Le fédéralisme à l’aune de la crise sanitaire

, par Pierre Jouvenat

Les premières semaines de la crise sanitaire du Covid-19 ont donné lieu à un vaste débat sur le système institutionnel le plus apte à y faire face. Partisans d’un pouvoir centralisé à même de fournir une réponse cohérente et partisans d’une réponse différenciée selon les spécificités régionales se sont affrontés. Ainsi a-t-on, par exemple, opposé le jacobinisme français au fédéralisme allemand, ce dernier étant soit érigé en modèle soit décrié pour son impuissance. Cette crise ayant mobilisé les partisans d’une Union européenne (UE) davantage intégrée qui aurait permis une meilleure coordination entre ses membres, une mutualisation des moyens et une plus grande solidarité, il est utile, à ce stade de l’épidémie, de tirer quelques enseignements de la réponse donnée jusqu’ici par les États dotés d’une structure fédérale. Nous nous référerons à trois cas d’école très différents : La République fédérale d’Allemagne, la Suisse et les États-Unis .

L’Allemagne a fait l’objet de gros titres du genre Coronavirus : l’Allemagne malade de son fédéralisme (Libération), du fait que les autorités fédérales n’ont pas le pouvoir d’imposer des décisions au niveau national concernant par exemple la fermeture des écoles ou les rassemblements. Pourtant, s’il a pu y avoir au début de l’épidémie quelques hésitations et des initiatives isolées (cependant très réactives) de la part des Länder, compliquant la visibilité de la réponse, très rapidement l’État fédéral et les Länder se sont accordés sur les principales mesures. Au cours de réunions successives entre les 16 puissants ministres-présidents des Länder et la chancelière, un consensus politique et national s’est formé, auquel s’est ajoutée la coordination entre les collectivités locales (chefs d’arrondissement ou maires des communes) qui disposent d’une garantie constitutionnelle de libre-administration et sont chargées de l’accomplissement de plusieurs tâches des Länder. Cela a favorisé un climat de solide confiance entre la population et les différents niveaux de gouvernement. D’autant plus que lorsque tous les gouvernements des Länder sont mis ensemble, tous les partis politiques sont impliqués (à l’exception de l’AFD). L’urgence passée, des divergences se sont fait sentir pour un retour à la normale, mais un accord a vite été trouvé sur ce que chaque Land peut décider pour un assouplissement des mesures. Ainsi, sur le plan formel et juridique, l’Allemagne n’a pas eu besoin de faire usage des législations d’urgence prévues par la Loi fondamentale, mais a seulement procédé à une modification de la « loi fédérale de protection contre les infections » pour attribuer au ministère fédéral de la Santé des compétences nouvelles en matière de coordination nationale et de limite des libertés publiques, ceci pour la seule durée d’une « situation épidémique d’ampleur nationale » devant être constatée par le Bundestag.
Des trois pays évoqués ici, la Suisse est sans doute celui dont les dispositions institutionnelles conférant des pouvoirs aux autorités fédérales sont les plus avancées, et surtout les plus claires. D’une manière générale, la Constitution prévoit une législation d’urgence permettant l’entrée en vigueur immédiate d’arrêtés fédéraux de portée générale ; la décision doit alors être prise par chacun des deux conseils de l’Assemblée fédérale. Plus rapide est l’adoption d’ « ordonnances de polices » pour parer à des troubles menaçant gravement la sécurité extérieure ou intérieure, une situation qui se rapproche de ce qu »on appelle généralement « l’état d’exception ». Cette prérogative trouve cependant ses limites dans les droits fondamentaux et surtout dans le fait que l’exécution des mesures est confiée aux pouvoirs cantonaux, dont l’adhésion devient ainsi essentielle. Cependant, le pouvoir exécutif d’urgence est habituellement formalisé dans des lois fédérales spécifiques. Ainsi en est-il de la loi fédérale sur les épidémies, initiée en 1879, qui a constamment évolué au fil des crises pandémiques. L’urgence se mesure ici à plusieurs niveaux : en « situation particulière », le Conseil fédéral ne peut ordonner des mesures qu’à la suite d’une (longue) concertation avec les cantons ; en « situation extraordinaire », celui-ci dispose alors de la compétence constitutionnelle des ordonnances de police, qui lui permet de s’affranchir du pouvoir législatif et de la consultation avec les cantons . C’est ainsi que le 16 mars 2020 le Conseil fédéral a déclaré la « situation extraordinaire » et pris la main sur la gestion de la crise. Cela n’a pas été sans créer des difficultés pratiques d’application : dans un premier temps, les cantons les plus touchés avaient pris des mesures très strictes, puis le Conseil fédéral ayant édicté des mesures générales moins sévères les décisions cantonales sont alors devenues formellement illégales. L’esprit de compromis et le respect mutuel entre les niveaux de pouvoir, propres au fédéralisme, ont cependant prévalus, et le Conseil fédéral a toléré notamment la situation particulière du Tessin, proche de l’Italie très affectée, et aussi des nuances dans la mise en œuvre des mesures fédérales en fonction des perceptions régionales. Enfin, tout comme en Allemagne, l’acceptation de la centralisation des compétences en situation exceptionnelle a rapidement trouvé ses limites dès la diminution de la tension sanitaire. « Le fédéralisme reprend ses droits », titraient les journaux.
Aux États-Unis, le pouvoir de police demeure aux États même en cas d’épidémie. En vertu des pouvoirs explicitement délégués à l’État fédéral, celui-ci ne peut que réguler le commerce avec l’étranger et entre les États (fermeture des frontières, y compris entre États, donc isoler un État, ou réduire le trafic routier ou aérien). Il dispose en revanche d’importantes prérogatives en matière économique (soutien à l’économie et relance). Ainsi, dans le cadre de l’épidémie actuelle, le Congrès a voté de nombreuses mesures exceptionnelles pour aider dans toute l’Union les entreprises et les personnes en difficulté. C’est d’ailleurs, le plus souvent aux États-Unis, par le biais de l’accès aux fonds fédéraux que les administrations fédérales s’imposent sur les États. Cependant, au plan légal, en matière de santé l’État fédéral n’est pas totalement dépourvu, notamment en vertu du titre 42 du Code fédéral. Surtout, il existe une vaste jurisprudence résultant des précédentes épidémies, notamment sur la constitutionnalité des lois de quarantaine et le pouvoir des États sur la question . Ainsi, beaucoup d’observateurs considèrent que si la présidence avait décidé une action sanitaire fédérale massive, le Congrès aurait pu voter des mesures exceptionnelles. Mais la présidence s’est montrée hésitante et erratique. Au début de l’épidémie, gouverneurs et président se sont renvoyés la balle, et très vite les États ont dû prendre leurs responsabilités. En conséquence, la réponse a été très diversifiée. De plus, 8 États ont délégué aux comtés ou villes. A défaut d’une coordination fédérale efficace, des États limitrophes (six de la côte Est et trois de la côte Ouest) se sont concertés pour mutualiser leur action. Le « fédéralisme horizontal » a ainsi pallié les défaillances de l’État fédéral. En conclusion, on peut dire que si la réponse à la crise a été irrégulière, cela est davantage dû aux dysfonctionnements politiques qu’à l’hétérogénéité de l’épidémie, et les déficiences ne peuvent en aucun cas être attribuées à une faille fondamentale du système fédéral. Malgré des dispositions constitutionnelles comparables à celles de l’Allemagne et de la Suisse, la désorganisation a été le fruit d’affrontements de nature politicienne, dont une gouvernance par contraste (gouverneurs démocrates contre présidence républicaine) en a été l’illustration.

Principaux enseignements

  • Les compétences des entités fédérées, à commencer par les communes, permettent des réactions locales immédiates dès l’apparition de clusters. Puis lorsque la nécessité d’une réponse centralisée ou du moins coordonnée s’impose, c’est alors que le fédéralisme est mis à l’épreuve, l’efficacité des mesures dépendant soit d’une autorité dévolue au pouvoir fédéral, soit de la volonté et de la capacité de coordination entre les différents niveaux de pouvoir. Le pic de l’épidémie passé, la répartition des pouvoirs permet d’adopter des stratégies différenciées selon les territoires. Les régions sont autant de territoires d’expérimentation. Il y a à la fois dilution du risque en évitant les dégâts à l’échelle du pays tout entier en cas de mauvaises décisions, et responsabilisation des acteurs à tous les niveaux pour davantage d’efficacité. Mais la décentralisation peut avoir des revers : disparités de moyens entre collectivités territoriales, possibles carences de communication entre les différents échelons voire réaction insuffisante de certains, ou opportunisme politique et électoral de barons locaux. Face à une situation d’urgence, on constate le plus souvent une tendance à la centralisation, du moins temporairement.
  • La loi fédérale helvétique sur les épidémies, qui a constamment évolué au fil des crises pandémiques, résultat d’une négociation récurrente entre Confédération et cantons, ainsi que la capacité de concertation entre les différents niveaux de pouvoir à l’occasion de circonstances particulières, illustrent parfaitement la souplesse qu’offre le mode de gouvernance fédéraliste pour s’adapter continuellement aux circonstances et surtout pour trouver un compromis entre unité d’action et marge d’autonomie accordée aux collectivités territoriales. Car « compromis » est un maître-mot du fédéralisme.
  • En l’absence de pleins pouvoirs formellement dévolus à l’autorité fédérale, comme ce fut le cas en Suisse, la recherche d’un consensus national s’impose, à l’exemple de l’Allemagne. Le processus de concertation peut alors s’apparenter au mode de gouvernance « intergouvernemental » tant décrié à l’échelle européenne, à la différence près, essentielle, que la tradition fédéraliste s’avère plus efficace que la somme des égoïsmes nationaux. Il n’en demeure pas moins vrai que la pluralité des centres de pouvoir, coordonnés mais indépendants et qui se limitent mutuellement, rend difficiles la recherche d’équilibre et une répartition claire des compétences, d’autant plus qu’une législation ne peut jamais tout prévoir. Ainsi, le principal enseignement de cette crise, notamment à la lumière de ce qui s’est produit aux États-Unis, est que le fédéralisme n’est viable que si les différents niveaux de pouvoir constituent ensemble un tissu de confiance, de respect mutuel et d’assurance de soutien, chacun étant conscient du besoin de l’autre. Le fédéralisme n’est pas seulement un système institutionnel. C’est aussi un état d’esprit.