen et la gouvernance locale doit être fortement encouragée.

Le citoyen doit être au cœur de cette recomposition politique et on le perçoit clairement en Europe centrale et orientale. Les manifestations montrent une certaine vitalité des organisations de la société civile. « L’alliance des villes libres » contre le populisme, conclue en décembre dernier par les maires de Prague, Varsovie, Budapest et Bratislava, est un contre-pouvoir exercé par certains territoires attachés à la démocratie libérale et fermement pro-européens face aux gouvernements nationaux plus conservateurs. Cette résistance commence même à porter ses fruits dans les urnes : en Hongrie, les dernières élections municipales d’octobre 2019 constituèrent un petit revers pour le Fidesz, perdant de nombreuses villes importantes comme Budapest, Erd, Pécs, Tatabanya ou encore Miskolc. Les élections parlementaires organisées en Pologne le mois suivant virent le PiS perdre le contrôle du Sénat.

Pour conclure, il faut arriver à distinguer les tendances autoritaires des gouvernements nationaux en Europe centrale et orientale et la réalité de la société civile dans ces pays. Les citoyens sont un contre-pouvoir qui peut être très efficace en cas de dérive plus grave. Ces mêmes citoyens doivent maintenant exiger de l’Union européenne une véritable démocratie transnationale pour contrer efficacement « l’automne démocratique » dans les anciennes démocraties populaires, ainsi que dans les « vieilles démocraties » d’Europe occidentale.