Le ballon d’essai de Juncker

, par Jean-Pierre Gouzy

En attendant que la lourde machinerie administrative et juridique qui régule la marche de l’Union européenne (UE) se mette en branle pour traduire en projets concrets le plan de relance de 315 milliards d’euros qui porte son nom, Jean-Claude Juncker a lancé, le 8 mars un ballon d’essai dominical sur un sujet où on ne l’attendait guère : la création d’une armée européenne.

Voilà qui ne peut que réjouir les seniors du fédéralisme auxquels je m’honore d’appartenir. La France qui avait conçu dans les années 1950, la Communauté européenne de défense (CED, donc, une armée européenne intégrée) rejeta le bébé qu’elle avait conçu, à l’issue d’un débat homérique qui se déroula dans l’enceinte surchauffée du Palais bourbon, le 30 août 1954, tant l’idée d’une armée européenne conçue, selon les idées supranationales de Jean Monnet et de Robert Schuman, insupportait les gros bataillons du gaullisme et du Parti communiste qui dominaient une bonne part de la classe politique française de l’époque. Faute de mieux, sous la pression de Washington, Paris accepta de substituer à la CED, avec l’active complicité de Londres, une sorte de succédané militaire pur jus intergouvernementalement garanti : l’Union de l’Europe Occidentale (UEO). Seuls, les initiés du sérail peuvent tenter d’expliquer soixante ans plus tard, à quoi elle a servi, en dehors du réarmement (strictement balisé) de l’Allemagne d’Adenauer, pour calmer les préventions françaises. On peut aujourd’hui en parler d’autant plus librement que l’honorable UEO. a totalement disparu du paysage européen. Passons sur les initiatives sympathiques mais velléitaires qui, depuis lors, ont pu se manifester ici et là, au titre de la coopération franco-allemande ou, plus ou moins subrepticement, à l’occasion de réformes communautaires successives, pour en venir au Traité de Lisbonne qui régit de nos jours l’UE. Celui-ci a bien prévu une PESC (politique extérieure et de sécurité commune) héritée de traités antérieurs, elle-même agrémentée d’une PESDC (politique de sécurité et de défense commune). Sœurs siamoises, la PESC et la PESDC sont comme la défunte UEO de nature intergouvernementale. La première brille par son inefficacité, même si la Haute représentante qui l’incarne fait des pieds et des mains pour manifester sa raison d’être, à défaut de sa consistance. La seconde, la PESDC se caractérise, elle, par son inexistence, même si le Traité de Lisbonne a prévu explicitement qu’elle devrait définir « progressivement une politique commune qui conduira à une défense européenne » en prenant appui sur des dispositions spécifiques : « coopération structurelle permanente », agence européenne de défense, etc.

Apparemment, quand J.-C.J. évoque une « armée européenne », il pense à une initiative nouvelle qui ne s’inscrirait pas nécessairement dans le cadre juridique étroit des traités. En fait, il tente d’ouvrir un débat de fond. Poser la question de « l’armée européenne », c’est en effet, quoi qu’on puisse en penser, poser dans un même mouvement, la question de l’autorité politique dont elle dépendra. Nous sommes au cœur du sujet fédéral, comme ce fut le cas dans les années 1950.

Honnêtement, les gouvernements européens sont-ils prêts à affronter un tel débat en 2015 ? L’Allemagne –sans dout– (on assure d’ailleurs à cet égard que Juncker n’est intervenu qu’après s’être concerté avec Angela Merkel) ; l’Espagne de Mariano Rajoy, sans doute également, mais le compteur électoral a commencé à tourner à Madrid ; la Pologne et les Pays Baltes, aussi probablement, en raison du voisinage de Poutine et des récents évènements d’Ukraine. De même que l’Italie préoccupée par le chaos libyen et les trafics maritimes à ses portes ; avec en prime quelques autres partenaires, comme la Belgique. Mais il faut tenir compte de plusieurs évidences : les petits pays neutres de l’Union ne se voudront pas concernés ; aucun des Etats européens potentiellement intéressés ne s’engagera sans le feu vert de l’OTAN considérée comme la garantie suprême du fait de la prééminence américaine ; la Grande-Bretagne, pour sa part, n’aura de cesse de torpiller l’initiative, tant qu’elle ne la réduira pas à une fausse couche ; la France, qu’elle soit « hollandaise » ou d’une complexion différente, veillera jalousement avant tout –même si elle donne un accord de principe– à la préservation des attributs de la souveraineté hexagonale. C’est pourquoi, sa tendance, une fois au pied du mur sera de favoriser la mise en œuvre d’une force expérimentale.

Nonobstant, l’armée européenne reste un objectif potentiellement mobilisateur et réaliste à une triple condition : faire preuve d’un volontarisme politique dont nous ne percevons malheureusement pas encore les signes avant-coureurs, rallier au projet un nombre conséquent d’Etats de l’Union susceptibles de lui conférer une pleine crédibilité, s’assurer de l’assentiment majoritaire des parties concernées.

Le ballon d’essai junkerien mérite donc considération, même si le silence des média et des chancelleries à son encontre nous paraît, à vrai dire, assourdissant.

Qu’en pense le Parlement européen ?