La Fédération selon Proudhon

, par David Soldini

Il est utile de se souvenir, alors que le processus d’intégration et
donc de fédéralisation de l’Europe semble au point mort, ce que
disait le « vieux Proudhon ». Tant que les Etats seront organisés
de façon unitaire, tant que subsistera le dogme de l’unicité, « leur
nature sera de commander, non de transiger ni d’obéir ».

Construire une fédération

Et pour construire une fédération, pour entrevoir une unité plus
grande et plus forte car fondée sur la liberté et non sur l’autorité,
il faut changer la nature des Etats amenés à s’unir.
Il faut leur apprendre à transiger et, parfois, à obéir. La France n’a
pas encore réellement entrepris sa révolution copernicienne. Sa
nécessité est pourtant évidente.

Comment penser que des Etats dont le principe fondateur est la
centralisation, démocratique ou non, acceptent de s’unir à
d’autres, de se soumettre à une autorité commune et de ce simple
fait en arrivent à nier leur propre nature.
La fin programmée du modèle hégélien de l’Etat souverain n’a
engendré pour l’heure que le développement de cet anarchisme
sauvage que Proudhon [1] méprisait.

Pourtant les classes dirigeantes de nos Etats moribonds se
complaisent encore dans le culte décadent de puissances qui
n’existent plus.

Ainsi parlait Proudhon [2] :
« Le système fédératif est l’opposé de la hiérarchie ou
centralisation administrative et gouvernementale par laquelle se
distinguent, ex aequo, les démocraties impériales, les
monarchies constitutionnelles et les républiques unitaires.
Sa loi fondamentale, caractéristique, est celle-ci : dans la
fédération, les attributs de l’autorité centrale se spécialisent et se
restreignent, diminuent de nombre, d’immédiateté, et, si j’ose
ainsi dire, d’intensité, à mesure que la Confédération se
développe par l’accession de nouveaux Etats.
Dans les gouvernements centralisés, au contraire, les attributs du
pouvoir suprême se multiplient, s’étendent et s’immédiatisent,
attirent dans la compétence du prince les affaires des provinces,
communes, corporations et particuliers, en raison directe de la
superficie territoriale et du chiffre de la population. De là cet
écrasement sous lequel disparaît toute liberté, non seulement
communale et provinciale, mais même individuelle et nationale.
Une conséquence de ce fait c’est que, le système unitaire étant
l’inverse du système fédératif, une confédération entre grandes
monarchies, à plus forte raison entre démocraties impériales, est
chose impossible.

Des Etats comme la France, l’Autriche, l’Angleterre, la Russie, la
Prusse, peuvent faire entre eux des traités d’alliance ou de
commerce ; il répugne qu’ils se fédéralisent, d’abord, parce que
leur principe y est contraire, qu’il les mettrait en opposition avec
le pacte fédéral ; qu’en conséquence il leur faudrait abandonner
quelque chose de leur souveraineté, et reconnaître au-dessus
d’eux, au moins pour certains cas, un arbitre. Leur nature est de
commander, non de transiger ni d’obéir.

Les princes qui, en 1813, soutenus par l’insurrection des masses,
combattaient pour les libertés de l’Europe contre Napoléon, qui plus tard formèrent la Sainte Alliance [3], n’étaient pas des
confédérés : l’absolutisme de leur pouvoir leur défendait d’en
prendre le titre. C’étaient, comme en 1792, des coalisés ; l’histoire
ne leur donnera pas d’autre nom. Il n’en est pas de même de la
Confédération germanique [4], présentement en travail de réforme,
et dont le caractère de liberté et de nationalité menace de faire
disparaître un jour les dynasties qui lui font obstacle. »

Notes

[1P.-J. Proudhon (1809-1865), philosophe français, souvent
classé parmi les socialistes utopistes et anarchistes, est
également compté parmi les principaux penseurs théoriciens du
courant fédéraliste.

[2Citation extraite de, Pierre-Joseph Proudhon, Du principe
fédératif, 1863, chapitre VII.

[3Alliance des grandes puisssances monarchistes
conservatruces qui, suite au Congrès de Vienne (1814-1815)
prétendait- sous l’autorité de Dieu- mettre un terme aux épisodes
révolutionnaires de la période 1792-1815.

[4Etat confédéral allemand régissant les territoires de langue
allemande entre son instauration par le Congrès de Vienne et sa
fin, avec la défaite de la puissance autrichinenne face aux armées
prussiennes en 1866.