L’Europe est-elle condamnée à être « fukuyamesque » ?

, par Robert Belot

En écoutant récemment sur France Culture l’ancien ministre Hubert Védrine, j’ai eu une bonne illustration de cette méconnaissance qui assaille aujourd’hui l’Europe et son histoire et contre laquelle je mets en garde mes étudiants. Étonnant de la part d’un homme connu pour sa modération et son engagement aux côtés d’un François Mitterrand lequel, malgré ses ambiguïtés et palinodies, a toujours eu l’Europe au cœur et a fait avancer l’idée européenne. Plutôt que « méconnaissance », je devrais utiliser le terme de « déconnaissance ». Nous assistons depuis une dizaine d’années à une évolution du discours anti-européen (ou européo-sceptique). Aux populismes et conspirationnismes basiques dont les extrêmes droites et gauches ont nourri leur aversion de l’Europe, s’affirme, de manière plus subtile, une tentative de délégitimation savante du projet européen (et même de l’idée européenne) qui utilise et instrumentalise l’histoire. Le paradoxe est que le phénomène s’observe aussi à présent chez ceux qui condamnent ces extrêmes.

L’émission, très intéressante, s’appelle : « Comment les livres changent le monde ». Elle a été conçue par Régis Debray. Ce 22 juillet 2021, c’est le livre de Samuel Huntington Le choc des civilisations (1996) qui est analysé. L’ancien ministre des Affaires étrangères est invité à donner son point de vue. Mais c’est d’un autre livre auquel il fait référence dans une affirmation sentencieuse qui ne laisse place à aucune possibilité de critique : « Tous les Européens sont fukuyamesques avant Fukuyama. Dans l’ADN de l’Europe, il n’y a pas de notion de puissance du tout. L’Europe n’a pas fait la paix. Ce qui a fait l’Europe c’est Stalingrad et le débarquement contre Hitler. L’Europe n’est pas la mère de la paix, mais la fille de la paix. L’Europe c’est la paix est un slogan idiot, du moins chronologiquement. Les Européens sont dans un monde idéal, post-traumatique, post-historique… »

Francis Fukuyama, professeur à l’université de Stanford, avait publié en 1992 un livre fameux : La fin de l’histoire et le dernier homme. Fort d’une intuition prospectiviste et constatant la fin du totalitarisme qui a caractérisé le 20e siècle, il annonçait la fin des idéologies et de leur potentiel belligène au profit d’un consensus qui, avec la fin de la guerre froide, allait consacrer le règne ultime de la démocratie libérale dans le monde. Par « fin de l’histoire », il entendait la fin des guerres et l’avènement d’un monde heureux sans conflictualité. Bien sûr, l’histoire, depuis, a apporté un cruel démenti à cette utopie à laquelle nous aurions aimé croire.
Pour Védrine, « les Européens », ce qui veut dire pour moi les acteurs passés et présents de la construction européenne mais aussi les citoyens, vivent dans un monde irréel et idéel. Les Européens mais aussi et surtout ceux qu’il appelle les « européistes ». Dans une autre interview, confiée à L’OBS. RUE89 (Un plan pour sauver l’Europe des « européistes », publié le 18 novembre 2016), c’est à cette catégorie qu’il s’en prend de manière violente. Il brocarde ceux « qui répètent, obstinément, depuis vingt ans, les mêmes arguments inopérants, suivis après chaque scrutin des mêmes lamentations ». Il moque ceux qui « refusent de voir que la répétition mécanique de slogans éculés, les incantations, la grandiloquence historique, l’injonction d’avoir à voter bien, et la stigmatisation de ceux qui s’apprêtent à mal voter – l’excommunication des populistes (Paul Thibaud) – n’ont aucun effet, ou même l’effet inverse ». Sa conclusion, en manière d’exacerbation moqueuse : « On peut être vraiment européen sans être européiste ». Les « européistes » seraient donc des hystériques s’épanouissant hors de la dimension historique.

Or, ce procès en idéalisme a été longtemps instruit par les néo-conservateurs américains, avec qui, contre toute attente, l’ancien ministre semble en consonance. On retrouve la thèse du politologue Robert Kagan, exprimé dans son livre : La Puissance et la faiblesse. Les États-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial (2003). Justifiant le recours à la force contre l’Irak de Saddam Hussein, il regarde avec une sorte de commisération l’Europe qui est passée du côté de Vénus alors que les États-Unis ont choisi Mars pour le bien du l’humanité (offrant de « réels avantages au monde tout entier », selon Niebuhr que cite Kagan). Pour lui, le pacifisme européen est lié au fait que les Américains ont pris en charge la sécurité extérieure de l’Europe pendant la guerre froide : « Ainsi, les Européens n’ont pas eu besoin de la puissance pour instaurer la paix, pas plus qu’ils n’en ont besoin pour la préserver ». Ils ont pu se concentrer sur les liens économiques et commerciaux mais se sont privés de la possibilité de construire une culture stratégique commune et d’indépendance géopolitique. Et le néo-conservateur Kagan de reprendre la doxa du socialiste Védrine : l’Europe vénusienne a renoncé à la puissance pour entrer dans « un monde clos fait de lois et de règles, de négociation et de coopération transnationales ». Elle a choisi un « paradis post-historique de paix et de relative prospérité ». Elle a adopté Kant contre Hobbes, déplore l’essayiste. Avec l’Irak et l’Afghanistan, on voit aujourd’hui les conséquences de cette philosophie de la force et de cette croyance en « la puissance hors du commun ».

L’Europe c’est la paix est-il pour autant un « slogan idiot » ? L’Europe a connu la guerre sur son sol, ses institutions, son patrimoine, ses valeurs. Contrairement aux États-Unis. L’Europe a connu son « année zéro » en 1945, la honte de soi, la ruine matérielle et la dégradation géopolitique. Oui, c’est bien la construction de la paix qui est devenue l’idéal européen pour les hommes de la génération de Robert Schuman qui ont connu trois guerres. Oui, c’est bien sur le rejet fondateur des idéologies hégémonistes et racistes que l’Europe a fait de la démocratie et de l’humanisme la clé de voûte de son horizon d’attente et de son vouloir-vivre-ensemble. On comprend pourquoi le mot « paix » apparaît en 8 occurrences dans la déclaration du 9 mai 1950. Affirmer que « l’Europe n’est pas la mère de la paix, mais la fille de la paix », c’est tenir pour rien le caractère révolutionnaire de cette ambition. L’Europe est « la mère » d’une conception inédite du rapport entre des nations, dont la mise en œuvre ne fait que commencer. Le mépris affiché à l’égard des « européistes » et de leur imaginaire post-moderne et pacifiste témoigne d’où oubli regrettable et d’une absence de culture historique.

En effet, les hommes et les femmes qui ont rêvé d’une Europe de la paix l’ont fait alors même qu’ils combattaient, dans la Résistance, ceux qui ont dévoyé l’idée d’Europe et sont à l’origine de son abaissement. Les résistants, présents dans toute l’Europe asservie, n’ont pas renoncé à l’usage de la force. Ils ont considéré la force non pas comme une valeur en soi mais comme un moyen de mettre fin aux idéologies mortifères qui ont été la matrice de la division, de la haine et de la guerre. C’est au péril de leur vie, au cœur d’une histoire violente, que les « européistes » ont imaginé un monde où le droit pourrait remplacer la puissance pure. Ils étaient à la fois Martiens et Vénusiens. Ce sont eux qui, refusant la fausse sécurité que procuraient à l’Europe de l’Ouest la guerre froide et le parapluie américain, ont souhaité l’avènement d’une Communauté européenne de défense, qui reste à venir. Car les « européistes » issus de la Résistance n’ont jamais considéré que l’Europe ne devait pas se poser la question de la puissance, de son autonomie stratégique et donc de sa liberté. Ils n’ont pas attendu le 6 juin 1944 et Stalingrad pour penser que l’Europe du pire pouvait/devait devenir l’Europe du meilleur.