Il y a « 30 ans » nous avons publié…

Le « Club du Crocodile »

, par Altiero Spinelli

Extraits de la conférence de presse donnée par M. Altiero Spinelli,
député italien au Parlement européen, à Paris, le 26 novembre 1980

N° 33 - 1° trimestre 1981

Je ne reviendrai pas sur les contradictions qui existent entre la nécessité d’une Europe unie capable d’agir, capable d’affronter ses problèmes, capable d’assumer ses responsabilités et cet ensemble d’institutions qui forment la Communauté et devrait les affronter, mais est incapable de le faire.

Je voudrais parler de l’état d’esprit qui existe au Parlement européen depuis son élection et de son évolution.

Le Parlement est né d’un acte politique d’une nouveauté absolue pour l’Europe car, si chaque pays a depuis longtemps à titre individuel expérimenté cet acte, l’Europe en tant que telle n’avait encore jamais fait l’expérience de l’élection d’une seule entité élue par les électeurs de plusieurs pays.

Une fois en place, les parlementaires ont eu conscience qu’ils représentaient le peuple de la Communauté et qu’ils avaient une légitimation démocratique qui était la plus importante des légitimations connues à notre époque. Immédiatement, ils se sont mis avec conscience à essayer d’examiner tout ce qui leur serait possible de faire dans le cadre qui leur serait fixé.

Dans un premier temps, ils n’ont pas éprouvé de sursaut de protestation contre la limitation des pouvoirs, mais ils ont décidé de faire leur travail et de tâcher d’exploiter à fond toutes les possibilités qu’ils avaient à Strasbourg, dans l’intérêt de la Communauté.

Les possibilités que le Parlement avaient, étaient :

  • de donner son avis sur toutes les initiatives de la Commission avant que le Conseil ne prenne des décisions ;
  • le pouvoir de participer à l’élaboration du budget et même éventuellement de le rejeter ;
  • le pouvoir d’obliger la Commission à se démettre ;
  • le pouvoir de discuter sur tous les grands problèmes qui pouvaient se poser.

Le Parlement est devenu le grand forum où l’on débat des grands problèmes européens ou mondiaux en se rendant compte au fur et à mesure, que tout ce verbiage ressemblait à celui d’un « Café du Commerce » international européen. On parlait de ces problèmes, mais il n’y avait aucun impact réel.

Très vite, il est résulté de cette constatation un certain sentiment de frustration.

Le parlement avait et a le pouvoir de donner son avis sur les projets de la Commission. Il l’a donné. Il a prétendu qu’il devait être écouté. Or, si la Commission écoute bien « quelques » avis donnés par le Parlement, le Conseil des Ministres quant à lui en a toujours fait fi d’une façon dédaigneuse.

Le Parlement s’est trouvé devant l’opération extrêmement importante du budget. Il a déclaré qu’il n’était pas satisfait de la façon dont sa présentation était conçue ; qu’il était mal équilibré par rapport aux différentes politiques à suivre ; qu’il était inférieur aux responsabilités que la Communauté devait avoir et il a proposé de le modifier d’une façon significative.

La réponse du Conseil a été « NON ». En conséquence de quoi le Parlement a rejeté le budget.

Après cela, il était nécessaire, compte tenu de l’importance qu’a un budget, d’en présenter un nouveau dans les deux ou trois mois suivant le rejet du premier.

Le Conseil et la Commission ont réagi d’une manière à la fois simple et désinvolte. Ils ont laissé pourrir la situation durant des mois, contraignant la Communauté à ne pas pouvoir prendre certains engagements qui auraient dû l’être. Pour le budget de 1981, la situation est encore plus grave. D’une part, le Parlement, la Commission et le Conseil ont déclaré qu’il était nécessaire de réformer la politique agricole commune parce qu’elle avait eu pour conséquence certains aspects négatifs. Il y a actuellement tout un ensemble de règlements qui engloutissent la très grosse majorité des ressources de la Communauté sans pour autant permettre de poursuivre une politique agricole cohérente ; d’autre part, il était nécessaire d’augmenter les ressources de la Communauté, le 1% de l’assiette de la TVA prévu actuellement n’étant plus suffisant.

Durant toute l’année 1980, rien n’a été fait. Aucune modification n’a été apportée aux règlements concernant le budget. Certains compromis ont alors été envisagés et entre autre, soit d’établir au printemps 1981 un budget rectificatif, soit de retenir une réserve permettant d’établir un budget supplémentaire.

On s’est trouvé en réalité devant un mur.

Si la situation en est arrivée à ce point, c’est que rien n’a été fait quand il le fallait et que cela eut été relativement facile, pour réformer les règlements.

Le Parlement avait souvent attiré l’attention sur cette lacune, sans succès même partiel.

Or, les responsabilités de la Communauté augmentent : il y a le problème de l’énergie, de la reprise de l’économie, des responsabilités envers les pays en voie de développement, etc. On se trouve aussi devant une série d’évènements mondiaux en face desquels l’Europe peut de moins en moins « déléguer » aux Etats-Unis, comme elle l’a fait antérieurement, pratiquement pour toutes les grandes responsabilités de politique étrangère et de défense.

Que faire devant cette situation ?

Le Parlement pourrait demander une chambre de discussion. Or le Parlement a, dans presque tous les groupes, un sentiment de frustration et il voudrait faire quelque chose et sortir de l’impasse où se trouve aussi la Communauté.

Face à cette situation, j’ai pensé, avec quelques autres collègues du Parlement européen qu’il fallait faire quelque chose qui en réalité était d’une extrême simplicité.

Le défaut actuel provient du fait que toutes les décisions sont prises par les neuf gouvernements et bientôt dix puis douze ; chacun a son propre processus de prise de décision national. Chacun arrive avec un mandat lui permettant de négocier en priorité sur tout ce qui est national et considérer comme négatif tout ce qui est européen. Ceci ressemble à un jeu de dés pipés où les mêmes chiffres reviennent toujours, non pas simplement parce que les ministres sont trop nationalistes, mais parce que le jeu est fait ainsi.

En effet, dans certaines conditions difficiles, les chefs de gouvernements prévoient de faire quelque chose en commun, mais ces grands principes restent toujours des « voeux pieux » dès qu’il s’agit d’établir des règles d’application.

Ceci doit changer. Il faut établir un système où, tout en tenant compte des points de vue nationaux qui ne peuvent être éliminés, il y ait des processus de formation communs, un noyau réel d’activité gouvernementale, un contrôle démocratique et une participation permettant que, lorsqu’on fait quelque chose, on puisse connaître le degré de consensus qu’on a dans la population : il y a donc une réforme à faire.

Il y a deux manières de faire cette réforme :

  • les gouvernements membres de la Communauté affirment qu’il faut changer quelque chose et que c’est à eux de le faire. Sans aucun doute, le soin de mener à bien les tractations sera alors remis entre les mains de « diplomates » qui défendront les caractéristiques de leur propre pays. Le résultat prévisible sera au mieux la création d’un nouveau Conseil (un de plus) sans qu’aucun résultat concret ne puisse en ressortir.
  • le Parlement européen élu a, rappelons le, la légitimité. Il n’a peut-être pas de pouvoir, mais il a le devoir de proclamer avec la plus grande énergie qu’il est le SEUL en Europe à posséder le droit de parler au nom des citoyens européens.

En conséquence, il doit se décider à préparer les projets de réforme et les proposer aux États.

Il doit proposer que la Communauté ait ses lois fondamentales. Sans proposer une constitution, il doit proposer quatre ou cinq mesures les plus importantes à prendre en matière gouvernementale : définition des compétences, définition budgétaire, etc.

Au Parlement européen se trouvent les représentants de toutes les forces politiques et de toutes les exigences nationales et il s’exerce un effort continu pour trouver des points de vue communs.

Le Parlement est non seulement capable d’avoir des positions communes mais encore, il l’a déjà prouvé à de nombreuses reprises, il est capable de dépasser les limites nationales autant que celles des partis traditionnels et de former des majorités novatrices.

Pour ce faire, il faut former un groupe de travail ad hoc pour préparer le débat.

J’ai proposé que tous les parlementaires disposés à travailler dans ce sens se réunissent, non pas pour créer un nouveau groupe, mais pour former un « Club » qui a pris le nom de « Crocodile », du nom même du restaurant où eut lieu la première réunion. Des signatures d’engagement ont commencé à être prises se montant à une quarantaine à ce jour (26/11/80). Toutefois, il a été décidé de ne présenter officiellement les propositions du Club que lorsque de nombreuses signatures auraient été recueillies.

Cette action parlementaire a une chance de se développer si les parlementaires se rendent compte qu’il ne s’agit pas simplement de prononcer des discours, mais parallèlement d’intéresser à cette action les partis qui les ont fait élire et l’opinion publique, car il s’agit du début d’une bataille politique qui sera longue et ne doit pas se cantonner à l’intérieur du Parlement européen mais déborder vers les parlements nationaux et les électeurs de toute la Communauté.

J’insiste sur le fait que cette opération, pour réussir, doit aller au-delà du Parlement européen, être connue et suivie par l’opinion publique de toute la Communauté dont le rôle est d’influencer leurs parlementaires nationaux.

Proposition de résolution

Le Parlement européen,

  • conscient du fait qu’il a eu l’occasion, depuis l’élection de ses membres au suffrage universel, d’évaluer le fonctionnement des institutions et l’efficacité des politiques de la Communauté, et qu’il est pratiquement impossible de dépasser dans le système institutionnel actuel, le niveau d’aménagements tout à fait marginaux des règles et pratiques actuellement en vigueur ;
  • estimant de son devoir de présenter, de débattre et de voter des propositions de réformes institutionnelles en se basant sur la légitimité démocratique qui dérive de son élection directe par le peuple de la Communauté ;
  • rappelant que, dans le passé, de nombreuses initiatives ont été lancées par plusieurs groupes politiques, visant le sujet des réformes institutionnelles, dont notamment le projet de résolution du groupe PPE du 27 septembre 1979, demandant au Bureau du Parlement d’établir la procédure nécessaire pour affronter ce sujet ;
  • persuadé que les propositions de réformes qui sortiront d’un large consensus des forces politiques de tous les pays membres et qui auront été votées par le Parlement devront être envoyées directement pour ratification aux organes constitutionnels compétents dans chaque Etat membre ;
  • conscient qu ’il engage ainsi une action de grande importanc politique et différente des actions menées jusqu’ici et que, par conséquent, il devient nécessaire de former dans son sein un groupe de travail spécifiquement chargé de procéder à toutes les consultations nécessaires, de lui préparer et présenter les diverses options institutionnelles et, sur la base des choix faits par le Parlement, de rédiger et de lui proposer les textes définitifs à adopter ;
  • considérant que ce groupe de travail devrait être composé de telle façon qu’il représente les courants de pensée existants dans le Parlement, et qu’il devrait examiner toutes les options relatives au développement futur de la Communauté :
  • invite son Président et le Bureau élargi à créer, dans les meilleurs délais un tel groupe de travail.

La proposition de résolution, signée par 172 parlementaires a été remise à la Présidente du Parlement durant la session de février et devait venir en discussion en mai.