
Proudhon et l’Europe
C’est à partir d’une longue réflexion sur la question des nationalités, si brûlante de son temps et déjà redoutable, que Proudhon est venu à l’Europe.
Dès l’époque de ses premiers écrits, alors que ses réflexions sur la propriété paraissent l’accaparer, il confie à un ami son désir d’étendre, dès qu’il le pourra, ses recherches à bien d’autres sujets, parmi lesquels il inscrit « la psychologie des nations » (Lettre à Micaud, du 18 juillet 1841). Ses oeuvres postérieures n’en portent pas trace mais on peut croire que sa curiosité universelle enregistrait déjà, presque à son insu, des observations qui porteront beaucoup plus tard leurs fruits. En 1848, il cède —avec une « frénésie » dont il s’accusera, non sans excès d’ailleurs, par la suite— à l’engouement ambiant pour la cause de la libération des peuples. Comment, en effet, son sens profond des autonomies, son culte pour la liberté et la justice, ne l’auraient-ils pas entraîné à quelque enthousiasme à l’égard du grand élan qui paraissait soulever l’Europe contre les oppressions séculaires ? « Le mouvement gagne admirablement, écrit-il. On dit que la Belgique s’est constituée en république (...). Avec la Belgique, la Suisse, l’Italie bientôt, il y aura une fédération de républiques assez imposante pour rendre la guerre étrangère à peu près impossible ». (Lettre à Maurice, du 26 février 1848). Et, dans la missive suivante, il précise sa pensée : « Comme je vous le disais, la confédération des républiques européennes se forme et nous n’aurons devant nous que la question sociale. C’est bien assez. » (au même, le 21 mars).
Première intuition du fédéralisme... Mais, tout aussitôt, premières réticences d’un esprit jamais en repos et soucieux de ne pas laisser prendre le pas au sentiment sur la raison. Car, la bouffée d’émotion évanouie, Proudhon entreprend l’analyse du principe nationalitaire et il en discerne vite les équivoques. Sous la trompeuse apparence des mots, se cachent en effet deux réalités fort différentes et pratiquement contradictoires. D’une part la revendication par les communautés opprimées du droit de se gouverner librement et d’établir des relations avec qui elles l’entendent ; mais, de l’autre, l’affirmation qu’il existe des affinités « naturelles » entre tels et tels groupes séparés par l’histoire et, en conséquence, la revendication par ces groupes d’un État unitaire qui les rassemblerait contre tous les autres.
Entre l’aspiration féconde à l’ « autodétermination » et le vertige de la fusion, entre la dignité collective et la volonté de puissance, il est difficile de faire le partage mais aisé de prévoir qui l’emportera. Proudhon a reconnu, sous son masque démocratique, le dernier avatar de l’ennemi de toujours, qu’il s’appelle César ou Napoléon, monarque absolu ou peuple souverain. Gouvernement pour gouvernement, oppression pour oppression, mieux valaient encore les vieilles monarchies qui ne trompaient personne. Tandis que « ce qu’on appelle aujourd’hui rétablissement de la Pologne, de l’Italie, de la Hongrie, de l’Irlande (...) c’est de l’imitation monarchique au profit de l’ambition démocratique ; ceci n’est pas de la liberté, encore moins du progrès » (Justice, II, p. 289).
La centralisation, voilà l’ennemi
Au demeurant les prétendues « réalités » sur lesquelles se fonde l’aspiration unitaire n’existent que dans l’imagination simplificatrice de ceux qui lisent l’histoire à l’envers. La vérité est qu’il n’existe plus, depuis des millénaires, de peuple homogène en Europe. Proudhon ne semble pas avoir connu les vues racistes de Gobineau, dont on sait le succès qu’elles devaient rencontrer en Allemagne. Mais on peut penser qu’il n’aurait même pas cru nécessaire de les réfuter, tant elles allaient à la fois contre l’évidence des faits et contre le fond de sa pensée.
Quand aux prétendues « frontières naturelles » dont les théories nationalitaires faisaient un usage immodéré, il les a, elles, étudiées de très près, entreprenant à leur sujet de vastes lectures qui devaient le conduire à des vues originales et, de bien des manières, en avance sur son temps ; aussi sédentaire qu’il ait été, il tiendra, avant de quitter la Belgique, à faire un voyage le long du Rhin uniquement pour compléter, sur le terrain, ses recherches. Ses conclusions, s’il en était besoin, s’y trouvent confirmées : partout les limites arbitraires entre États non seulement ne divisent rien mais, au contraire, traversent des régions de peuplement de part et d’autre très semblables. C’est, dit Proudhon, que les groupements humains se sont originairement fixés soit, comme ici, en suivant la trouée des grands fleuves, soit ailleurs à partir des cols de montagne.
C’est pourquoi les grands ensembles « produit de la politique bien plus que de la nature » qui prétendent s’enfermer dans les hauts murs de leur souveraineté —comme des propriétaires s’attribuant un droit absolu sur une parcelle du sol commun— loin de joindre entre elles des affinités séparées, tranchent au contraire dans le tissu vivant des communautés humaines. Ces centralisations dites nationales, et qui sont en réalité étatiques, s’efforcent de provoquer l’enthousiasme pour une libération abstraite alors qu’elles représentent souvent, comme en Pologne, le dernier sursaut des grandes féodalités ; en tout cas, elles ne peuvent s’établir qu’en supprimant ce qui subsistait encore des libertés locales et personnelles : « Le premier effet de la centralisation, il ne s’agit pas ici d’autre chose, est de faire disparaître, dans les diverses localités d’un pays, toute espèce de caractère indigène ; tandis qu’on s’imagine par ce moyen exalter dans la masse la vie politique, on la détruit dans ses parties constitutives et jusque dans ses éléments. Un État de 26 millions d’âmes, comme serait l’Italie, est un État dans lequel toutes les libertés provinciales et municipales sont confisquées au profit d’une puissance supérieure, qui est le gouvernement. Là, toute localité doit se taire, l’esprit de clocher faire silence : hors le jour des élections, dans lequel le citoyen manifeste sa souveraineté par un nom propre écrit sur un bulletin, la collectivité est absorbée dans le pouvoir central (...). La fusion, en un mot, c’est-à-dire l’anéantissement des nationalités particulières, où vivent et se distinguent les citoyens, en une nationalité abstraite où l’on ne respire ni ne se connaît plus : voilà l’unité » (La Fédération et l’Unité en Italie, pp. 98-99).
Et qu’on ne vienne pas promettre, avec une incroyable légèreté, comme le font Mazzini et ses amis nationalistes européens, qu’après avoir morcelé les continuités naturelles pour les recomposer en grands ensembles nationaux dont l’orgueil est le seul fondement, on obtiendra de ces nations qu’elles abdiquent une seule de leurs prérogatives, pour se rassembler pacifiquement sous la bannière de quelque république européenne ! L’Europe des États est un mythe, comme, aussi bien, l’Europe unitaire. Ou bien elle se dissoudrait dans l’impuissance, par la règle d’unanimité ; ou bien elle aboutirait, en suivant la logique centralisatrice, à l’hégémonie d’un super-État qui serait encore plus oppressif que les autres, s’il n’était impossible : « ...il n’est sainte alliance, congrès démocratique, amphictyonique, comité central européen, qui y puisse quelque chose. De grands corps ainsi constitués sont nécessairement opposés d’intérêt ; comme ils répugnent à se fondre, ils ne peuvent pas davantage reconnaître de justice par la guerre ou par la diplomatie, non moins immorale, non moins funeste que la guerre, il faut qu’ils luttent et qu’ils se battent (...) ; c’est ce qui explique pourquoi la monarchie n’a jamais pu se rendre universelle. La monarchie universelle est en politique ce que la quadrature du cercle ou le mouvement perpétuel est en mathématique, une contradiction (...) ; si le Pouvoir est extérieur à la nation, elle le ressent comme une injure ; la révolte est dans tous les coeurs l’établissement ne peut durer » (Idée générale, pp. 333-334).
L’Europe de Proudhon est aussi éloignée des mensonges parlementaires que des illuminations des mystiques. Ce n’est ni une combinaison diplomatique ni une entité purement verbale mais une réalité politique, économique, sociale —humaine en un mot— qui a son passé, son présent et, par conséquent, son avenir. Il la perçoit comme un tout harmonique, un « faisceau » (Lettre à Chaudey, 11 avril 1859) qui repose sur une commune civilisation et, surtout, sur un état de droit, c’est-à-dire un ajustement réciproquement garanti des forces et une identité des principes.
Vers la ruine de l’Europe
C’est pourquoi, Proudhon le révolutionnaire (mais il a toujours dit qu’il entendait ce rôle comme celui d’un faiseur d’ordre) est si fermement partisan des traités de 1815, au grand scandale des républicains et des autocrates qui s’unissaient pour les dénoncer. Ces traités n’ont fait, à ses yeux, que couronner un siècle d’efforts modestes, mais féconds, pour établir un équilibre européen sur les ruines du vieux rêve unitaire de la chrétienté. Or il est toujours grave de modifier un ordre, à moins que ce ne soit en vue d’un ordre supérieur. L’équilibre est la forme pratique de la justice et on ne fait pas de la justice avec des mots, encore moins avec des préférences sentimentales. Ceux qui affirment que les traités de 1815 « ont cessé d’exister » ne proposent, pour les remplacer, qu’un état de déséquilibre et de conflit permanent.
Les traités de 1815 sont « l’ébauche de la constitution de l’Europe » (De la Justice, II, p. 315) ; s’ils n’ont pas été appliqués « la vraie tactique pour les amis de la liberté, était de rappeler sans cesse les souverains à l’esprit et au respect des traités », « car il y a toujours plus à perdre à s’affranchir d’une loi nécessaire, qu’à la respecter dans son application, même la plus imparfaite. Or, entre populations agglomérées, comme celle de l’Europe moderne, un droit des gens, une législation internationale est nécessaire, puisque les relations ne peuvent être brisées... ». « Mais, si l’Italie parvient à fonder son unité, les conditions d’équilibre sont changées pour l’Europe. Dans l’état de guerre où elle est forcée de se tenir, il ne suffit plus à la France de l’annexion de Nice et de la Savoie (...) il faut un supplément de compensations. L’unité en Italie signifie la France au Rhin, depuis Bâle jusqu’à Dordrecht. Car si les traités ne garantissent plus l’équilibrer il se refait de lui-même, et nulle puissance ne saurait l’empêcher. L’équilibre est la Justice même : c’est le droit des gens, en dépit des frontières naturelles et des nationalités. Une fois commencé, le mouvement compensatoire ne s’arrête plus (...). « Ainsi, dans la pensée supérieure de 1815. les deux grands principes de l’équilibre des puissances et de l’établissement des garanties constitutionnelles étaient liées l’un à l’autre et solidaires : attenter à celui-ci, c’était compromettre celui-là ; menacer une nation dans ses libertés, c’était fomenter la guerre universelle » (ibidem, pp. 316, 317, 320, 321).
Et, plus la folle politique des unités trompeuses et de l’authentique impérialisme se poursuit, plus nettement apparaît à Proudhon ce que seront ses tragiques conséquences : la guerre entre États européens ou la guerre civile européenne. Il a, pour les dénoncer, des accents prophétiques ; mais, ne nous y trompons pas, cette vision exacte de l’avenir n’est nullement le fait d’une transe. Elle ne découle que de l’appréciation lucide des effets directs et des conséquences plus lointaines d’une fausse philosophie de l’histoire : « La vieille Europe se précipite vers la ruine ; (...) Nous marchons à une formation de cinq à six grands empires ayant tous pour but de défendre et restaurer le droit divin et d’exploiter la vile plèbe. Les petits États sont sacrifiés d’avance (...). Alors, il n’y aura plus en Europe ni droits, ni libertés, ni principes, ni moeurs. Alors aussi commencera la Grande Guerre des six grands Empires les uns contre les autres (...). L’Europe coupable sera châtiée par l’Europe armée. (...) Partout, je vois des guerres nationales, non des guerres politiques en germe » (Correspondance X, 3 mai 1860, pp. 38-39 et 3 mai 1860, p. 47 ).
Voilà l’état de l’Europe, écartelée entre ses contradictions sociales et politiques, déchirée entre « le principe de nationalité, celui des frontières naturelles, le droit dynastique, le droit féodal, les constitutions, les autonomies... si bien mêlés, embrouillés » que seuls les canons, ultime ratio regum, pourront trancher dans cette inextricable confusion. L’Europe cherche son unité sans vouloir, ni pouvoir, renoncer à ses diversités. Un début d’ordre, plus inspiré par la ruse que par la sagesse, y était apparu ; le funeste ferment du nationalisme, inventé par la France révolutionnaire autant qu’impériale, et communiqué par elle à tous ses voisins, est en train de le détruire. L’Europe veut vivre, mais elle n’existe pas encore. L’empirisme, le provisoire et les plus redoutables équivoques la maintiennent au bord de l’abîme : « L’Allemagne cherche sa fédération : malheur au monde, si elle venait à verser dans l’ornière unitaire ! La Prusse se débat entre sa démocratie et sa dynastie ; (...) l’Italie se meurt de la réunion de ses provinces ; la Belgique, à bout de son parlementarisme, maudit cléricaux et libéraux, et se retourne vers ses vieilles institutions communales ; (...) l’Angleterre paraît se trouver bien, tant qu’elle exploite le monde : mais changez sa condition économique, et elle tombe en combustion. Quant à ce qui est de nous, Français, plus avancés que les autres, nous sommes en pleine solution » (Contradictions politiques, pp. 145, 146, .149).
La révolution du droit
En face de ces confusions, tour à tour cyniques et humanitaires, qui préparent des réveils sanglants, Proudhon, fidèle à sa méthode, s’efforce de remonter aux principes et de poser les questions en termes simples et rigoureux, mais non pas rigides ni simplistes.
De quoi s’agit-il ? Les frontières, les États, tous les hochets nationalistes, ne sont, au mieux que des moyens. L’Europe elle-même n’est pas une fin en soi. Ce sont les hommes qui comptent. Seules la justice et la liberté, son corollaire, valent d’être recherchées pour but.
Veut-on réellement le progrès, l’avènement d’un ordre plus équitable, et non, sous des mots différents, l’éternel esclavage ? Que l’on se préoccupe alors de ce qui y conduit, au lieu de s’enflammer pour ce qui en détourne. Créer de nouveaux États, avec de nouveaux drapeaux, ne changera rien aux privilèges de classe à l’intérieur de ces États. Convaincre les nationalités qu’elles sont opprimées pour en faire des oppresseurs, ne supprimera pas l’exploitation de l’homme par l’homme. Que les dynasties chancelantes et les aventuriers incertains ne se préoccupent pas de ces contradictions, c’est normal. Mais que des républicains, des démocrates, ou soi-disant tels, ne voient pas le piège, voilà qui serait désespérant, si, depuis longtemps, le vide de ces démagogues n’avait éclaté. Le mouvement des nationalités se prétend révolutionnaire mais, en réalité, ceux qui le dirigent ne font que duper les peuples en éludant leurs vrais espoirs. Ces hommes-là ne veulent pas la révolution, ils en ont peur ; ils ne cherchent qu’à perpétuer le désordre ancien dans un cadre nouveau qui les avantagerait. Proudhon a tôt fait de débusquer dans les ardeurs nationalistes un nouvel alibi de l’incorrigible réformisme : « Ceux qui parlent tant de rétablir ces unités nationales ont peu de goût pour les libertés individuelles. Le nationalisme est le prétexte dont ils se servent pour esquiver la révolution économique. Ils feignent de ne pas voir que c’est la politique qui a fait tomber en tutelle les nations qu’ils prétendent aujourd’hui émanciper. Pourquoi donc faire recommencer à ces nations, sous le drapeau de la raison d’État, une épreuve faite ? » (De la Justice, II, p. 289).
Si l’on s’attaquait à ce qui est, selon l’analyse de Proudhon, la première et la principale question —celle de la propriété— la solution de l’irritant problème des nationalités serait fournie comme par surcroît : « Donnez aux peuples les libertés qu’ils réclament ; exécutez, ô princes, selon leur véritable esprit, les traités de 1815 ; faites mieux encore, préparez la définition du droit économique, et m’est avis que vous n’entendrez plus guère parler de nationalités et de frontières naturelles » (De la Justice, II p, 323). « Il en est, en effet, de l’économie politique comme des autres sciences, elle est fatalement la même par toute la terre (...) donc le gouvernement devenant nul, toutes les législations de l’univers sont d’accord. Il n’y a plus de nationalité, plus de patrie dans le sens politique du mot. Il n’y a que des lieux de naissance » (Idée générale, pp. 328-329) ; « la compénétration libre et universelle des races sous la loi unique du contrat, voilà la Révolution » (ibidem, p. 232). L’Europe unie, le monde uni, et le droit. ne sont qu’une seule et même réalité.
L’autonomie, fondement de l’Europe
Telle est l’hypothèse la plus générale que Proudhon a fixée à ses recherches. Mais elle n’en forme que le projet, non le terme. S’il ne l’a jamais reniée, il n’a pas cessé de se pencher attentivement sur les structures qui pourront lui donner vie ; et il ne fait guère de doute que, si le temps lui en avait été laissé, il aurait poussé plus loin encore ses propositions concrètes. De l’anarchie universelle au fédéralisme européen ou, plus exactement, vers l’anarchie par le fédéralisme : c’est la formule qui paraît résumer le mieux le dernier état de la pensée proudhonienne.
Car Proudhon n’est nullement, comme l’ont prétendu des adversaires sans grande information et surtout sans bonne foi, un tenant de l’immobilisme, un révolutionnaire « petit bourgeois » qui, finalement, se rallie au désordre établi. A moins que le réalisme ne soit une qualité spécifiquement (petite) bourgeoise ! Et d’ailleurs, a-t-il répondu « on m’appellera comme on voudra : je ne m’en émeus guère » (Si les traités..., p. 420). En fait, ce qu’il exècre c’est le changement pour le changement ou, ce qui revient au même, les « cosmogonies » des idéologues de tous bords, qui sont à la fois inapplicables et catastrophiques. S’il a défendu les traités de 1815, ce n’est nullement qu’il en ait méconnu les imperfections et les hypocrisies ; encore moins parce qu’il les considérait comme « le dernier mot du droit des gens ». Mais parce qu’il savait quelle explosion terrible et quels dénis de justice résulteraient de leur révision.
Les traités de 1815, aboutissement eux-mêmes d’une série de sages ajustements en vue d’établir la paix en Europe, ont assuré progressivement un équilibre entre les puissances, puis ont formulé les règles d’une garantie mutuelle de cet équilibre par les États, qui ont ainsi renoncé à toute prétention hégémonique. Principes féconds sur lesquels Proudhon a fondé toutes ses conceptions en matières philosophique, sociale et politique : quand il les voit réalisées, fût-ce partiellement, dans les rapports européens, il ne peut que les approuver. Mais il veut les compléter par un troisième principe qui serait le couronnement de l’édifice : celui d’autonomie. Ce qui est bon, en effet, dans les rapports entre États, doit l’être aussi pour la constitution interne de ces États. Ce n’est qu’à cette condition que la justice sera respectée à tous les niveaux de la pyramide humaine, et pas seulement à sa base -dans les rapports entre individus- ou à son sommet -dans les rapports entre grandes puissances qui se respectent uniquement parce qu’elles se craignent.
« Toute agglomération d’hommes, comprise dans un territoire nettement circonscrit, et pouvant y vivre d’une vie indépendante, est prédestiné à l’autonomie » (Nouvelles observations, p. 211). Voilà l’axiome, homologue de celui des droits de l’homme, sur lequel doit reposer le droit social. Et, d’abord, en Europe, patrie du droit. Dès lors que serait respectée cette règle primordiale, les questions de nationalités et de frontières, si équivoques dans le régime actuel des États, prendraient leur sens vrai et deviendraient solubles. Proudhon, après avoir tant bataillé contre les revendications nationalistes, trouve des accents pauliniens pour les défendre à son tour : ils sont pour l’indépendance, moi aussi... ils sont pour l’Europe des patries, moi aussi ! « Autant qu’un autre, plus que bien d’autres qui en parlent sans les connaître, je m’incline devant le principe de nationalité comme devant celui de la famille : c’est justement pour cela que je proteste, contre les grandes unités politiques, qui ne me paraissent être autre chose que des confiscations de nationalités » (Nouvelles observations..., p. 219).
Les nationalités ainsi reconnues et le faux principe de la souveraineté des grands États (improprement appelés nations) annulé par la redistribution de la souveraineté, l’unité pourra se faire, sans fusion ni hégémonie, par la reconnaissance et la garantie mutuelles des autonomies. La première, et finalement l’unique condition de la fédération européenne est ainsi qu’elle soit elle-même composée de fédérations, depuis les plus petites communautés capables d’autonomie jusqu’aux plus grandes. Dans cet ensemble égalitaire, Proudhon n’hésite pas, d’ailleurs, à reconnaître à l’Occident, une prépondérance, non de droit mais d’impulsion. en raison de son long passé civilisé. Il ne cache même pas la place qu’il voudrait voir réservée à la France, en un texte que son actualité nous autorise à citer, plutôt que d’autres mieux connus : « Il est certain (...) que l’Europe est une fédération d’États que leurs intérêts rendent solidaires, et que dans cette fédération, fatalement amenée par le développement du commerce et de l’industrie, la priorité d’initiative et la prépondérance appartiennent à l’Occident. Cette prépondérance ( ...) l’intérêt de notre conservation, bien plus que celui de notre gloire, nous commande de la ressaisir. Veut-on, dans ce but, procéder par la voie des conquêtes ou par celle des influences ? Veut-on que le chef de l’État français soit le président de la république européenne ou, si l’on aime mieux, lui laisser courir la chance d’en devenir le monarque, au risque d’une troisième invasion et du déchirement de la patrie ? » (Philosophie du Progrès, avant-propos, pp. 39-90).
Quoi qu’il en soit de cette prépondérance et de ce choix, rien ne serait plus contraire à la pensée proudhonienne que l’idée d’une Europe limitée en extension et. à plus forte raison, dominatrice dans son inspiration. Tout nationalisme européen est, par définition, étranger à l’auteur du Principe fédératif qui ; fut d’abord, et qui est demeuré, celui de la Justice. Puisque, selon lui, « le fédéralisme est la forme politique de l’humanité » (Justice, II, p. 288), ses conquêtes pacifiques une fois établies ne pourront que s’étendre de proche en proche, par la force d’une invicible attraction, jusqu’à ce que « l’heure ait sonné de la fédération universelle, dans laquelle toute évolution historique doit se résoudre » (Correspondance, XII, p.. 88).