Louise Michel : Légendes et chansons de gestes canaques (1875)

, par Jean-Francis Billion

Le texte ci-après de Louise Michel, proche des cercles blanquistes puis communarde, femme de cœur et de lettres, « déportée en Nouvelle- Calédonie et assidue des prisons françaises »1 avant d’être portée en terre le 20 janvier 1905 de la Gare de Lyon au cimetière de Levallois-Perret par une foule considérable, n’a pas semble-t-il de rapport direct avec le fédéralisme.
Nous le publions cependant à cause de sa portée émotionnelle et parce qu’il était adressé par son auteure depuis Nouméa à « ses amis d’Europe », mais aussi, parce que, comme l’a écrit Claire Auzias, « Louise Michel, n’est pas seulement à elle toute seule ‘l’incarnation populaire de la commune’ (Bernard Noël), la face emblématique de l’anarchisme, et l’esprit curieux à qui rien de ce qui est humain ne fut étranger. Louise Michel représenta ce XIX° siècle parfaitement parce qu’elle était une femme, ‘Mariane au combat’ (Maurice Agulhon) de la République universelle […].2 » et qu’elle représente encore aujourd’hui « le blason le plus prestigieux de l’anarchisme français au XIX° siècle après Proudhon »3. … Tout clin d’œil à notre nouvelle rubrique Fédé’femmes n’est pas ici obligatoirement fortuit…
Après avoir été une « institutrice républicaine (1853-1871) »4, « la commune est pour elle un tournant politique capital »5, avant qu’elle ne se rende aux Versaillais en échange de sa mère et ne soit embastillée à Versailles puis, après plus d’un an de prison condamnée à la déportation en Nouvelle-Calédonie où elle demeurera huit ans. « Son seul séjour dans cette colonie française force l’admiration. On en lit le récit dans tous ses écrits, ses mémoires, ses Souvenirs, ses Contes canaques6 et ses conférences, poèmes et correspondances. Elle a abordé la Nouvelle-Calédonie comme personne ne le fit avant elle, étudiant la langue canaque pendant six mois avant d’approcher ce peuple soumis par la France. Elle fit œuvre d’ethnographe recueillant et étudiant des coutumes ignorées d’elle7. Parmi les libertaires, seul Charles Malato, l’accompagna vraiment dans cette inclination. […] Louise Michel fut seule dans cette rencontre d’un peuple à qui elle n’offrit rien moins que les armes de leur libération »8. Elle s’intéressera également « dans sa recherche de ce que pourrait-être une langue universelle, à la langue pidgin qu’est le bichelamar »9. Rentrée en métropole et de retour « triomphal » à Paris début novembre 1880, elle se consacre en France, libre ou souvent emprisonnée, puis en exil à Londres, où elle séjourne de mi 1890 à 1895 malgré de nombreux aller-retour vers la France, les vingt-cinq dernières années de sa vie à la pensée anarchiste. En 1895 elle crée le journal Le Libertaire avec Sébastien Faure et en 1896 participe à Londres au Congrès international socialiste des travailleurs et des chambres syndicales ouvrières. Revenue en France elle se fixe un temps à Marseille où elle décède à 74 ans début 1905.
Pour en revenir à la Nouvelle-Calédonie, où en 1979 elle avait finalement été autorisée à s’installer à Nouméa et à reprendre son métier d’institutrice, elle s’associe au journal Petites affiches de la Nouvelle-Calédonie, dans lequel elle publie une première étude sur les langues et la culture canaque dont nous republions ci-après l’introduction. Elle la rééditera une fois en France, puis en rédigera une seconde version. Ces deux textes ont été pour la première fois publiés conjointement en 2006 par deux chercheurs du CNRS, Véronique Fau-Vincenti et Claude Rétat, dans la « collection Louise Michel » des Presses universitaires de Lyon10. Dans une « note de l’éditeur », il est précisé heureusement que « Les deux versions des Légendes (Légendes et chants de gestes canaques de 1875, Légendes et chansons de gestes canaques de 1885) diffèrent par le contenu, les dimensions et le mode de présentation […] Nous avons donc choisi de les donner toutes deux au lecteur, et de ne minimiser l’existence ni de l’une ni de l’autre […] Pour la première fois, le lecteur dispose donc ici, en un seul volume, les deux formes des Légendes canaques de Louise Michel »11.
Chose également importante à mes yeux est l’avant-propos à cet ouvrage récent, rédigé par Madame Marie-Claude Tjibaou, épouse du leader kanak Jean-Marie Tjibaou assassiné le 4 mai 1989 à Ouvéa, « Louise Michel, une grande dame dans notre histoire »12 qualifiant Louise Michel de « grande oubliée de la Nouvelle-Calédonie » et concédant que « Même si nous, Kanak, l’avons aussi méconnue longtemps, […], Louise Michel fait aujourd’hui pleinement partie de notre histoire. Elle s’inscrit dans notre volonté de rendre à la culture kanak ses lettres de noblesse, elle, qui dès son arrivée en Nouvelle-Calédonie a su reconnaître la valeur de cette culture, la richesse de nos langes.
Ce qu’elle a vécu avec les gens d’ici, et en particulier les Kanak, a été très fort, elle, la femme ‘blanche’ qui n’a pas hésité une seconde à se mêler aux ‘noirs’ à une époque où la société européenne, y compris celle des bagnards, s’en tenait fermement à l’écart.
[…]
À bien des égards, Louise Michel peut être considérée comme un défenseur avant-gardiste de la culture kanak ».

Louise Michel
Petites Affiches de la Nouvelle Calédonie
Journal des intérêts maritime, commerciaux & agricoles
paraissant tous les mercredis.

Jusqu’à présent on s’est beaucoup occupé de faire prospérer la Calédonie, mais on n’a jamais senti le besoin de chercher à conserver les traditions et les légendes des tribus qui, refoulées de plus en plus, disparaîtront bientôt ou du moins verront nos us et coutumes remplacer les leurs sans qu’il en reste même de trace. Quelques voyageurs ont écrit des romans auxquels on a cru tant qu’on n’y est pas venu voir, mais alors il a fallu abandonner les idées faites d’avance.
Comme le dit l’auteur des chants que nous sommes heureux de donner à nos lecteurs, il est grand temps, si l’on veut garder quelque chose de pur et d’intact des chants de ces grands enfants de la nature, et nous ne pouvons que le féliciter de la tâche entreprise par lui et menée à si bonne fin.
C’est bien là ce ton mélancolique, ce sont bien là ces chants uniformes et tristes que la nuit quelquefois l’on entend sortir d’une cour isolée ou qui s’élèvent tout à coup autour d’un brasier à demi éteint.
C’est bien là ce chant de guerre que doivent vociférer nos insulaires ; les pilous pilous pacifiques que nous avons autrefois vu exécuter à Nouméa peuvent nous en donner une idée. Mais ne retardons pas plus longtemps le plaisir que procurera certainement à nos lecteurs le travail inédit que nous lui offrons :

Légendes et chansons de gestes canaques

1. Aux amis d’Europe
Vous êtes là-bas au XIXe siècle ; nous sommes ici au temps des haches de pierre et nous avons des chansons de gestes pour littérature.
Non pas la chanson de gestes du Moyen-Âge, mais celle des temps tout à fait primitifs ; avec des vocabulaires bornés et les œuvres à l’état d’enfance.
Les récits ne sont pas non plus la légende [du] Moyen-Âge, mais peut-être lui ressemblent-ils par la parole fréquemment matérialisable en symboles.
Comme les contes des nourrices, les légendes canaques sont interminables ; tantôt elles dérivent l’une de l’autre, tantôt se succèdent sans ordre, souvent aussi le conteur intervertit la suite ordinaire sans nuire au récit.
C’est extrêmement logique, car il n’y a pas de raison pour mettre la Barbe Bleue avant plutôt qu’après Peau-d’Ane.
Ces récits et ces chants sont ceux qui bercent toute l’humanité à son premier âge ; c’est pourquoi il est souvent facile de saisir la pensée du Canaque et de compléter la phrase. Leur style plein de métaphores est du reste vivant ; on le voit autant qu’on l’écoute, puisqu’il est tout matériel encore.
Une grande partie des vocabulaires de ce livre est due à un Canaque fort intelligent, Daoumi, qui parfois faisait des réflexions judicieuses sur certaines coutumes nationales, par exemple celles de l’anthropophagie. Cela était dû, pensait-il, à cette réflexion qu’il est indifférent au mort d’être ou de n’être pas mangé, et que de plus on rendait service à ceux qui avaient faim ; mais, ajoutait Daoumi, il y a longtemps que cette coutume nous fait horreur ; et depuis le temps de nos grands-pères, je ne crois pas qu’on y ait goûté dans ma tribu, ni même dans un grand nombre d’autres à part quelque cas de vengeance.
Nous pensons, nous, que l’anthropophagie est un peu aussi un goût dépravé fréquent chez l’homme tout à fait primitif ; il est encore un peu bête féroce.
La race canaque est meilleure qu’on ne le croit ; ils sentent une idée généreuse plus vite que nous ne la comprenons ; elle met dans leurs yeux une douceur infinie tandis qu’un récit de combats y allume des éclairs.
Le Canaque Daoumi me fit l’honneur de me présenter son frère beaucoup plus sauvage que lui, mais désireux de s’assimiler notre pauvre étroite civilisation qui l’éblouit, et trois ou quatre de ses amis, dont l’un taillé en hercule et coiffé en femme avec un peigne dans ses cheveux cimentés à la chaux, doit être le type des naturels du temps de Cook : douceur infinie sur le visage, mais pommettes saillantes et dents pointues, front étroit et mâchoires puissantes, crinière de fauve, œil étonné et confiant ; mélange du bœuf, du lion et de l’enfant.
Cette race est-elle appelée à monter ou à disparaître ? Le sol calédonien est-il un berceau ou le lit d’agonie d’une race décrépite ? Nous penchons à quelques peuplades près pour la première supposition, il serait donc possible de conserver ces peuplades en les mêlant à la vieille race d’Europe ; les unes donneraient leur force, l’autre son intelligence à une jeune génération.
En attendant, tandis que vos philosophes blancs noircissent du papier, nous écoutons des bardes noirs à qui malheureusement on fait mêler nos mots barbares à leurs mots primitifs avant de les saisir tels qu’ils sont. Le vocabulaire d’une peuplade n’est-ce pas ses mœurs, son histoire, sa physionomie ?
La race va s’éteindre et nous ne savons rien à peine, ni l’argot anglo-canaque-franc laisse survivre une partie des mots véritables.
Ne pourrait-on saisir ces dialectes, étudier cette race, avant que l’ombre recouvre des choses historiquement curieuses.
S’il est utile d’étudier les cadavres des nations, où pourrait-on avec la race canaque travailler sur le vif. N’est-il pas temps de faire un peu de vivisection historique ?
Combien d’échelons n’a-t-on pas déjà laissé tomber dans l’abîme ? C’est pour cela qu’il est si profond.

NOTES DE FIN

  • 44 - Claire Auzias, Louis Michel. Graine d’ananar, Paris, Les Éditions du Monde libertaire, 2013, p. 7.
  • 45 - Ibid. p.4.
  • 46 - Ibid. p.6.
  • 47 - Ibid. p.13.
  • 48 - Ibid. p.16.
  • 49 - Note C. Auzias, « Louise Michel, Légendes et chants de geste canaques, avec dessins et vocabulaire, Paris, Kéva, 1885, qu’elle dédie à sa mère de la presqu’île Ducros en 1874 […] », op. cit.,p. 27.
  • 50 - Note C. Auzias, « Le Musée de l’Homme de Paris semble receler la documentation collectée par Louise Michel sur les Canaques », op. cit., p. 28.
  • 51 - C. Auzias, op. cit., p. 27-28.
  • 52 - « Louise Michel », https://fr..wikipedia.org/wiki/Louise_Michel, consulté le 28 mars 2021. Le bichelamar, ou bislama étant une langue pidgin « de relation » anglo-mélanésienne parlée dans l’archipel du Vanuatu.
  • 53 - Louise Michel, Légendes et chansons de gestes canaques (1875) suivi de Légendes et chants de gestes canaques (1885) et de Civilisation, p. 227.
  • 54 - Op. cit., p. 11.
  • 55 - Op. cit., p. 7-9.