L’UE face à la crise actuelle : les réponses et des questions

, par Michel Devoluy

La crise a ébranlé l’économie mondiale, plongé beaucoup d’individus et d’entreprises dans le désarroi et interrogé la capacité des puissances publiques à réagir efficacement face à un tel choc. Au-delà des réactions immédiates, nous sommes interpellés sur nos modes de vie individuelles et collectives et sur notre avenir. L’UE tient ici une place à part. Cette crise apparaît en effet comme un test sur ses capacités matérielles, institutionnelles et politiques à affronter et gérer une situation rude et inédite. On pouvait craindre que l’attraction pour les replis nationaux fragilise l’édifice communautaire. Il semble que l’on s’achemine, au contraire, vers une consolidation de l’Europe. Ce mouvement s’incarne dans les propositions de la Communication de la Commission du 27 mai 2020 intitulée « L’heure de l’Europe : réparer les dommages et préparer l’avenir pour la prochaine génération ». Deux citations, extraites de ce texte, indiquent la tonalité générale : « La relance de l’Europe doit être guidée par la solidarité, la cohésion et la converge » et « Dans notre Union un euro investi dans un État membre est un euro investi pour tous. » Le message est clair, l’UE souhaite se politiser. Souhaitons que ces impulsions ne restent pas lettres mortes et soient validées par les 27 États-membres.
Ceci dit, l’Europe reste contrainte par les traités et soumise aux réflexes nationalistes. Si, au regard de ses compétences, elle a fait le mieux possible, beaucoup reste à accomplir. Elle devra défendre ses valeurs, mieux protéger ses citoyens, faire évoluer sa philosophie économique et sociale et devenir un acteur déterminant dans la géopolitique mondiale.

Les mains fortement liées de l’UE

La crise met l’accent sur trois limites majeures de la construction européenne : le partage ambigu des compétences entre l’UE et les États membres, sa faible et lente réactivité et sa dépendance à la doctrine ordolibérale. Sans oublier naturellement la présence récurrente des égoïsmes nationaux.
Au terme des traités, les États délèguent à l’UE des pouvoirs en distinguant trois catégories de compétences : 1) exclusives, comme pour la monnaie unique ; 2) partagées, par exemple avec la PAC ; 3) d’appui dans divers domaines dont la santé. L’article 168 du traité (TFUE) stipule en effet que les compétences en matière sanitaire et de santé relèvent des États. Toutefois, l’UE peut intervenir et coordonner des actions et des recherches, notamment en cas de pandémies.
L’architecture institutionnelle de l’UE repose sur un équilibre complexe entre le fédéral et l’intergouvernemental. Les Chefs d’États et de gouvernements (le Conseil européen) donnent les grandes impulsions politiques en décidant par consensus. Celles-ci sont ensuite traduites par la Commission en propositions concrètes. Puis elles doivent être adoptées à travers la procédure de codécision, c’est à dire à la fois par le Conseil des ministres (représentant les États membres) et le Parlement européen (représentant les citoyens). Tout cela prend beaucoup de temps. Mais ce n’est pas tout. La variété des votes au Conseil des ministres accentue les lourdeurs. Les questions jugées vitales pour les États exigent l’unanimité, d’autres requièrent une majorité qualifiée (ou renforcée), tandis que les moins conflictuelles passent à la simple majorité. Autre source de complexité, les États de la zone euro sont appelés à se réunir dans une configuration spéciale nommée l’Eurogroupe. Rappelons également que la faiblesse du budget européen (environ 1% du PIB de l’UE) réduit objectivement les capacités d’intervention de l’Europe. Les mains de l’UE sont ici d’autant plus liées que les budgets annuels sont programmés et fixés dans un Cadre financier pluriannuel de sept ans.
La doctrine économique et monétaire de l’UE inscrite dans les traités est de nature ordolibérale. D’un côté, l’Union défend la concurrence libre et non faussée. De l’autre, elle repose sur la présence de règles strictes concernant la gestion de l’euro et la conduite des finances publiques. Règles qui, en pratique, lient les mains de l’UE et de ses États membres. La BCE, institution indépendante, doit se concentrer sur l’objectif de stabilité des prix (une inflation maximum autour de 2%). Le Pacte de stabilité et de croissance impose les deux fameux pourcentages totem : déficit public inférieur à 3% du PIB et dettes publiques inférieures à 60% du PIB). La crise de 2008 n’a en rien entamé cette doctrine, au contraire. Un nouveau Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), entré en vigueur en 2013, fixe une « règle d’or » aux finances publiques. Le Mécanisme européen de stabilité (MES), mis en place en 2012, prescrit de fortes conditionnalités aux États soumis au besoin d’emprunter auprès du MES.
En somme, le maintien des souverainetés nationales au sein de l’UE exige la présence de règles qui contraignent les marges de manœuvres des États.

Des mesures bienvenues et encourageantes

Le virus a fait des ravages et les difficultés économiques se cumulent : chute de la production et des investissements, réduction de la demande, chômage, licenciements, faillites, pressions gigantesques sur les finances publiques. Au regard de tous ces défis majeurs, et malgré leurs mains liées, les institutions de l’UE ont réagi très honorablement, ce qui est encourageant pour l’avenir. Les décisions les plus saillantes sont énoncées ci-dessous.
Dès le 24 février 2020, la Commission, en charge de l’exécution du budget de l’UE, a mobilisé une somme de 400 millions d’euros pour des aides sanitaires d’urgence. Ce montant, bien faible a posteriori, marquait la volonté de participer immédiatement à la lutte contre la pandémie. Elle décida, ensuite, le 18 mars, d’utiliser des fonds budgétaires encore disponibles à hauteur de 40 milliards d’euros pour soutenir les États les plus touchés.
La Commission, gardienne des traités, a également bien réagi, le 23 mars, en desserrant deux contraintes. D’abord, en activant une clause dite « dérogatoire » qui dispense les membres de l’UE de remplir les deux critères – rappelés plus haut – pesant sur les finances publiques, et cela au moins jusqu’à la fin 2020. Ensuite, en permettant aux États membres de soutenir transitoirement les entreprises et les secteurs en difficulté, ce qui est contraire à la règle du marché unique.
Le Conseil européen, parfaitement dans son rôle, a demandé, le 13 mars, qu’une enveloppe de 540 milliards d’euros soit disponible grâce au recours à trois dispositifs : 240 milliards de prêts fournis par le MES aux États membres ; 200 milliards consentis aux entreprises par la Banque européenne d’investissement (BEI) ; 100 Milliards pour contribuer au financement du chômage partiel grâce à un Instrument spécifique intégré dans le Cadre financier pluriannuel (2021-2027). De plus, le Conseil européen a demandé à la Commission d’envisager un plan de relance de grande envergure au niveau de l’UE. L’objectif était alors de permettre aux États d’emprunter plus aisément sur les marchés grâce à la garantie de l’Union. Le plafond envisagé pourrait atteindre 1000 milliards d’euros.
La BCE a, dès le 18 mars, réactivé son mécanisme d’Assouplissement quantitatif en annonçant une nouvelle enveloppe de 750 milliards d’euros. Ce montant a été élargi à 1.350 milliards d’euros le 4 juin. Parallèlement, le taux principal de refinancement des institutions bancaires reste maintenu à 0%. Le résultat est là : les États de la zone, les entreprises et les particuliers ont, en principe, un accès aisé et attractif à l’emprunt. Mais, il faut y insister, cette réactivité de la BCE reste soumise à un préalable : démontrer que l’inflation est bien maîtrisée.
Le Parlement européen (PE) n’a pas été en reste puisqu’il a voté, le 17 mai 2020, à une très large majorité, une Résolution demandant qu’un plan de relance évalué à 2.000 milliards d’euros soit piloté par l’UE.
L’Allemagne et la France, à travers les voix de la Chancelière Merkel et du Président Macron, ont initié, le 18 mai, une petite révolution. L’UE devrait emprunter, en son nom, 500 milliards d’euros. Cette somme serait destinée à subventionner les États membres particulièrement touchés par le virus et serait remboursée sur des ressources propres de l’UE. Le temps de la solidarité financière devenait enfin une ambition partagée, à tout le moins par les deux grands pays fondateurs de la construction européenne. Quel progrès !
Le souhait franco-allemand a été repris et systématisé par la Commission dans sa Communication officielle du 27 mai évoquée au début de cet article. Ursula von der Leyen a explicitement souhaité que l’UE emprunte 750 milliards d’euros afin de les distribuer aux États membres : 500 milliards sous la forme de subventions et 250 milliards de prêts directement remboursables par les États bénéficiaires.
Quatre objectifs sont proposés : aider les États en difficulté, favoriser le « Green Deal », promouvoir la transition numérique et accentuer les capacités sanitaires de l’UE.
Le remboursement de ces 500 milliards, programmé entre 2027 et 2058, proviendra de nouvelles ressources propres (type taxe carbone ou impôts spécifiques) et fera, si nécessaire, un appel direct aux États en fonction de leurs capacités contributives telles que fixées par les clés de répartition au budget de l’UE.
La programmation, la gestion et le contrôle de ce vaste plan destiné à réparer les dommages et préparer l’avenir pour la prochaine génération sera pilotée dans le cadre du Semestre européen. Ce dispositif, prévu par les traités, semble le mieux adapté puisque son objet est précisément de formaliser, chaque année, les échanges entre la Commission et les États membres à propos des questions budgétaires et stratégiques. Par ailleurs, L’heure de l’Europe, écrit la Commission, devra également exiger une augmentation significative du plafond des ressources du Cadre financier pluriannuel. On passerait alors de 960 à 1.100 milliards d’euros pour la période 2021-2027.
Naturellement, toutes ces belles perspectives restent soumises à l’approbation unanime des 27 États membres. Sur ce sujet, le Conseil européen du 19 juin a marqué des tonalités assez différentes entre les pays dits frugaux et les autres. Mais, en même temps, des ouvertures vers un compromis ont commencé à se dessiner. Gageons que le poids politique de l’Allemagne et de la France joint à l’impératif de solidarité financière vis à vis des États blessés par le virus auront raison de certains égoïsmes nationaux.

Et maintenant ?

Les cartes sont désormais sur la table et les 27 sont au pied du mur. Vont-ils enfin s’engager dans une forme de solidarité financière ? C’est probable. Mais tout ne sera pas réglé pour autant. Deux questions restent pendantes. Cette solidarité s’accompagnera-t-elle d’une prise de distance au sujet de la doctrine ordolibérale ? Cette solidarité poussera-t-elle vers des changements institutionnels majeurs ?
Quid de la doctrine économique à venir ? Plus d’État et moins de marché, une mondialisation recadrée, le retour du social, la lutte contre l’écocide, telles sont les voies à suivre pour le 21° siècle. Ces questions sont certes abordées dans les propositions de la Commission. Mais le diable est dans le concret, c’est à dire ici dans les choix financiers et dans la capacité de l’UE à se libérer des forces d’attraction de la pensée néolibérale. Pour l’Europe et les Européens le monde de demain sera-t-il vraiment différent de celui d’avant la crise sanitaire et économique ? Nous le verrons en observant attentivement les deux critères qui traduiront le mieux la réalité du changement :

  • 1- le contenu précis des lignes budgétaires de la programmation financière 2021-2027 ;
  • 2- les options économiques et sociales imposées aux États membres par la Commission dans le cadre des futurs Semestres européens.

Quid des changements institutionnels ? La Commission est « gardienne des traités ». Elle n’a donc rien dit dans sa Communication du 27 mai sur des changements institutionnels qui permettraient d’avancer vers une Europe fédérale. Pourtant la construction d’une vraie solidarité européenne passe par une intégration politique. Les questions environnementales et géostratégiques, comme le partage des valeurs humanistes, appellent des réponses fortes et unifiées. Nous, Européens, avons besoin de refonder un modèle économique et social soutenable. Nous, Européens, avons besoin d’une Europe présente et respectée dans le monde. Mais l’identité européenne ne se décrète pas. Elle se construit à travers des transferts de souveraineté librement acceptés par la majorité des Européens et des États membres.
La crise sanitaire et économique nous oblige à ouvrir les yeux et met la question de l’Europe politique au premier plan. Serons-nous à la hauteur des défis ?