Noyau dur ou ventre mou ?

, par Jean-Pierre Gouzy

Maintenant, la ratification des Traités de Lisbonne (Traité d’Union
européenne complété par un traité sur le fonctionnement de
l’Union européenne) relève de l’histoire.

En vertu des nouvelle tables de la Loi, un « triumvirat »
institutionnel vient d’être mis en place avec la désignation de
Barroso II, d’Herman Ier (van Rompuy) ainsi que d’une très british
baronne, Catherine Ashton of Hufolland, ancien leader de la
Chambre des Lords de Sa Majesté. Si Tony Blair et la Grande-
Bretagne du même coup ont dû renoncer à présider le Conseil
européen, au profit d’un modeste petit Belge appartenant à la
variété des Flamands bruxellois exerçant la gouvernance du plat
pays, « Cathy » n’en hérite pas moins d’un job enviable
puisqu’elle sera en même temps la « Haute représentante » pour
les Affaires étrangères et la sécurité du Conseil des ministres
qu’elle présidera personnellement quand il s’agira précisément
des ministres des Affaires étrangères, et la Vice-présidente de la
Commission européenne chargée de promouvoir l’intérêt général.
De plus, elle disposera d’un important Service européen de
politique extérieure mixant des diplomates nationaux et des
fonctionnaires en provenance de la Commission européenne.
Irrésistiblement, Mme Ashton nous fait penser, dans l’exercice de
ses nouvelles fonctions à la chauve-souris de notre fabuliste
préféré, Jean de La Fontaine : « Je suis oiseau, voyez mes ailes.
Je suis souris, vive les rats ».

Sans doute, les trois personnages qui symbolisent désormais
l’Union feront-ils de leur mieux pour faire avancer le lourd chariot
communautaire, même si leur désignation commune a pu
surprendre pour trouver une issue à des semaines de tractations
discrètes entre George Brown, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy
exposés, au surplus, aux piqures d’amour propre de leurs autres
collègues. Les heureux élus du « triumvirat » doivent tout d’abord
savoir qu’ils ont pour premier mandat d’éviter de faire de l’ombre
aux poids lourds de l’Union européenne (UE), disposant de
l’onction démocratique des « grands » pays, à commencer par
Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, dans lesquels l’éditorialiste du
Figaro voyait, en date du 21 novembre dernier, « les vrais patrons
de l’Europe ». Précisant sa pensée, au cas où certains ne
l’auraient pas saisie, il enfonçait encore le clou en soulignant
« l’importance grandissante du couple franco-allemand et la
primauté de l’intergouvernementalisme dans l’Europe
d’aujourd’hui ! Si ce choix convenait en définitive, après des
semaines de marchandages, c’est qu’il avait le mérite de
« préserver leur propre rôle ». On ne saurait mieux dire, cher
confrère… Tout en constatant, au surplus, que nos amis
britanniques, même s’ils ne font pas partie de l’espace Schengen
et préfèrent toujours leur livre sterling à l’Euro, se sont fort bien
débrouillés pour leur part, en la circonstance. Mais poursuivons
cette réflexion au-delà de celles que vient de nous inspirer le
nombrilisme français…

La vraie question qui nous paraît posée maintenant est la
suivante : « Que faire après Lisbonne ? » Nous sommes plus que
jamais, dans un contexte de grandes incertitudes internationales
(bien au cela du CO2 en cause à Copenhague) et aussi
d’élargissements négociables à tout bout de champ. Ces
élargissements -dans la zone balkanique, par exemple- favorisent
inéluctablement les facteurs d’hétérogénéité au sein de l’UE. Il
n’est pas raisonnable de penser que les 27 Etats prétendus
« souverains » qui composent aujourd’hui celle-ci, et qui seront
d’ici quelques années une bonne trentaine, pourront progresser
d’un même pas vers le nouveau paradigme européen que,
d’ailleurs, les gouvernements concernés seraient bien en peine
de définir aujourd’hui.

Il convient donc d’ouvrir une voie nouvelle. Nous le ferons en
disant que le moment est venu de créer les conditions de la
réalisation d’un véritable « noyau fédéral » au sein d’une Union
en voie d’élargissement permanent. A cet égard, comme l’ont
déjà souligné certains fédéralistes, les États fondateurs de l’UE
(l’Allemagne, la France, les trois mousquetaires du Benelux,
l’Italie) nous paraissent les premiers désignés, s’ils le souhaitent
un jour, mais je pense aussi aux autres pays continentaux qui ont
accepté dans sa plénitude la Charte européenne des droits
fondamentaux et la monnaie unique, qui sont géographiquement
et économiquement les plus proches, à commencer par
l’Espagne dès qu’elle se sera montrée capable de répondre
durablement aux aspirations identitaires basque et catalane.
L’objectif est d’une clarté limpide. Encore faut-il préciser que
nous ne l’atteindrons pas du fait de la seule action des
gouvernements. La contrainte des faits sera indispensable tout
autant que le concours d’une opinion européenne active,
informée, organisée. Son intervention est une condition sine qua
non pour permettre l’aboutissement d’une telle entreprise.
Le schéma suivant pourrait servir de première base de réflexion à
ceux qui sont appelés à concevoir, comme nous-mêmes, une
véritable fédération européenne au sein de l’Union telle qu’elle
est maintenant définie par le Traité de Lisbonne, pour faire face
aux exigences d’un monde globalisé, multipolaire, où seuls les
« grands acteurs » parviendront à influencer sérieusement le
cours des évènements alors que -il faut bien le dire- nous n’avons
aucune confiance dans l’intergouvernementalisme de pacotille
qu’on nous propose pour y parvenir.

Une telle fédération pourrait être proclamée dès lors qu’un certain
nombre d’États européens, dont nécessairement (mais, pas
seulement) les deux qui furent à l’origine des dernières guerres
mondiales -la France et l’Allemagne, avec leur potentiel
économique et démographique- auront décidé d’en jeter les
fondements. Les pays constitutifs de la Fédération européenne
devraient s’engager à promouvoir des politiques solidaires en
matière de citoyenneté, de fiscalité, de régulation macro-socioéconomique,
de sécurité, de défense et de politique étrangère.
Celles, précisément qui nous font défaut.

Dans ces mêmes pays des procédures électorales uniformes
seront développées sous l’égide d’un gouvernement fédéral
commun, pour permettre l’épanouissement de grands partis
authentiquement « européens ».

La Fédération sera dotée d’une Cour constitutionnelle spécifique.
Chacun des citoyens de ses États membres sera citoyen fédéral.
La Fédération souscrira à la Déclaration relative aux symboles de
l’UE, qui engage déjà formellement seize des pays ayant ratifié le
Traité de Lisbonne. Elle concerne le drapeau représentant un
cercle de douze étoiles d’or sur fond bleu, l’hymne tiré de « l’Ode
à la joie » de la neuvième symphonie de Ludwig van Beethoven,
la devise « Unie dans la diversité ». L’euro en tant que monnaie
commune et la journée du 9 Mai continueront d’être, bien
entendu, des symboles d’appartenance commune à l’Union et
deviendront ceux de la nouvelle fédération.

La Fédération européenne lèvera l’impôt et disposera de la
souveraineté budgétaire, dans les limites prévues par une charte
constitutive qui définira précisément ses compétences
exclusives et partagées avec l’UE et les États. Les composantes
de la Fédération accepteront les mêmes disciplines en matière
de dettes budgétaires et de déficits publics.

La Fédération européenne -compte tenu des dispositions
transitoires définies dans ses actes fondamentaux- sera membre,
en tant que telle, de l’UE et participera comme telle au
fonctionnement de ses institutions (Commission, Conseil
européen, Conseil, Parlement européen, Banque centrale, Cour
des comptes, Cour de justice). Elle reconnaîtra le Comité
économique et social européen et le Comité européen des
régions comme des institutions de plein exercice. Ce qui n’est
pas encore le cas avec le Traité de Lisbonne. Dans le même
esprit, au terme d’une procédure de transition convenue, la Fédération européenne deviendra membre en tant que telle de
l’Organisation des Nations unies et des grandes institutions
internationales.

A l’heure de la globalisation, la Fédération européenne, fidèle à la
devise fondatrice de l’UEF « l’Europe une dans un monde uni »,
se donnera pour finalité de promouvoir activement une
Fédération mondiale susceptible de pérenniser la paix par le
droit, dans un univers dénucléarisé.

— -

Autrement dit, après la mise en oeuvre du Traité de Lisbonne, la
prochaine étape majeure du processus d’unification européenne
devrait être celle de la constitution d’un embryon d’ « États-Unis
d’Europe », tel que Jean Monnet l’avait imaginé dès 1955, après
avoir jeté les premières bases de la Communauté européenne et
de son Comité d’action.

Nous n’avons pas la naïveté d’ignorer les obstacles à surmonter
pour atteindre le but que nous suggérons aux générations
montantes. Chaque État, au-delà des proclamations de bonnes
intentions, a une propension naturelle à persévérer dans son
être. D’où l’éternelle tentation de l’esquive quand il s’agit de
« partager la souveraineté » ou de transférer des compétences
régaliennes à une entité européenne qui devra, au surplus, par
définition, disposer de la confiance populaire.

Une telle entreprise n’aura, en tout cas, aucune chance de réussir
tant qu’on la concevra en vase clos, selon la pratique des seules
coopérations pragmatiques même agrémentées, de temps en
temps, de recours aux procédures des « coopérations
renforcées » prévues par le Traité de Lisbonne. Inversement,
nous devons dire que « l’Europe » dont le dit Traité a fini par
accoucher, tournera en rond sur elle-même, comme une toupie, si
elle doit rester durablement ce qu’elle est : une grande zone
d’intégration molle au sein de laquelle, malgré l’existence de
mécanismes démocratiques, les citoyens continueront à jouer un
rôle épisodique. Et au sein de laquelle également, il sera d’autant
plus difficile d’entraîner l’adhésion populaire en faveur de grands
projets communautaires, pour réduire les iniquités régionales et
sociales, qu’elle ne disposera à cette fin que d’un budget
dérisoire. Ce budget, je le rappelle, est limité, au moins jusqu’en
2013 à environ 1 % du produit intérieur brut global de l’Union !

Bref, « noyau dur » ou « ventre mou » ? Tels sont les deux termes
de l’alternative à laquelle nous sommes confrontés, alors que
nous devons promouvoir « l’après » Lisbonne. Ne pas nous
montrer capables de faire, librement et dans le proche avenir, le
choix décisif qui finira par s’imposer inéluctablement sous la
pression des faits, c’est au bout du compte, prendre assurément
le risque de « faire un bide » dont les Européens, toutes
nationalités confondues, subiront les conséquences.