La longue marche des fédéralistes vers la démocratie internationale

Le « Manifeste de Ventotene » d’Altiero Spinelli et Ernesto Rossi « Vers une Europe libre et unie » (1941)

, par Ronan Blaise

Le Manifeste de Ventotene est l’un des textes fondateurs du renouveau fédéraliste tel qu’il s’est cristallisé, en Europe, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Ce document est principalement l’oeuvre d’un homme politique exceptionnel, venu de la Gauche communiste : l’italien Altiero Spinelli.

Militant et dissident anti-fasciste venu de la gauche, arbitrairement condamné par le pouvoir mussolinien à l’âge de vingt ans, en 1927, à seize ans de détention policière dans des lieux divers : tout d’abord au pénitencier des îles Pontines, dans l’île de Ponza (1938-1939) puis sur l’île voisine de Ventotene (1939-1943) [1].

Altiero Spinelli y découvrira incidemment les enseignements philosophiques d’Emmanuel Kant (i.eVers la paix perpétuelle) et les écrits des fédéralistes américains, Alexander Hamilton, John Jay et James Madison (i.eThe federalist Papers, 1787-1788) : deux grands textes fondateurs du fédéralisme politique moderne dans lesquels il puisera son inspiration.

Réflexions politiques sur un monde en guerre

A l’origine de la réflexion des auteurs on trouve deux grandes préoccupations qui correspondent à deux interrogations fondamentales de la pensée européenne moderne depuis l’Humanisme : comment rendre vraiment possible le progrès social pour tous et comment assurer une paix véritable entre les nations. Le génie des deux auteurs ayant été d’établir enfin un lien intellectuel clair, évident et lisible entre ces deux grandes problématiques et d’en proposer un remède opérationnel : le fédéralisme.

Analysant les événements de son temps grâce à cette nouvelle grille de lecture, tirant ainsi les tragiques leçons des deux guerres mondiales successives de ce sanglant XXe siècle, Altiero Spinelli comprend alors qu’on pouvait concevoir les relations internationales en tant que conséquences des rapports de force et comme résultat des conflits entre Etats-nations mus par des prétentions exclusives et abusives.

Fruit de ces réflexions, ce Manifeste de Ventotene, texte fondateur du fédéralisme européen, dont le titre original exact est Manifeste pour une Europe libre et unie , fut rédigé clandestinement en 1941 avec son codétenu Ernesto Rossi [2].

Ce manifeste remet en cause l’État national, le considérant comme étant devenu la cause principale des guerres en général, et de la Deuxième Guerre mondiale en particulier. Un État national éminemment criticable dans la mesure où la seule réponse qu’il semble décidément pouvoir apporter à ses déchirements sociaux internes soit la « diversion » et le « dérivatif » bien commodes, mais en aucun cas remède de nouveaux conflits internationaux.

L’État-nation, voilà l’ennemi

En effet, si les auteurs veulent bien admettre que l’idéologie de l’indépendance nationale « a constitué un puissant levain de progrès (permettant) de surmonter bien des divergences basées sur l’esprit de clocher, dans l’optique d’une plus grande solidarité, (…) (faisant entendre) à l’intérieur des frontières de chaque nouvel État, les institutions et les systèmes des peuples les plus civilisés aux populations les plus arriérées », ils n’en affirment pas moins qu’« elle portait cependant en soi les germes de l’impérialisme capitaliste » et de la formation des régimes totalitaires jusqu’au déchaînement des guerres mondiales.

Ainsi la nation aurait cessé d’être « la forme la plus efficace en vue de l’organisation de (la) vie collective » puisque devenant une entité sacralisée et « un organisme qui ne doit penser qu’à sa propre existence et qu’à son propre développement, sans se préoccuper le moins du monde du dommage qui pourrait en venir aux autres ».

De la souveraineté absolue et de l’idéal autarcique de l’État souverain à la volonté de domination hégémonique pour s’assurer des moyens de subsistance autonomes sans jamais devoir dépendre de personne, il n’y a qu’un pas. D’autant que chacun d’entre eux se sent désormais également menacé par la semblable volonté des autres.

En conséquence de cela, l’État « garant de la liberté des citoyens, s’est transformé en patron des sujets tenus à son service » faisant tendre ainsi toutes les énergies vers la plus grande efficacité guerrière et vers le service militaire : centralisant les pouvoirs, domestiquant voire caporalisant la société civile, amenuisant les libertés jusqu’au totalitarisme. Et ce, même en période de paix, considérées comme des périodes de pauses en vue de la préparation d’autres guerres inévitables.

A gauche, toute ?

Analyse philosophique et historique (géopolitique ?) de la situation internationale en ce XXe siècle, ce Manifeste est également une critique politique impitoyable des idéologies et des faits accomplis de son temps : une critique politique, économique et sociale des monstruosités et des injustices de l’époque.

Critique de l’absence de libertés réelles et de l’État policier, militariste et totalitaire qui mènent à l’oppression et à la guerre ; le Manifeste est également une violente critique de l’injuste répartition des richesses, de la « puissance de l’argent », de la ploutocratie, des « fortunes colossales d’un petit nombre et de la misère des grandes masses », du conservatisme social, des privilèges des classes aisées et des « aspirations réactionnaires » de leurs éléments les plus rétrogrades.

D’ailleurs les auteurs, hommes de gauche, indiqueront plus tard [3] qu’ils souhaitent pour l’après-guerre que les forces économiques n’aient plus le pas sur les hommes mais puissent leur être soumises et être guidées et contrôlées par eux. L’établissement d’une vie économique enfin affranchie des cauchemars du militarisme et du bureaucratisme national serait rendu possible, nous dit Spinelli, grâce à une révolution fédéraliste européenne, préalable à toute « émancipation socialiste » véritable des classes ouvrières et à la mise en place de conditions de vie plus humanisées et d’un train de vie décent.

C’est bien au nom de l’anti-fascisme, de l’anti-racisme, et de l’anti-nationalisme mais aussi au nom de la justice et du progrès social et humain que le Manifeste cherche à apporter sa contribution à la lutte titanesque et mondiale qui se joue alors contre cette « civilisation réactionnaire totalitaire » qui, si elle devait triompher, diviserait alors durablement l’humanité « en Spartiates et Hilotes ». A ce titre, le Manifeste est un pamphlet militant, un monument de résistance et un discours mobilisateur appelant à lutter courageusement contre ces « puissances totalitaires », « ténèbres de l’obsurantisme » qui menacent alors à nouveau de « suffoquer l’esprit humain » par l’asservissement général.

Les tâches de l’après-guerre

Dressant plus loin un rapide panorama de l’après-guerre, Spinelli envisage l’hypothèse selon laquelle la victoire des forces alliées n’entraînerait néanmoins pas nécessairement la réorganisation de l’Europe selon un idéal forcément démocratique et socialement juste. Encore faudrait-il qu’il existât vraiment des forces progressistes unies plutôt que dispersées, et que le contexte leur soit favorable.

Spinelli redoute que « si demain la lutte politique devait -à nouveau- se restreindre au domaine traditionnel (national), il serait alors bien difficile d’échapper aux anciennes apories » : le retour de l’affrontement politique entre classes, le retour en force des factions conservatrices et réactionnaires, voire totalitaires, la restauration de l’État national et de sa société inégalitaire, voire servile, l’instrumentalisation du sentiment patriotique, et le retour des conflits internationaux qui en découleraient fatalement .

Afin d’y remédier, le Manifeste avance l’idée, révolutionnaire pour l’époque, selon laquelle ces mêmes problèmes économiques et sociaux trouveraient une solution beaucoup plus simple et pacifique dans le cadre d’une fédération européenne et par la création d’un État international et fédéral solide « tendant au maintien d’un ordre commun », capable d’éloigner le spectre national, de briser le dogme de la souveraineté absolue des États et contester les autarcies économiques.

Le clivage entres forces réactionnaires et forces progressistes ne suivrait désormais plus « la ligne formelle du stade plus ou moins avancé de démocratie, du niveau plus ou moins élevé de socialisme à instaurer », mais la ligne de séparation bien plus substantielle et toute nouvelle « entre ceux qui conçoivent comme finalité essentielle de la lutte (politique) la vieille ambition de la conquête du pouvoir politique national [4](…) et ceux qui verront comme une tâche centrale la création d’un État international solide [5]… ».

Cette Europe nouvelle, libre et unie, organisée de façon rationnelle, serait le préalable politique et institutionnel indispensable à l’émancipation véritable des classes populaires dans le processus historique entrepris contre l’inégalité et contre les privilèges sociaux, dans le but ultime d’une prochaine « exaltation de la civilisation moderne ». Il s’agirait là de futurs « États-Unis d’Europe » (…) « nouvel organisme qui sera la création la plus grandiose et la plus innovatrice mise sur pied en Europe depuis des siècles », pouvant établir de nouveaux rapports de coopération pacifique avec tous les peuples qui constituent l’humanité « dans l’optique d’un avenir plus lointain qui verrait la possibilité de l’unité politique de tout le globe ».

Une lumière dans les ténèbres…

En résumé, les auteurs de ce Manifeste y indiquent que la priorité stratégique des véritables militants progressistes devra être, pour réformer efficacement la société d’après-guerre, la lutte pour la Fédération européenne plutôt que la conquête du seul pouvoir national, dans l’espoir illusoire d’une très hypothétique transformation progressiste de l’État national. Ce document bientôt traduit dans de nombreuses langues sera dès lors l’objet d’un intérêt croissant. Après avoir été tout d’abord distribué sous forme ronéotypée il sera publié pour la première fois à Rome en 1944 et circulera ensuite clandestinement dans la Résistance italienne.

Ce n’est donc pas tout à fait un parfait hasard si ce manifeste sera par la suite adopté comme programme du Movimento federalista europeo (MFE) fondé par Altiero Spinelli à Milan, à la fin août 1943. C’est à ce combat politique pour l’Europe fédérale et pour le fédéralisme, vecteurs du progrès politique, économique et social, que nous invite Altiero Spinelli via son « Manifeste de Ventotene » rédigé pour promouvoir « une Europe libre et unie » : fédérale, démocratique et socialement juste.

L’ilôt San Stefano vu de Ventotene (Années 30)
Dessin d’un prisonnier du pénitencier

Notes

[1Îles « pontines » de Ponza et Ventotene : deux petites îles de la mer Tyrrhénienne : situées dans le golfe de Gaeta, au large de la Campanie.

[2Ernesto Rossi (1897-1967), auteur de la première partie du troisième chapitre, essentiellement consacrée aux questions économiques et sociales…

[3Dans la troisième partie du Manifeste

[4« Et qui ferront par là même, et bien qu’involontairement, le jeu des forces réactionnaires, en laissant se solidifier la lave incandescende des passions populaire dans le vieux moule, et en permettant que renaissent les vieilles absurdités… ».

[5« Qui canaliseront vers ce but les forces populaires et qui -même après avoir conquis le pouvoir national- s’en serviront, en toute première urgence, comme instrument de la réalisation de l’unité internationale »