Le « vol des mémoires » : l’exemple de la Commune de 1871

, par Hervé Moritz

« Faut-il commémorer la Commune ? Faut-il commémorer la mort de Napoléon ? ». Ce sont les questions qui ont divisé les historiens français au printemps 2021. Si la figure napoléonienne et l’héritage qui l’accompagne renvoient à une mémoire nationale et européenne riche de contrastes, les questionnements soulevés par la commémoration de la Commune révèlent également plusieurs fractures dans la mémoire nationale.

En effet, la Commune de Paris occupe une place toute particulière dans la mémoire nationale française. Elle est d’abord un élément central dans la mémoire des mouvements libertaires, dans l’histoire révolutionnaire du mouvement ouvrier et dans l’imaginaire de la gauche française. Elle illustre en actes l’émergence progressive d’idées politiques, de principes sociaux et républicains forgeant la République depuis le milieu du XIXe siècle à nos jours. Elle tient également une place singulière dans l’histoire de la capitale française, ville qui fait figure de martyre de la guerre franco-prussienne, ville insurrectionnelle face au gouvernement de Versailles qui met fin à la guerre entérinant la défaite française. Mais pourquoi cette place si prédominante des épisodes parisiens dans la mémoire nationale des événements de 1870-1871 ?

Le centralisme français a fait son œuvre : la mémoire de la Commune de Paris a éclipsé très largement les autres événements du printemps 1871. L’hypermnésie des événements parisiens et la surreprésentation médiatique des commémorations dans la capitale submergent encore aujourd’hui l’imaginaire national. Certes, leur importance n’est pas négligeable dans les événements de 1871, mais elle ne peut justifier à ce point leur prédominance.

Les Communes de Lyon ou de Marseille, qui ont précédé la Commune parisienne, celles de Saint-Étienne, de Narbonne, de Toulouse, du Creusot, de Grenoble, de Bordeaux, de Nîmes, les soulèvements de Limoges, Périgueux, Rouen ou du Havre, sont relégués au second rang de l’histoire et n’ont plus de place dans la mémoire nationale. Les mémoires de l’Alsace-Lorraine, dont la cession au nouvel Empire allemand est votée par l’Assemblée nationale le 1er mars 1871 et entérinée par le traité de Francfort le 10 mai 1871, n’ont pas non plus leur place dans le paysage mémoriel national, si ce n’est en toile de fond contextuelle de l’insurrection parisienne. Elle fait aussi les frais de n’appartenir à aucune mémoire nationale, ni française, ni allemande.

Ainsi, les mémoires de ces événements se sont peu à peu effacées ou ne perdurent qu’au sein des communautés locales. L’on observe l’évanouissement de leurs mémoires au profit d’une mémoire unique, la mémoire parisienne nationalisée. Cette polarisation parisienne de l’espace mémoriel français engendre ainsi la « provincialisation » de ces autres mémoires qui n’ont plus leur place dans l’imaginaire collectif national. Elles sont cantonnées au souvenir des communautés locales, voire se dissipent sans le secours de la reconnaissance nationale. Aucune commémoration de ces événements « en province », aucune commémoration des territoires cédés. Seule est légitime dans la sphère politique et médiatique, dans la communauté nationale, la mémoire parisienne de la Commune.

Si Jack Goody a théorisé le Vol de l’histoire, s’illustre ici le « vol des mémoires », conséquence de la polarisation parisienne de la mémoire nationale. Dans ce numéro, nous nous attachons à rendre à ces événements et à ces mémoires toute la place qui leur revient. Ni plus, ni moins.

A consulter :

  • Deluermoz, Q., Commune(s), 1870-1871  : une traversée des mondes au XIXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2020.
  • Goody, J., Le vol de l’histoire  : Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010.