La Guerre franco-prussienne, la Commune et l’éclatement de la Première Internationale

, par Lucio Levi

L’Internationale à l’épreuve de la Guerre franco-prussienne

À la veille de la guerre franco-prussienne, la section parisienne de l’Internationale s’adressa au mouvement ouvrier allemand dans un manifeste qui condamnait « la guerre pour une question de prépondérance ou de dynastie » comme « une absurdité criminelle » et le mettait en garde de ne pas se laisser tromper sur les intentions réelles du peuple français, en se laissant entraîner dans une « guerre fratricide ». Les internationalistes de Berlin s’associèrent à la Déclaration des travailleurs de Paris et, après avoir déclaré que dans leur comportement envers les travailleurs français il n’y avait « aucune haine nationale », mais « des sentiments fraternels », ils affirmèrent comme s’ils étaient poussés par un pouvoir irrésistible : « nous subissons la force et entrons contraints et forcés dans les bandes guerrières qui vont entraîner la misère et la ruine de nos pays pacifiques »1.
Ce dramatique échange de déclarations qui témoigne de l’existence, peu de jours avant l’éclatement de la guerre, d’une forte solidarité internationale entre les travailleurs mais, en même temps, de l’impuissance de cette solidarité à éviter la guerre, constitue le premier document significatif de la subordination de l’intérêt de classe à la raison d’État.
Malgré l’aspiration à intervenir dans la politique internationale, l’action de la Première Internationale ne réussit pas à exercer la plus petite influence sur le système européen des puissances, mais subit au contraire passivement le cours des événements.
Le déclenchement de la guerre franco-prussienne en 1870 surprit l’Internationale dans un état d’impréparation totale, alors qu’elle ne se posait même pas le problème d’appliquer la délibération du Congrès de Bruxelles prévoyant l’organisation d’une grève pour empêcher la guerre. Il est vrai qu’il y eut en France des tentatives d’insurrection, mais elles furent rapidement écrasées.
La position des socialistes allemands face à la guerre ne fut pas si simple. À l’Assemblée de l’Allemagne du Nord, Liebknecht et Bebel, les deux chefs du parti social-démocrate d’inspiration marxiste, fondé à Eisenach en 1869, jugeant l’un et l’autre les adversaires également responsables, s’abstinrent à l’occasion du vote sur les crédits de guerre, alors que les députés de l’Association générale des ouvriers allemands, fondée par Las­salle en 1862, les votèrent.
À la même époque le Comité central du parti social-démocrate allemand désavoua la position de Liebknecht et de Bebel, condamnant l’agression de la France et s’alignant implicitement sur les positions du gouvernement prussien.

Marx et Engels approuvèrent en substance l’attitude prise par les deux leaders socio-démocrates allemands. L’internationale, dans une adresse rédigée par Marx et approuvée par l’Assemblée générale le 23 juillet 1870, définit la guerre de la Prusse comme une guerre défensive, mais dénonça en même temps la politique prussienne de puissance. Toutefois Marx et Engels, mis en face du fait accompli, prirent position pour la cause allemande, car la chute de Napoléon et l’unification allemande auraient offert au mouvement ouvrier des deux pays des conditions de lutte plus favorables. En outre, comme l’écrivait Marx, la victoire allemande aurait coïncidé avec la victoire du marxisme sur la pensée proudhonienne. En effet, « la prépondérance allemande déplacerait... le centre de gravité du mouve­ment ouvrier de l’Europe occidentale de la France à l’Allemagne, et il suf­fira de comparer le mouvement ouvrier dans les deux pays de 1866 jusqu’à ce jour pour voir que la classe ouvrière allemande est supérieure à la classe ouvrière française, qu’il s’agisse du point de vue théorique ou du point de vue de l’organisation. Sa supériorité sur le mouvement ouvrier français au plan universel aurait signifié dans le même temps la supériorité de notre théorie sur celle de Proudhon. »2
La guerre fut l’événement décisif qui fit éclater les contradictions de l’Internationale, révéla ses profondes divisions et détruisit l’illusion que la solidarité entre les mouvements ouvriers de tous les pays pouvait prévaloir sur les égoïsmes nationaux. Les sentiments nationalistes, qui se diffusèrent de part et d’autre du front, prévalurent sur les aspirations internationalistes et les étouffèrent, compromettant gravement les efforts pour faire pénétrer le socialisme internationaliste dans les masses.

La Commune

La Commune de Paris fut une des conséquences de la défaite de la France. Ce fut la première révolution socialiste de l’histoire. Selon Marx, « c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, ... la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail »3. Même si elle ne survécut qu’un peu plus de deux mois, elle préfigura dans les grandes lignes les caractères du régime socialiste, dont beaucoup d’aspects, encore aujourd’hui, ne se sont réalisés dans aucune partie du monde : suppression de l’armée permanente, éligibilité et révocabilité de tous les fonctionnaires de l’administration publique et des juges, réduction des rétributions de tous les fonctionnaires de l’État au niveau des salaires ouvriers, dissolution du pouvoir dans les communes, définies « organismes de travail exécutif et législatif », ce qui comportait la suppression de la division des pouvoirs et une large décentralisation réduisant les fonctions du gouvernement central à l’essentiel, et enfin l’élection des délégués dans les communes au suffrage universel avec mandat impératif.
De l’expérience de la Commune, Marx tire l’enseignement que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle qu’elle la machine de l’État et de la faire fonctionner pour son propre compte »4. Cette machine doit être détruite et il faut lui substituer une nouvelle qui permette « l’autogouvernement des producteurs ». Ce principe, dont s’inspirera le socialisme révolutionnaire, constituera l’une des bases théoriques de l’action de Lénine.
Mais le mouvement ouvrier de l’Europe occidentale, après la défaite de la Commune et de l’alternative révolutionnaire au pouvoir bourgeois, s’engagea sur la voie du réformisme, c’est-à-dire de la transformation de l’État bourgeois par le moyen des réformes, et de la stratégie de la transition graduelle au socialisme. Ce n’est que dans les pays arriérés comme la Russie, que mûriront des conditions favorables à la Révolution.

Mais la défaite de la Commune et l’anéantissement du mouvement ouvrier français mettent en lumière une autre limite de l’internationalisme prolétarien. La Commune n’est pas l’expression d’une phase révolutionnaire arrivée à maturation dans les pays à haut développement industriel. Elle fut une explosion provoquée plus par les conséquences de la guerre et l’écroulement de l’État français que de l’organisation du mouvement ouvrier. L’Internationale, comme le reconnut Marx lui-même, ne fut pas la force motrice de la Commune, pas plus qu’elle ne fut en mesure de mobiliser sa propre organisation pour renforcer les rapports de force avec les classes dominantes. La révolution n’avait pas trouvé, en effet, de conditions favorables à son extension. Isolée dans un seul pays elle fut facilement battue.
D’autre part, une fois la guerre finie, le front contre-révolutionnaire des gouvernements se reconstitue ; leur intérêt commun à étouffer la révolution s’affirme au-dessus des égoïsmes nationaux. En particulier, les Prussiens, en libérant les prisonniers de guerre, permettent à la France de reconstituer son armée, qui servira à écraser la Commune. Marx observe « qu’après la plus terrible guerre des temps modernes, le vaincu et le vainqueur fraternisent pour massacrer en commun le prolétariat »5.

Causes de l’échec de la Première Internationale

Alors que l’adresse de l’Internationale, rédigée par Marx et approuvée par l’Assemblée générale du 23 juillet 1871, au début de la guerre franco-prussienne, affirmait que « l’alliance des ouvriers de tous les pays finira par tuer la guerre »6, ce fut la guerre qui balaya l’Internationale et révéla sa fragilité intérieure.
D’autre part, l’épilogue sanglant de la Commune et la généralisation dans les autres pays de la répression contre l’Internationale, à laquelle, comme l’observe Marx, « l’entendement bourgeois, tout imprégné d’esprit policier », attribue des pouvoirs imaginaires, se la représentant comme « une sorte de conjuration secrète, dont l’autorité centrale commande de temps en temps des explosions en différents pays »7, marquent un arrêt dans le développement du mouvement socialiste.
Contrainte à subir les déchirures d’une guerre non désirée et la féroce répression des gouvernements européens après la défaite de la Commune, la Première Internationale dut accepter le combat avec les classes domi­nantes sur un terrain qu’elle n’avait pas choisi et elle en fut secouée d’une manière irrémédiable. Cet affrontement révéla brutalement l’énorme dis­proportion de pouvoir dans la balance des forces entre les deux adversai­res et le caractère illusoire de l’alternative révolutionnaire dont l’Internatio­nale était porteuse. C’est la cause fondamentale de la fin de la Première Internationale. En comparaison la division entre marxistes et anarchistes n’est qu’une cause secondaire8. L’Internationale pourra renaître, mais sur de nouvelles bases. Une phase de l’histoire du socialisme, celle des barricades et de l’action révolutionnaire directe, au moins en Europe occi­dentale, était achevée.

NOTES DE FIN

  • 29 - Giacomo Perticone, Rome, Le tre Internazionali, Atlantica, 1945, pp. 35 et 36.
  • 30 - Lettre de K. Marx à F. Engels, 20 juillet 1870, notre traduction.
  • 31 - K. Marx, Moscou, La guerre civile en France, Œuvres choisies, éditions du Progrès, tome II, 1976, p.236.
  • 32 - Ibid., p. 230.
  • 33 - Ibid., p. 255.
  • 34 - K. Marx, F. Engels, Moscou, Première adresse du Conseil général de l’association internationale des travailleurs sur la guerre franco-allemande, éditions du Progrès, tomme II, 1976, p. 205.
  • 35 - K. Marx, La guerre civile…, op. cit., p. 256.
  • 36 - Édouard Dolléans écrit à ce sujet : « La guerre. Voilà la cause du déclin de l’Internationale. Sans doute, à cette cause essentielle vient se joindre une cause seconde : le conflit, provocateur des scissions au sein de l’Internationale, entre les idéologues qui s’acharnent à faire triompher leurs conceptions égoïstes et préfèrent déchirer de leurs propres mains l’Internationale que de renoncer la victoire de leur personnalité. Mais ce n’est là encore qu’une cause seconde. La guerre franco-allemande et ses conséquences naturelles ont rompu pour un temps l’élan du mouvement ouvrier. (É. Dolléans, Paris, Histoire du mouvement ouvrier, Armand Colin, 1956, p. 315).