Pierre-Joseph PROUDHON et le fédéralisme

Trois réflexions sur les apports de Proudhon à la pensée fédéraliste

, par Lucio Levi

Le fédéralisme de Proudhon (et de Frantz) et la négation de l’Etat national

Le courant politique dominant au 18° siècle avait favorisé
l’établissement du principe national. Le point de vue fédéraliste
qui était présent en même temps, bien qu’il n’eût pas la
possibilité de s’affirmer, était capable de montrer les aspects
négatifs de cette phase de l’histoire européenne et les limites de
l’Etat national. Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) condamnait
la formation de l’Etat italien et Constantin Frantz (1817-1891) avait
la même réaction à l’égard de l’Etat allemand ; tous les deux,
contrairement à l’opinion la plus répandue à leur époque,
considéraient que le principe national et l’Etat unitaire n’étaient
pas des facteurs de développement de la démocratie, mais de
nouvelles formes d’oppression, qu’ils n’étaient pas des facteurs de paix mais des sources d’antagonismes et de violences sans
précédents entre les Etats.

A propos de l’unification de l’Italie, Proudhon écrivait : « Un Etat
de 26 millions d’âmes, comme serait l’Italie, est un Etat dans
lequel toutes les fiertés provinciales et municipales sont
confisquées au profit d’une puissance supérieure, qui les
gouvernent. Là, toute localité doit se taire, l’esprit de clocher,
faire silence : hors le jour des élections, dans lequel le citoyen
manifeste sa souveraineté par un nom propre écrit sur un
bulletin, la collectivité est absorbée dans le pouvoir central… La
fusion, en un mot, c’est-à-dire l’anéantissement des nationalités
particulières, où vivent et se distinguent les citoyens, en une
nationalité abstraite où l’on ne respire ni ne se connaît plus : voilà
l’unité… Et qui profite de ce régime d’unité ? Le peuple ? Non, les
classes supérieures »
. (1959, pp. 98-100).

Proudhon était critique du principe national, c’est à dire de la
fusion de l’Etat et de la nation. Avec une clairvoyance
surprenante, dans une page publiée après sa mort, dans la
collection de fragments France et Rhin, dans laquelle les
résultats de sa longue et laborieuse réflexion intellectuelle sur la
question nationale semblent concentrés, une vérité émerge
seulement aujourd’hui en pleine lumière, en présence du déclin
historique de l’Etat national et des poussées régionalistes qui
sont évidentes partout en Europe, qu’il nous est possible
d’apprécier dans toute sa portée. « La nation française actuelle se
compose d’au moins vingt nations distinctes, et dont le caractère
observé dans le peuple et chez les paysans, est encore fortement
tranché… Le Français est un être de convention, il n’existe pas…
Une nation si grande ne tient qu’à l’aide de la force. L’armée
permanente sert surtout à cela. Otez cet appui à l’administration
et à la police centrales, la France tombe dans le fédéralisme. Les
attractions locales l’emportent »
. (1959, pp. 594-595)

Ce que Proudhon sous-entend, c’est qu’il existe une nationalité
spontanée qui est le résultat de liens naturels entre les
communautés locales, leur territoire et leur culture, et une
nationalité organisée qui est le résultat de liens entre l’Etat et les
individus qui vivent sur son territoire et qui est l’expression du
besoin d’uniformité sociale et culturelle, et d’une loyauté
exclusive pour l’Etat bureaucratique et centralisé. De cette façon,
il apportait une contribution importante à la compréhension du
principe de nationalité en l’expliquant comme un mythe dont le
but est de justifier l’Etat démocratique unitaire, né de la
Révolution française, qui se soutient grâce à une armée
permanente qui exige la conscription obligatoire, à un appareil
bureaucratique et policier centralisé et à la fusion de l’Etat et de
la nation.

De même, Frantz montrait comment les nations qui ne sont pas
des « types naturels » mais des « formations historiques,
caractéristique qu’elles partagent avec l’Etat » et comment elles
se modifient au cours de l’histoire comme le font les frontières
des Etats (Frantz, 1879, p. 347). De cette façon, il dévoilait la
prétention de la classe politique allemande qui consistait à
présenter l’expérience unitaire du peuple allemand comme un fait
existant depuis un passé très lointain.

Tous les deux, Proudhon et Frantz, furent capables de prévoir
que le mélange explosif que présentait la fusion de l’Etat et de la
nation augmenterait l’agressivité des Etats et leur caractère
belliqueux et les transformerait en « machines de guerre ». En
particulier, ils pressentirent le potentiel perturbateur de
l’établissement du principe national dans l’Europe centrale et
orientale où il était impossible de tracer avec précision des
frontières d’Etats en conformité avec ce principe. Ils
comprenaient que l’organisation de l’Europe en Etats nationaux
finirait par rompre l’équilibre des puissances, causerait des
tensions internationales et jetterait le continent dans une série de
« guerres nationales ».

Tandis que l’établissement du principe national poussait les Etats
à se transformer en groupements centralisés, fermés, hostiles et
enclins à la guerre, l’extension de la révolution industrielle avait
tendance à accroître et à intensifier les relations sociales et à les
unifier sur des régions toujours plus vastes, d’où la nécessité de
former de nouveaux espaces économiques, politiquement
organisés et de dimensions continentales. Sa perception de cette
tendance historique amena Frantz à prévoir le déclin du système
des Etats européens, confrontés à la montée des Etats Unis et de
la Russie au rang de puissances mondiales. Une unification
fédérale était la seule solution pour que l’Europe devienne « une
troisième puissance » et rivalise dans des conditions d’égalité
avec les puissances qui avaient des dimensions continentales.
Comme alternative à l’unification de l’Allemagne, Frantz
souhaitait et envisageait un nouvel ordre fédéral bâti autour d’un
noyau germanique. D’ailleurs l’Allemagne, d’après Schelling
(1795-1854), est « un peuple de peuples », elle est donc mieux
adaptée pour se structurer suivant le principe fédéral et
multinational de coexistence pacifique de plusieurs peuples,
plutôt que de se transformer en un Etat centralisé et
bureaucratique. Une fédération allemande aurait pu, ensuite,
constituer le premier centre d’un nouvel ordre international,
destiné à s’étendre au reste de l’Europe et à transformer les
rapports de force entre les Etats en relations fondées sur le droit.
Comme Proudhon, Frantz insiste sur la complémentarité de
l’aspect communautaire et de l’orientation cosmopolite du
fédéralisme. Il écrit : « Tandis que le fédéralisme, d’une part nous
amène à opérer sur un espace plus large, d’autre part il
développe la vie locale, les communes, les corporations, les
associations (…). Nous pouvons affirmer avec certitude que
l’avenir, d’un côté fera avancer les idées cosmopolites et, de
l’autre, les idées communautaires et la coopération »
(Frantz,
1878, p. 206). Cependant, dans l’ensemble, le fédéralisme de
Frantz est marqué par la nostalgie de certains aspects prénationaux
de la société et son rejet du principe national se définit
plus comme une façon de donner une continuité à l’ordre
universel poursuivi par l’empire médiéval qu’en termes de
dépassement (au sens dialectique de l’expression) de l’Etat
national.

Au contraire, le fédéralisme politique de Proudhon tend vers une
réalisation intégrale du principe de souveraineté populaire
proclamé par la Révolution française et inscrit dans des textes
constitutionnels, mais vidé de son sens par la centralisation qui
met le citoyen au service de l’Etat. Dans une page des
Contradictions politiques, l’idéal communautaire de Proudhon qui
constitue une composante essentielle de son fédéralisme,
s’exprime avec une grande vigueur. Il s’incarne dans l’aspiration
du peuple à participer activement dans les nombreux aspects de
la vie de la commune qui est la cellule de base de l’Etat, et à
affirmer son autonomie. « La commune est par son essence… un
être souverain. En cette qualité, la commune a le droit de se
gouverner elle-même, de s’administrer, de s’imposer des taxes,
de disposer de ses propriétés et de ses revenus, de créer pour sa
jeunesse des écoles, d’y nommer des professeurs, de faire sa
police, d’avoir sa gendarmerie, et sa garde civique ; de nommer
ses juges ; d’avoir ses journaux, ses réunions, ses sociétés
particulières, ses entrepôts, sa mercuriale, sa banque, etc. La
commune prend des arrêtés, rend des ordonnances : qui
empêche qu’elle n’aille jusqu’à se donner des lois ? Elle a son
Eglise, son culte, son clergé, librement élus ; elle discute
publiquement, en conseil municipal, dans ses journaux ou ses
cercles, tout ce qui touche à ses intérêts ou excite son opinion…
Il n’y a point de milieu : la commune sera souveraine ou
succursale, tout ou rien »
. (1952, pp. 245-246)

Le rapport gouvernement central-gouvernement local typique de
l’Etat national est inversé. La commune est considérée comme le
centre principal d’organisation de la vie collective : c’est elle qui
est investie de pouvoirs tels que faire les lois, lever les impôts,
maintenir l’ordre public, nommer les juges, rôles
traditionnellement réservés au pouvoir national. Si le fédéralisme
est une formule politique qui exige l’attribution aux entités
collectives plus petites d’un plus grand nombre de pouvoirs que
jamais auparavant, il permet aussi d’organiser le pouvoir
politique à tous les niveaux où se déroule la vie sociale, du plus
bas (la communauté territoriale et fonctionnelle) au plus haut (le
genre humain), si bien que la société soit sujette en même temps
à une « loi d’unité » et une « loi de divergence » et obéisse dans
le même temps à un « mouvement centripète » et à un
« mouvement centrifuge ». « Le résultat de ce dualisme », selon
Proudhon, est de faire en sorte qu’un jour, par la fédération des
forces libres et la décentralisation de l’autorité, tous les Etats,
grands et petits, réunissent les avantages de l’unité et de la
liberté, de l’économie et du pouvoir, de l’esprit cosmopolite et du
sentiment patriotique. Ainsi le fédéralisme est une formule
politique de portée universelle, « la forme politique de
l’humanité ». (1982, vol.II, p. 288)

Cependant, il considère comme « contradictoire » l’idée d’une
« confédération universelle ». Ainsi « L’Europe serait encore trop
grande pour une confédération unique : elle ne pourrait former
qu’une confédération de confédérations… Alors toute nationalité
reviendrait à la liberté ; alors se réaliserait l’idée d’un équilibre
européen, prévu par tous les publicistes et hommes d’Etat, mais
impossible à obtenir avec de grandes puissances à constitution
unitaire »
. (1959, p. 335).

Proudhon utilise indifféremment les termes de fédération et
confédération qui, dans un langage scientifique plus rigoureux,
ont des sens opposés. Mais la confusion n’est pas seulement
verbale. Il n’avait pas conscience de la nouvelle forme d’Etat qui
était née de la Convention de Philadelphie. Il n’était pas en
position de se représenter le fonctionnement d’une fédération qui
permet au pouvoir politique de s’organiser sur plusieurs niveaux
autonomes, coordonnés entre eux et qui se limitent
mutuellement. Il pensait que l’objectif des institutions fédérales
était « de garantir aux Etats confédérés leur souveraineté » (1959,
p. 319) et donc d’assurer la subordination de l’autorité centrale
aux Etats membres.

D’un point de vue institutionnel sa théorie politique a un
caractère confédéral. Cependant il concevait le fédéralisme
comme l’instrument le plus efficace pour affirmer le droit contre
la force dans les relations entre groupes sociaux pour instaurer la
paix entre les nations et , en somme, pour organiser l’humanité
suivant un ordre cosmopolite et, en même temps, pour concilier
l’unité avec la diversité, à la fois dans les relations entre Etats et
entre les groupes sociaux. D’après Proudhon, la démocratie sur
le plan national, telle qu’elle avait été instituée par la Révolution
française n’est pas, en principe, en contradiction avec la
démocratie au niveau local et supranational, donc elle n’est pas
en contradiction avec la création d’institutions démocratiques
dotées de pouvoirs indépendants à tous les niveaux où la vie
sociale se déroule. Croire que la démocratie ne peut s’exprimer
qu’à un seul niveau de gouvernement est la limite la plus sérieuse
de la pensée nationale.

En 1862, en faisant le bilan de son itinéraire politique, Proudhon
écrivait : « Si, en 1840, j’ai débuté par l’anarchie, conclusion de
ma critique de l’idée gouvernementale, c’est que je devais finir
par la fédération, base nécessaire du droit des gens européen, et,
plus tard, de l’organisation de tous les Etats » (1874-75, vol. XII, p.
220). Son point de vue fédéraliste permettait à Proudhon de
dénoncer le caractère pathologique et donc transitoire de la
formule politique de l’Etat national. Le déclin du rôle historique
de ce type d’Etat est mis en relief en Europe aujourd’hui par le
processus d’unification régionale et la tendance à la
décentralisation et, dans le monde, par sa subordination aux
acteurs du processus de globalisation. Le modèle d’un Etat fermé
et centralisé qui organise la division politique plutôt que l’unité
du genre humain et poursuit le monisme à la place du pluralisme
social n’est plus adapté au développement des forces
productives et aux nouvelles dimensions prises par les
problèmes à la fois domestiques et de politique internationale.
Tout ceci prouve la valeur prophétique de l’affirmation de
Proudhon que « le vingtième siècle ouvrira l’âge des fédérations,
ou l’humanité recommencera un purgatoire de mille ans ».
(Proudhon, 1959, pp. 355-56).

Proudhon et la critique des limites du libéralisme, de la démocratie et du socialisme

Le fédéralisme, de cette façon, se qualifie comme la théorie
politique qui permet de résoudre les problèmes laissés en
suspens par la Révolution française avec son affirmation de
principe d’une « République une et indivisible » et de surmonter
les contradictions du modèle de l’Etat national unitaire. La
Révolution française avait émancipé la nation en reconnaissant la
souveraineté populaire, mais les principes de centralisation du
pouvoir politique et le nationalisme s’étaient révélés en
opposition avec la liberté, la démocratie et le socialisme. C’est la
raison pour laquelle Proudhon écrit, « Qui dit liberté dit fédération
ou ne dit rien. Qui dit république dit fédération ou, encore une
fois, ne dit rien. Qui dit socialisme dit fédération ou encore ne dit
rien ». (1959, p. 383)

En premier lieu, Proudhon montre comment la structure de l’Etat
unitaire réduit en une formule juridique vide le principe de
séparation des pouvoirs qui est la garantie du libre
gouvernement. Il y a une contradiction insurmontable entre le
principe de la séparation des pouvoirs et celui de la
centralisation. Tandis que le premier est basé sur l’autonomie de
certains centres de pouvoirs (le Parlement, les élus locaux, etc.)
par rapport au gouvernement central, et donc sur la présence de
contrepoids, d’oppositions, d’antagonismes entre les pouvoirs de
l’Etat, le second ne tolère aucun centre d’initiative politique en
dehors du gouvernement central. « L’idée d’une limitation de
l’Etat, là où règne le principe de centralisation des groupes, est
donc une inconséquence, pour ne pas dire une absurdité. Il n’y a
d’autres limites à l’Etat, que celles qu’ils ‘impose de lui-même en
abandonnant à l’initiative municipale et individuelle certaines
choses dont provisoirement il ne se soucie point. Mais, son
action étant illimitée, il peut arriver qu’il veuille l’étendre sur les
choses qu’il avait d’abord dédaignées ; et comme il est le plus
fort, comme il ne parle et n’agit jamais au nom de l’intérêt public,
non seulement il obtiendra ce qu’il demande ; devant l’opinion et
les tribunaux, il aura encore raison »
. (1952, p. 246)

Dans un Etat unitaire, la lutte politique se déroule dans un seul
contexte institutionnel pour la conquête d’un seul pouvoir ; il
n’est sujet à aucune limitation effective et il est l’arbitre de la
Constitution elle-même.

Deuxièmement, Proudhon est critique de la démocratie jacobine
qui a perfectionné la centralisation de l’Etat. « La démocratie a
peu de considération à l’égard des libertés individuelles et pour
le respect de la loi, car elle est incapable de gouverner dans des
conditions différentes de celles de l’unité, ce qui n’est rien d’autre
que du despotisme (…) La démocratie est surtout centralisatrice
et unitaire ; elle abhore le fédéralisme »
. (1959, p. 382)

Ce type de démocratie qui attribue la souveraineté au peuple, vu
comme une entité fermée sur elle-même, uniforme, indivisible et
qui condamne comme une attaque à la souveraineté populaire
tout ce qui peut diviser, différencier, opposer des volontés qui
concourent à former la volonté de la nation, ne devrait pas à
proprement parler s’appeler démocratie, parce que tous les
groupes sociaux étant sujets à la même autorité et à la même
administration perdent leur autonomie. “Dans le pacte social,
convenu à la manière de Rousseau et des jacobins, le citoyen se
démet de sa citoyenneté et la commune, et au dessus d’elle le
département et la province, absorbés dans l’autorité centrale, ne
sont plus que des succursales sous la direction immédiate du
ministère. Les conséquences ne tardent pas à se faire sentir : le
citoyen et la commune sont privés de toute dignité, le sans-gêne
de l’Etat se multiplie et les charges du contribuable croissent en
proportion. Ce n’est plus le gouvernement qui est fait par le
peuple, c’est le peuple qui est fait par le gouvernement. Le
pouvoir envahit tout, s’empare de tout, s’arroge tout, pour
toujours”
(1959, p. 345).

Une démocratie qui fonctionne seulement au niveau national,
sans base de gouvernement local autonome n’est qu’une
démocratie nominale, parce qu’elle contrôle d’en haut et étouffe
les communautés, c’est à dire la vie concrète des gens. Le
principe même de souveraineté populaire devient un mythe dont
le but est de légitimer la subordination du peuple au pouvoir
central.

En troisième lieu, Proudhon n’est pas seulement, comme les
socialistes de son temps, un critique de l’exploitation capitaliste,
mais aussi des aspects autoritaires et centralisateurs du
socialisme. Il dénonce la mystification cachée derrière
l’expression « propriété collective » et il entend démontrer que,
même si la propriété est transférée des citoyens privés à la
communauté représentée par l’Etat, l’erreur fondamentale qui
consiste à attribuer la propriété à certains individus, qui
s’approprient le fruit du travail des autres, n’est pas éliminée.
Changer le détenteur de la propriété ne changerait pas
substantiellement la nature de cette institution, de fait, cela
aboutirait simplement à « reproduire sur un plan inversé toutes
ses contradictions ». C’est à dire qu’il y aurait une transformation
des relations de production, mais le contrôle et la gestion des
moyens de production seraient donnés à un groupe social
particulier et, par conséquent, l’exploitation ne serait pas
éliminée. Dans sa polémique contre le socialisme utopique « le
communisme rudimentaire » suivant l’expression de Marx,
Proudhon observe : « Chose singulière ! La communauté
systématique, négation réfléchie de la propriété, est conçue sous
l’influence directe du préjugé de priorité ; et c’est la propriété qui
se retrouve au fond de toutes les théories des communistes. Les
membres d’une communauté, il est vrai, n’ont rien en propre ;
mais la communauté est propriétaire, et propriétaire non
seulement des biens, mais des personnes et des volontés »
.
(1926, p. 326)

D’autre part, la fusion du pouvoir économique et du pouvoir
politique constitue la prémisse d’une forme nouvelle et plus
oppressive de dictature : « De tous leurs préjugés inintelligents et
rétrogrades celui que les communistes caressent le plus est la
dictature. Dictature de l’industrie, dictature du commerce,
dictature de la pensée, dictature dans la vie sociale et la vie
privée, dictature partout : tel est le dogme… Après avoir
supprimé toutes les volontés individuelles, ils les concentrent
dans une individualité suprême, qui exprime la pensée collective,
et, comme le moteur immobile d’Aristote, donne l’essort à toutes
les activités subalternes »
. (1923, vol. II, p. 301)

Proudhon et le fédéralisme intégral

La partie négative de la pensée de Proudhon est donc constituée
par une double négation : négation du centralisme et de
l’autoritarisme de l’Etat et de l’exploitation de l’homme par
l’homme. L’un des aspects les plus intéressants de cette pensée
est représenté par sa conception « intégrale » du fédéralisme. En
fait, à côté de son fédéralisme politique, il a formulé l’idée d’un
fédéralisme économique et social, nécessaire pour limiter les
pouvoirs de l’Etat et des groupes privilégiés qui soutiennent son
pouvoir. « Toutes mes idées économiques… peuvent se résumer
en ces trois mots : Fédération agricole-industrielle ; toutes mes
vues politiques se réduisent à une formule semblable :
Fédération politique ou Décentralisation… Toutes mes
espérances actuelles et futures sont exprimées par ce troisème
terme , corollaire des deux autres : Fédération progressive »
.
(1959, pp. 361-62)

Pour Proudhon, le fédéralisme économique ne coïncide pas avec
l’abolition de la propriété. Son idée de la propriété considérée à la
fois comme « vol » et comme une condition de la « liberté » a pu
paraître contradictoire à certains. Pour la présenter, je suivrai
l’analyse de Mario Albertini (1974). Nous avons vu que Proudhon,
dans sa critique du centralisme collectiviste et de la propriété
d’Etat des moyens de production a mis en lumière l’impossibilité
d’éliminer l’aspect individualiste de la propriété qui consiste à
attribuer à certains les moyens de production. De ce point de vue,
nous pouvons saisir pourquoi Proudhon assigne à la propriété la
tâche de « servir de contrepoids à la puisssance publique, bancer
l’Etat, par ce moyen assurer la liberté individuelle : tel sera
donc, dans le système politque, la fonction, principale, de la
propriété… Pour que le citoyen soit quelque chose dans l’Etat, il
ne suffit donc pas qu’il soit libre de sa personne ; il faut que sa
personnalité s’appuie, comme celle de l’Etat, sur une portion de
matière qu’il possède en toute souveraineté, comme l’Etat a la
souveraineté du domaine public. Cette condition est remplie par
la propriété »
. (1866, p. 138)

Le droit à la propriété apparaît, par conséquent, comme la
condition de l’autonomie individuelle et de l’attribution à chacun
des fruits de son travail. La propriété doit être étudiée dans le
cadre dialectique des relations entre l’Etat et la société. Son rôle
est d’assurer l’autonomie de la vie économique et sociale face à
l’Etat. « La puissance de l’Etat est une puissance de
concentration ; donnez lui l’essor, et toute individualité
disparaîtra bientôt, absorbée dans la collectivité ; la société
tombe dans le communisme ; la propriété, au rebours, est une
puissance de décentralisation ; parce qu’elle-même est absolue,
elle est anti-despotique, anti-unitaire ; c’est en elle qu’est le
principe de toute fédération : et c’est pour cela que la propriété,
transportée dans une société politique, devient aussitôt
républicaine »
. (1866, p. 144)

Proudhon reconnaît l’existence de l’égoïsme individuel dans
lequel il trouve également un aspect positif et, quoiqu’il en soit, il
n’a pas l’illusion qu’il puisse être éliminé. Il reste néanmoins le
fait que, la chose importante qui ne peut pas être éliminée, c’est
l’attribution à quelqu’un des moyens de production. Mais, en
même temps, il affronte le problème de l’élimination des
privilèges ou, en particulier, les aspects négatifs des relations
sociales basées sur la propriété. La propriété des moyens de
production peut se trouver entre les mains de ceux qui les
emploient et cela n’implique pas de forme d’injustice ou
d’exploitation. Mais la propriété peut être séparée du travail, ce
qui donne lieu au droit d’aubaine, c’est à dire à cette distorsion de
la propriété qui consiste à s’approprier le fruit du travail des
autres. Ceci, c’est l’aspect de la propriété qui doit être aboli pour
éliminer les relations de force de la société. L’abolition du droit
d’aubaine, ou pour utiliser une expression plus ordinaire, de la
plus-value, consisterait à accorder la possession des moyens de
production à des individus ou groupes qui les emploient. Une fois
que la plus-value est éliminée et que la propriété est sous
contrôle social, chaque forme d’autoritarisme est destinée à
disparaître et le pouvoir de l’Etat se trouve contraint dans des
limites efficaces.

Conformément à cette idée décentralisée et anti-autoritaire de la
gestion de l’économie, Proudhon élabore un modèle
d’organisation des usines et des entreprises qu’on peut définir
comme autogestion ouvrière. Les principes les plus importants
sur lesquels cette autogestion est basée sont les suivants : tous
les travailleurs sont co-propriétaires ; toutes les positions sont
électives et les règlementations sont sujettes à l’approbation des
membres ; chacun a le droit de remplir n’importe quelle position,
les salaires sont fonction de la nature du poste occupé.
En ce qui concerne l’agriculture, Proudhon est pour la propriété
individuelle et l’établissement de communes rurales ayant pour
tâche de distribuer la terre à ceux qui la cultivent et de la
réorganiser suivant les buts de coopération et d’utilité sociale.
Les travailleurs associés en unité de production de base
(entreprises autogérées et communes rurales) constituent les
cellules de base de cette fédération agricole et industrielle dans
laquelle la propriété des moyens de production est attribuée en
même temps à l’organisation de la société économique dans son
ensemble, à chaque région, à chaque association de travailleurs
et à chaque travailleur. La fédération agricole et industrielle
permet de cette façon de réorganiser les structures productives
sous le contrôle des travailleurs associés en de nombreux
groupes autonomes, tandis que la solidarité entre eux est
assurée par le lien fédéral. Ce type d’organisation de la société et
de l’économie rend possible de réaliser ce qu’on pourrait appeler
aujourd’hui un plan décentralisé démocratique, fondé sur les
besoins des communautés fonctionnelles et territoriales. En fait,
quand un plan est décidé au centre, sans relation réelle avec les
demandes et les besoins des communautés locales, il n’est pas
seulement autoritaire mais également inefficace, parce qu’il n’est
pas fondé sur les besoins réels des hommes. Donc,
l’organisation économique et sociale fédéraliste présente une
formule qui permet d’éviter le double danger représenté par la
domination arbitraire des groupes capitalistes et par celle, tout
aussi arbitraire, de groupes dominants qui justifient leurs
pouvoirs au nom du communisme. Ce type de plan et
l’autogestion semblent donner à la classe ouvrière une forme
d’association capable d’enlever aux groupes dominants les
leviers de la direction idéologique, économique et politique et de
libérer les énergies nécessaires pour subordonner le capital au
travail. Ici, nous pouvons noter que Proudhon, en essayant de
s’imaginer ou de dessiner une société future libérée de la domination et de l’exploitation, la présente, suivant la situation de
son temps, comme une société d’ouvriers et de paysans qui
auraient soumis à leur contrôle les moyens de production et
auraient éliminé les classes dominantes qui avaient leurs
privilèges fondés sur le capital et la rente. La limite de ce point de
vue se trouve dans le fait, déjà perçu par Marx (1970, vol. II, pp.
400-411), que le processus de libération de l’homme et la création
de rapports sociaux communautaires ne peut pas avoir lieu sans
transformation en profondeur de la structure de la société qui
éliminerait les rôles mêmes des ouvriers et des paysans, comme
cela sera rendu possible aujourd’hui par la « révolution
scientifique et technologique » (Richta R., 1969). Cela permet
d’éliminer le travail manuel et la rareté des biens matériels et, en
même temps, la compétition pour le nécessaire ; donc, cela nous
laisse espérer l’élimination progressive du travail aliénant comme
une possibilité concrète.

Sources

  • Théorie de l’impôt, Paris, éd. Dentu, 1861
  • Théorie de la propriété, Paris, éd. Librairie internationale, 1866
  • Correspondance, Paris, éd. Lacroix, 14 volumes, 1874-1875
  • Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère, dans Oeuvres complètes, Paris, éd. Rivière, 1923
  • Qu’est-ce-que la propriété ? Recherches sur le principe du droit et du gouvernement. Premier Mémoire, dans, OEuvres complètes, Paris, éd. Rivière, 1926
  • Contradictions politiques, dans, Oeuvres complètes, Paris, éd.
    Rivière, 1952
  • Du principe fédératif et oeuvres diverses sur les problèmes
    politiques européens, dans, OEuvre complètes, Paris, éd.
    Rivière, 1959
  • De la justice dans la révolution et dans l’église, dans Oeuvres
    complètes, Genève-Paris, éd. Slatkine, 1982

P.-S.

Lucio LEVI
Président du MFE Italien - Bureau exécutif du WFM - Comité fédéral de
l’UEF Europe - Directeur de The Federalist Debate - Turin

Traduit de l’italien par Joseph MONTCHAMP - Lyon

Texte extrait de Lucio Levi, Federalist Thinking, ed. University
Press of America Inc., Lanham (MA – USA), 2008, pp. 160 (pp. 39-
49). Recension de ce livre, Jean-Francis Billion, Fédéchoses, n°
141, septembre 2008. Federalist Thinking est par ailleurs une
version complétée de Il Pensiero federalista, éd. Editori Laterza,
Rome-Bari, 2002, pp. 172.