Ce printemps de 1871…

, par Jean-Pierre Gouzy

Nous reprenons ci-après, avec l’autorisation de sa Direction, en la personne de notre ami Frédéric Lépine, deux longs articles publiés par L’Europe en formation, revue du Centre international de formation européenne (Cife) fondé par Alexandre Marc : un texte historique de Jean-Pierre Gouzy et un théorique, d’Arnaud Marc-Lipiansky, axé sur le fédéralisme dans la pensée de Bakounine. Ces textes avaient été publiés dans le numéro 133, d’avril 1971, à l’occasion du centenaire de la Commune. Nous signalons à notre lectorat dans le même numéro un 3ème écrit de l’historien proudhonien Bernard Voyenne, « La Commune n’est à personne » (p. 10-15) non repris ci-après mais disponible au Cife, ou dans une brochure de la collection « Volonté anarchiste », n° 28, du groupe Fresnes-Anthony de la Fédération anarchiste (1985).
Nous profitons de cette courte introduction pour faire part du décès d’Arnaud Marc-Lipiansky, fils d’Alexandre Marc, le 7 septembre dernier dans sa 84ème année. Disciple de son père, fédéraliste intégral et spécialiste de Bakounine, Arnaud Marc-Lipiansky avait été durant plus de 20 ans rédacteur en chef de L’Europe en formation et longtemps directeur administratif du Cife. Nous adressons nos condoléances à sa famille et ses amis.

« Quelle journée ! Ce soleil tiède et clair qui dore la gueule des canons, cette odeur de bouquets, le frison des drapeaux, le murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue… »
(Jules Vallès)

Le 18 mars 1871, avant l’aube, les troupes régulières de l’armée française tentent sur ordre, de Thiers, d’investir Montmartre, Belleville et les Buttes Chaumont, pour reprendre à la Garde nationale les canons encore parqués trois semaines auparavant dans les quartiers de l’ouest que les Allemands devaient occuper, et que celle-ci a regroupés sur les hauteurs de Paris, à toutes fins utiles. Dix-huit jours plutôt, la capitulation française devant Bismarck a été symbolisée par l’entrée des Prussiens dans une partie de la capitale. Ceux-ci occupent toujours les forts du Nord et de l’Est de Paris. La Garde nationale croyait donc que les pièces d’artillerie et les mitrailleuses, payées durant le siège par les bataillons de quartiers (certaines pièces portaient la marque de tel ou tel quartier), étaient en sécurité. En prenant l’initiative de reprendre ses canons à la garde, le gouvernement d’Adolphe Thiers pensait se prémunir contre le peuple parisien en armes. Pour réussir, il fallait que l’effet de surprise joue pleinement. Des erreurs militaires et des lenteurs de manœuvres ne l’ont pas permis.
La foule promptement rameutée, déferle dans les rues de Montmartre, fraternise avec les soldats qui refusent d’obéir aux officiers, submerge littéralement les bataillons de l’ordre, tandis qu’une populace bientôt déchaînée, réussit à s’emparer des malheureux généraux Leconte et Clément Thomas pour les mettre à mort.
Que s’est-il passé ? Nous nous trouvons devant un phénomène insurrectionnel spontané qui a pour cadre le Paris des Mystères de Paris d’Eugène Sue et des Misérables de Victor Hugo.
Thiers, dans sa haine du prolétariat, avait tout prévu, sauf la débandade d’une partie des troupes de ligne qui fraternisent avec la Garde nationale ; sauf le refus des soldates de tirer sur les femmes et les enfants de Montmartre, évènements qui conduisent le soulèvement des quartiers populaires, à l’appel des éléments blanquistes, notamment des XX° XIX°, XVIII°, XI°, X°, III° arrondissements, ainsi que du quartier des Batignolles, sur la rive droite de la Seine ; des XIII°, XIV°, V° et XV° arrondissements sur la rive gauche. Dès midi, l’armée reçoit l’ordre d’évacuer la rive droite. Puis Thiers ordonne, avant de rejoindre précipitamment Versailles, contre l’avis de plusieurs membres du gouvernement et des chefs d’armée, d’évacuer totalement la capitale, y compris les fortifications, le Mont Valérien et Courbevoie. Vingt mille hommes s’enfuient à sa suite sans que la Garde nationale insurgée ne s’oppose à leur départ, par exemple en fermant les portes de Paris, dont elle assurait le contrôle.
Bref, le 18 mars au soir, Paris est aux mains d’un pouvoir insurrectionnel de fait. Le Comité central de la Garde nationale à aucun moment n’a provoqué le mouvement, et, nous le verrons, il cherchera à en tirer les conséquences, plutôt laborieusement.

Les causes de la Commune

On ne peut comprendre la nature d’un pareil événement que si on le replace dans le contexte politique et sociologique de l’époque. Faute de saisir la « praxis » de la Commune, il est, en effet, impossible d’en restituer l’atmosphère et la portée historique ; notamment du point de vue du fédéralisme intégral où nous nous plaçons dans cette revue2.
La Commune de Paris a eu d’abord des causes lointaines qui influencèrent et déterminèrent pour une part la nature de son développement.
La révolution de 1848, d’abord. C’est pendant cette période de luttes démocratiques en France que les théoriciens tels Blanqui, Fourrier, Saint-Simon, et Proudhon se font connaître. Les traces des journées révolutionnaires de juin 1848, qui firent cinq mille victimes, sont encore profondes dans le souvenir populaire en 1871. Nombre d’émeutiers du 18 mars ont donné à l’insurrection et à la Commune la signification d’une revanche sur les avanies que la classe ouvrière n’a cessé de subir depuis 1848 : répression, livret de travail obligatoire pour les ouvriers, entorses au droit d’association, procès de l’Internationale, reconnaissance du droit de grève (mai 1864) bafoué dans la pratique, etc.
Pendant la période qui sépare la révolution de 1848 de l’insurrection de Paris, en mars 1871, l’influence de Proudhon puis, à partir de 1864, celle de la Première Internationale, vont marquer le mouvement ouvrier français. Les statuts de l’Association internationale des travailleurs (AIT) ont été rédigés par Karl Marx qui avait fait paraitre le Manifeste communiste à la veille de la révolution de 1848. La Première Internationale a, on le sait, connu aisément un prestige considérable dans les milieux évolués de la classe ouvrière. Son principal mérite est sans doute d’avoir permis, entre autres, l’expression des divers courants de la pensée socialiste naissante, de Proudhon à Marx, sans oublier l’anarchiste Bakounine. Mais les thèses de Proudhon parmi les milieux ouvriers français demeurent prépondérantes au cours de toute cette période et même au-delà de la mort de leur auteur en 1865.
Au contraire celles de Marx sont à peine connues : si la première édition de Das Kapital en langue française date de 1872, Du principe fédératif a été publié en 1863 ; les écrits sur le mutuellisme et le crédit ont donc influencé incontestablement toute une génération de responsables du mouvement ouvrier d’un pays auquel Marx demeure pratiquement étranger.
Blanqui également marque ce temps. Cet adepte de l’insurrection totalise trente années de prison, mais les partisans de la stratégie sommaire qu’il préconise sont avant tout des « activistes » et son influence se fera surtout sentir en 1871 parmi les « éléments de choc » de la Commune. Quoiqu’il en soit, le socialisme d’État, malgré Marx (et Louis Blanc), demeure éloigné de la tradition ouvrière française dominante de cette époque. Lorsque la Commune de Paris fut proclamée, et même auparavant, au cours des événements qui la provoquèrent, comme le souligne le philosophe marxiste Henri Lefebvre, « la seule idéologie qui présente un projet politique, c’est alors le fédéralisme, et cela malgré tout ce qu’on peut dire sur l’apolitisme et le réformisme des proudhoniens ».
Autre motivation du soulèvement de 1871 : la condition de la classe ouvrière en France à la fin de Second Empire, alors que le pays s’industrialise à vive allure. Tandis que le règne des financiers s’affirme avec les Péreire, les Fould, les Rothschild, que la Bourse et la spéculation s’installent, que la révolution de la machine à vapeur s’impose, qu’un réseau ferré de plus en plus dense sillonne la France (6 500 km en 1852 ; 22 800 km en 1870), que la concentration industrielle favorise des mutations démographiques importantes, la condition ouvrière demeure médiocre, parfois misérable. Certains ouvriers (il faut lire à ce sujet les ouvrages d’Edouard Dolléans) ont des salaires de 1,50 F et 3 F par jour (l’équivalent de 3 à 6 kg de pain). Les ouvrières gagnent moitié moins. Les journées de travail sont encore de onze heures à Paris et de douze en province. Les enfants, protégés par une législation insuffisante, demeurent outrageusement exploités. Pour les bourgeois, l’ouvrier des villes n’est qu’un « partageux ». Pour l’ouvrier, le bourgeois c’est le « propriétaire » qui peut jeter à la rue ses locataires quand bon lui semble. Le climat qui en résulte est particulièrement sensible dans les faubourgs populaires de la capitale, et de certaines grandes villes de province (Lyon, Marseille, Saint-Étienne, Le Creusot) où des Communes ouvrières tenteront de s’imposer également en1871.
Enfin, au moment où éclate la guerre avec la Prusse, l’Empire centraliste et bureaucratique est impopulaire. La Commune sera aussi une révolte « républicaine », dans l’esprit de la Révolution française, par opposition à l’ordre bourgeois que l’Empire et les derniers monarques du XIXe siècle ont trop longtemps symbolisé. Sans doute, les plébiscites de Napoléon III accordent-ils d’énormes majorités aux partisans de l’ordre établi, mais ces majorités sont trompeuses. Si le peuple a encore approuvé le 8 mai 1870, « les réformes libérales opérées dans la constitution depuis 1860, avec le concours des grands corps de l’État et ratifié le senatus-consulte » qui élargit le vote du corps législatif, par 7 836 434 « oui » contre 1 506 709 « non », les partisans du « non » sont majoritaires dans la capitale.

Du 4 septembre 1870 au 18 mars 1871

Les causes lointaines de la Commune de Paris sont donc claires, du moins à nos yeux : sur le plan doctrinal, éveil diffus du mouvement ouvrier en faveur d’une forme de démocratie libertaire ; impact de Proudhon sur les meilleurs cadres de la classe ouvrière, notamment lorsqu’il défendait le principe de la seule structure politique qui préserve l’autonomie de chacun en exigeant la responsabilité de tous : la fédération, contre l’État centralisé ; développement du prolétariat urbain consécutivement à l’achèvement de la révolution industrielle ; impopularité croissante de l’Empire autoritaire et bureaucratique ; assimilation de l’idée de centralisation au concept d’ordre établi ; difficultés multiples de la condition ouvrière.
À ces motifs lointains de la révolte viennent s’ajouter des causes conjoncturelles. L’Empire déclare la guerre à la Prusse, mais il se montre incapable de la bien conduire, et le peuple de Paris, profondément patriote, ressent durement cet échec. La rédition de Sedan, le 2 septembre, au cours de laquelle Napoléon III est fait prisonnier, provoque l’effervescence populaire quand le 4 septembre 1870, sous la pression de la foule, la République est proclamée et que, dans une atmosphère de panique, un gouvernement de défense nationale se constitue hâtivement. Les privations suscitées par un long siège au cours duquel la population a eu froid et faim, feront le reste. Dans leur ensemble, les Parisiens sont prêts à continuer à manger leurs rats, leurs chats et leurs chiens pour « tenir », mais ils n’admettent pas la recherche de l’armistice à laquelle se livre le « gouvernement des Jules » (Jules Simon, Jules Ferry, Jules Favre).
Dans leur ensemble également, les Parisiens ne se contentent pas de la déchéance de l’Empire ; ils ne veulent pas entendre parler d’une restauration monarchique, et c’est à l’Hôtel de Ville, symbole de la Commune de Paris, que Gambetta et la foule proclament la République. Très rapidement, et notamment quand fut connue la nouvelle de la capitulation de Metz, cette population acquiert la certitude qu’elle a fait un marché de dupes avec le gouvernement de défense nationale... Or, le peuple parisien est armé. Les bataillons de la Garde nationale, grossis par le chômage ouvrier, constituent la force militaire prépondérante dans l’enceinte de Paris.
Dès septembre 1870 s’est constitué un Comité central républicain des vingt arrondissements qui lance un premier appel à la Commune. Ce Comité réclame une « municipalité » élue garantissant « seule à la capitale assiégée, le contrôle effectif des finances, l’organisation méthodique de son armement et la répartition équitable de ses moyens de subsistance ». Dans le danger suprême de la patrie, ajoutent les rédacteurs, « le principe d’autorité et de centralisation étant convaincu d’impuissance, nous n’avons plus d’espoir que dans l’énergie patriotique des communes de France, devenant, par la force même des choses, libres, autonomes et souveraines ».
Le parti de l’ordre s’inquiète autant de cette volonté de lutte à outrance que des velléités de constitution de la Commune de Paris. Quelques jours après la proclamation de l’Empire allemand à Versailles, le « gouvernement de défense nationale » entreprend de négocier la capitulation avec Bismarck. Fin janvier, c’est la signature de l’armistice (un armistice de vingt jours). Les Prussiens exigent que les forts de Paris leur soient remis, que la garnison soit désarmée, à l’exception de 15 000 hommes. Par miracle, la Garde nationale se voit reconnaître le droit de conserver ses armes. Le 29 janvier, un décret paru à l’Officiel convoque les électeurs pour les 5 et 8 janvier, afin d’élire une Assemblée nationale, mettant fin du même coup au gouvernement du 4-Septembre. Ces élections vont encore creuser l’abîme entre, d’une part, le parti de l’ordre et la province qui veulent la paix et, d’autre part, Paris et les « républicains » qui n’admettent pas la capitulation. L’Assemblée qui sort des urnes comprend 200 républicains, 400 monarchistes (orléanistes et légitimistes), une trentaine de rescapés du bonapartisme. Paris vote massivement (d’autant que les habitants des beaux quartiers ont mis à profit la fin du siège pour aller « prendre le vert ») pour « la République sociale » et les patriotes. Parmi les élus de la capitale : le pamphlétaire Rochefort, l’écrivain Victor Hugo, le « jacobin », Delescluze, le « proudhonien », Benoît Malon, l’internationaliste, Tolain, etc.
Mais la victoire appartient à la province. L’Assemblée qui se réunit à Bordeaux le 12 février 1871 est dominée par les ruraux les plus conservateurs. Elle charge Adolphe Thiers qui vient de signer les préliminaires de paix à Versailles et qui passe pour être un des principaux fossoyeurs de la Révolution de 1848, de former le gouvernement. Le 1er mars, en vertu d’un accord avec la Prusse, les troupes allemandes occupent les quartiers des Champs-Élysées et de la Concorde pour quelques heures. À Bordeaux, l’Assemblée nationale ne craint pas de provoquer Paris : elle acclame Thiers lorsque celui-ci souligne le caractère provisoire du régime républicain ; la ville est décapitalisée, l’Assemblée siègera à Versailles ; la solde des gardes nationaux est supprimée sauf pour les « indigents » ; un général réputé « réactionnaire » - un homme du 2 décembre et ancien sénateur d’Empire - d’Aurelle de Paladines, est nommé chef de la Garde nationale ; Blanqui et Flourens sont condamnés à mort ; les clubs et journaux de gauche sont interdits ; les dettes qui ont fait l’objet d’un moratoire doivent être payées sans délai, ainsi que la totalité des loyers en retard, non acquittés depuis l’investissement. À Paris, ces décisions sont ressenties comme autant de provocations. Le peuple parisien sent confusément que pour le nouveau gouvernement « l’ennemi est de moins en moins le prussien et de plus en plus l’homme des faubourgs ». Provoquer ainsi une population armée, affamée, endettée, qui compte des centaines de milliers de chômeurs et qui vient de subir les rigueurs d’un long siège, ne pouvait être le fait que d’un parti pris délibéré ou d’une maladresse insigne. Paris en fureur répond le 15 mars par l’organisation du Comité central de la Garde nationale dominé par des éléments d’« extrême-gauche ». Trois jours plus tard débutera la guerre civile.

La proclamation de la Commune

Le Comité central de la Garde nationale n’a pris aucune part, nous l’avons dit, dans l’insurrection du 18 mars qui, pourtant, va l’obliger à assumer d’écrasantes responsabilités, à commencer par celles d’un gouvernement municipal révolutionnaire.
Si les communards de 1871 avaient pu être des « léninistes », il est probable qu’ils auraient d’abord songé à mettre à profit l’effondrement du parti de l’ordre à Paris et la fuite de Thiers et de ses troupes démoralisées à Versailles, pour les y poursuivre avant qu’elles ne se ressaisissent. Au lieu de fermer les portes de la ville, d’occuper promptement le Mont Valérien, de désarmer certains bataillons « bourgeois » de la Garde nationale qui tiennent les quartiers du centre et de l’ouest de Paris, ils organisent à partir du 19 mars, une sorte d’immense « fête » (Lefebvre) et célèbrent l’évènement du printemps dans une ville qui s’éveille sur un autre univers. Bref, il fallait subordonner la proclamation de la Commune de Paris et la solution des problèmes principaux à la réalisation d’une victoire décisive sur les forces adverses. Au lieu de cela, on palabre ; on décide en priorité de régler les questions administratives ; on se montre légaliste dans une situation insurrectionnelle ; on se grise de réminiscences révolutionnaires (le 20 mars 1871 devient le 29 ventôse an 79), tout en laissant entendre qu’on accepterait « la conciliation » avec Versailles. Les maires et les députés de Paris tenteront donc de négocier avec Thiers, sans comprendre que celui-ci n’a qu’un souci : gagner le temps nécessaire pour réorganiser l’armée régulière et revenir en force à Paris afin, non seulement d’écraser « la révolte des partageux », mais aussi d’exterminer l’organisation du mouvement ouvrier pour une ou deux décennies. Non seulement Adolphe Thiers refuse donc d’admettre les élections municipales à Paris et encourage tous les moyens de les saboter, mais· il négocie avec Bismarck la libération des prisonniers de guerre pour reconstituer une armée dont les contingents ruraux lui permettront de venir à bout de la Garde nationale.
Les hommes du Comité central ont plus de courage et de générosité que de capacités militaires, mais face à leurs adversaires ils montrent, du moins au début de l’aventure, une bonne volonté touchante. Estimant qu’ils ne constituent pas un véritable gouvernement, ils ne s’emparent pas des réserves d’or et de titres de la Banque de France. Pour payer la Garde nationale, ils demandent d’abord une avance à M. de Rothschild, puis ils négocient avec la Banque de France qui consentira au total à la Commune une quinzaine de millions de francs d’avances, alors qu’elle avalisera eu toute liberté des traites versaillaises pour plus de deux cents millions de francs. La Bourse elle-même pourra rouvrir ses portes après quelques jours de fermeture. Bref ce sont là réflexes d’honnêtes gens, scrupuleux, ne voulant pas apparaître comme des « usurpateurs » ou des « voleurs », et qui, de surcroît, sont dépassés par les circonstances.
Les actes administratifs arbitraires sont circonscrits au maximum, qu’il s’agisse de la destitution des fonctionnaires du gouvernement ou de l’incarcération de certains autres. La presse bourgeoise continue à paraître, et peut ainsi inviter ses lecteurs à refuser de voter pour la Commune ; la vente des objets engagés au Mont-de-Piété est suspendue ; les échéances sont prorogées ; les propriétaires se voient interdire « jusqu’à nouvel ordre » de mettre à la rue leurs locataires. Enfin, le 26 mars, le peuple est invité à désigner « la Commune de Paris ». Sur 484 569 inscrits, on compte 229 167 votants ; 80 000 inscrits (en général des quartiers bourgeois) étaient absents de la capitale. Les élections se font au scrutin de liste par arrondissement : liste unique de candidats, patronnée à la fois par le Comité central de la Garde nationale, par le Comité républicain des vingt arrondissements, par la Chambre fédérale des sociétés ouvrières et par l’Internationale.
La Commune comprend 85 élus, parmi lesquels les blanquistes qui forment un groupe cohérent, tel que Rigault, Ferre, Duval, Eudes, Ranvier, qui assumeront les responsabilités militaires et policières effectives ; des membres de l’Internationale comme Eugène Varlin, Theisz, Avrial ; des partisans d’une « République démocratique et sociale » survivants de l’esprit de 1848, tels que Félix Pyat ; quelques « jacobins » dont Delescluze ; le marxiste Frankel ; des proudhoniens, comme Charles Beslay, ancien député a la Constituante de 1848, Benoît Malon, Lefrançais ; l’écrivain Jules Vallès, proche des thèses fédéralistes ; le journaliste Arthur Arnold qui proclame « le mal n’est pas que l’État agisse au nom de tel ou tel principe, c’est qu’il soit » ; le chansonnier Jean-Baptiste Clément, auteur du Temps des Cerises. Au total, la Commune compte treize membres du Comité central de la Garde nationale. Vingt-quatre membres de la Commune sont ouvriers : deux relieurs (dont Varlin), un ciseleur, un bijoutier (Frankel), cinq cordonniers, deux teinturiers, deux chapeliers, sept métallurgistes, un cheminot, un ouvrier vannier, un typographe, un menuisier. Les autres membres s’apparentent à la petite bourgeoisie ou aux milieux intellectuels.
La Commune de Paris comptera d’ardents serviteurs. Peut-on dire qu’elle eut un seul vrai chef ? Blanqui (alors en prison) et Proudhon (à titre posthume) influenceront ses débats. Les véritables conflits internes qui opposeront les membres de la Commune entre eux sont, en effet, les conflits entre « autoritaires » et « fédéralistes », proudhoniens ou militants de l’Internationale.
Le 28 mars, un vaste rassemblement de gardes nationaux devant l’Hôtel de Ville et des réjouissances populaires seront l’occasion de célébrer la proclamation de la Commune de Paris.

Réflexions sur un échec

Quand on examine ce qu’il convient d’appeler « l’œuvre de la Commune », un certain nombre d’évidences retiennent l’attention :

1. Alors que le mouvement qui a emporté Paris tend à s’étendre dans certaines grandes villes de province3, la Commune de Paris ne s’en préoccupera que tardivement4 et superficiellement. Sans doute la ville est-elle largement isolée, et nous ne sommes pas encore à l’époque de la radio et du téléphone, mais le désir même d’agir au-delà des murs de l’enceinte n’a pas, c’est le moins qu’on puisse dire, obsédé les héritiers de l’insurrection. Jules Vallès écrivait dans Le Cri du peuple du 21mars : « Si Paris a le droit de disposer de lui-même, il ne peut disposer de la France, il ne peut faire plus que ce qu’il fait : lui donner un grand exemple. Il peut réclamer, conquérir et défendre son autonomie, mais il doit laisser la France agir à sa guise… »
Plus tard, le 21 mai, quand les Versaillais forceront l’entrée de Paris, dans le quartier du Point-du-Jour, ils ne pourront le faire que parce que les gardes nationaux (qui appartiennent aux quartiers populaires) ont pratiquement abandonné la défense de cette partie de l’enceinte, durement bombardée il est vrai, qui protège les arrondissements bourgeois de la ville. Ce ne sont pas leurs quartiers ; ils ne s’y sentent pas chez eux ; ils les fuiront donc, alors qu’ils se battront avec acharnement pour protéger les arrondissements populaires.
Non seulement la Commune de Paris n’a donc pas eu de véritable vision nationale de ses responsabilités propres, mais ses meilleurs défenseurs donnent le sentiment d’être dépaysés dès lors qu’il s’agit pour eux d’autre chose que de leur quartier dans la grande commune.

2. Sur le plan idéologique, l’expérience de la Commune de Paris aura une influence considérable sur l’évolution de la pensée marxiste et du mouvement ouvrier, comme en témoignent les réflexions que Marx, Engels, Trotsky et Lénine ont consacré à l’événement. Ainsi, le marxologue, Maximilien Rubel, a souligné5 qu’il était « indéniable que l’idée que Marx s’est faite de la conquête et de la suppression de l’État par le prolétariat a trouvé sa forme définitive dans son Adresse sur la Commune de Paris et qu’elle diffère comme telle de l’idée que nous donne le Manifeste communiste ». L’Adresse est, en effet, un « corps étranger » dans l’ensemble de l’œuvre marxiste.
En revanche, au plan des réalisations, l’œuvre de la Commune de Paris est mince... Il est vrai que du 18 mars au 28 mai 1971, il ne s’est écoulé que 72 jours, et il a fallu que les chefs de l’insurrection fassent essentiellement la guerre aux Versaillais. Pratiquement, depuis l’échec (le 3 avril) d’une tentative militaire en direction de Versailles, la Commune est restée sur la défensive. La conscription a été abolie ; la remise aux locataires de trois termes a été décrétée ; les échéances ont été reportées sans intérêts, les amendes infligées aux ouvriers abolies ; les ateliers abandonnés par leurs propriétaires, « nationalisés » ; de même le travail de nuit dans les boulangeries a été supprimé ; la décision a été prise d’adopter les fils et femmes de tués de la garde nationale. etc. Nous ne pensons pas que ces décisions aient constitué une tentative d’autogestion de la vie urbaine par le peuple de Paris, comme on l’a dit. Par contre, la Commune si peu portée à décréter des mesures de révolution sociale, même lorsqu’elles corrigent certaines injustices par trop flagrantes, s’est voulue inutilement anticléricale et même antireligieuse.
Sans doute, retrouve-t-on à partir du « Manifeste » du Comité central des vingt arrondissements de Paris, publié dans Le Cri du peuple du 27 mars 1871, jusqu’à la fameuse Déclaration au peuple français, du 19 avril où la Commune expose son Programme la continuité d’une perspective fédéraliste indéniable, mais celle-ci n’a guère eu l’occasion de se traduire dans les faits, en termes de réformes réellement structurelles.

3. La Commune a néanmoins, et malgré toutes les lacunes que nous venons de rappeler, une valeur exemplaire, en tant qu’événement historique. Réagissant contre la « claustrophobie » dont il avait souffert durant la guerre et le siège, le peuple de Paris a effectivement voulu faire de ce printemps 1871 celui de sa libération. Malgré ses crimes (moins nombreux cependant que ceux des Versaillais) et ses lacunes, la Commune retient l’attention par la spontanéité de ses origines ; par l’absence de tout projet totalitaire ; par l’atmosphère de kermesse populaire qui la caractérise. Quand les Versaillais forceront les portes de Paris le 21 mai, où est le peuple ? Il écoute un « concert monstre » dans les jardins des Tuileries, au profit des veuves et des orphelins...
On peut évidemment se gausser de telles naïvetés, de ses délibérations à perte de vue, de sa phraséologie qui nous paraît désuète aujourd’hui, de sa méfiance, jusque dans les pires dangers, à l’égard de la hiérarchie (« pas de président, pas de maire, pas de général en chef, écrit Le Cri du peuple, ce sont des images de monarchie, une première étape vers la tyrannie »), de son absence de discipline ; mais c’est justement tout cela qui confère son caractère extraordinaire à l’événement qu’a constitué la Commune. Au printemps 1871, c’est Paris tout entier qui explose contre la passivité et la résignation, et, somme toute, la Commune fut une des rares expériences populaires qui aurait pu se prévaloir de la devise donnée par Karl Marx à l’Internationale : « L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. »

La semaine sanglante

Il n’est évidemment pas question dans un tel article de relater les différentes phases de l’agonie de la Commune de Paris, mais d’en souligner quelques faits caractéristiques.
Dès la première semaine d’avril, les Versaillais se sont ressaisis. Deux des principaux leaders de la Commune, le blanquiste Duval et Flourens sont pris. Duval est fusillé ; Flourens massacré. D’autres communards subiront le même sort. La Commune décide alors, non sans débats internes, de procéder à des représailles en arrêtant des notables qui lui serviront d’otages. Ceux-ci seront fusillés sur les hauts de Belleville au cours des dernières heures de l’insurrection. L’archevêque Darboy, que Thiers refusa d’échanger contre Blanqui, le président Bonjean, d’autres ecclésiastiques, des gardes de Paris, quelques civils, payèrent de leur vie les innombrables assassinats et les exécutions massives dont les troupes versaillaises se rendirent coupables quand elles réussirent à envahir la capitale, à partir du 21 mai.
Ces massacres sauvages et inutiles nous ont laissé une image pénible des dernières heures de la Commune de Paris. Mais si on ne peut que déplorer l’exécution des otages par les communards au moment où leur rêve s’écroule, que penser de la répression qui l’accompagne et la suit : 30 000 fusillés, 70 000 arrestations, 13 440 condamnations (dont 285 à mort, et plus de 4 500 à la déportation) ? Tout s’est passé, comme si Thiers (dont la maison parisienne fut démolie par les fédérés) et le parti versaillais avaient décidé de se venger de leur propre peur. « L’ordre social » avait paru un moment menacé par les « partageux ». Ils ne le leur ont jamais pardonné. Le mouvement ouvrier fut décapité pour de nombreuses années, malgré l’amnistie que les « républicains » arrachèrent en 1880. Au total, la Commune de Paris a fait plus de victimes que la Révolution française au cours de laquelle 2 849 personnes furent guillotinées à Paris, et qui compta avec la province 12 000 victimes au maximum en deux ans.

Autre aspect de l’agonie de la Commune : le rôle que jouèrent les « vrais » chefs militaires, comme les Polonais Dombrowski et Wrobleski, ainsi que Rossel. Ceux-ci furent d’un dévouement sans borne, alors qu’à priori, ils paraissaient suspects et n’étaient pas toujours obéis, ayant constamment maille à partir avec un pouvoir d’autant plus « dilué » que la situation devenait dramatique. Rossel qui devait payer de sa vie son dévouement à la Commune eut un jour ce propos désabusé à son égard : « Tout le monde y délibère, personne n’y obéit ! » Il faut mentionner également, le rôle souvent héroïque des femmes de Paris, notamment au cours des derniers jours de la lutte, et particulièrement la figure de la « vierge rouge » Louise Michel, qui survivra d’ailleurs à ces évènements dramatiques et à la déportation en Nouvelle Calédonie.

Enfin, à mesure que sous la pression de la guerre, la Commune en tant que telle, abandonne ses prérogatives aux hommes du Comité central et aux membres du Comité de salut public (réminiscence de la Grande Révolution) qu’imposèrent les blanquistes et les jacobins, contre l’avis des proudhoniens, celle-ci perd une partie de son « image de marque ». Mais l’œuvre assez dérisoire de ce Comité de salut public n’est pas restée dans l’histoire alors que celle de la Commune de Paris considérée dans son ensemble, y occupe désormais une place symbolique et significative.
Le véritable vainqueur de la Commune, c’est Adolphe Thiers. L’histoire a fait de cet homme habile, qu’aucun scrupule n’a arrêté pour détruire complètement la Commune, le fondateur de la IIIème République. Celui que Gambetta qualifia un jour de « sinistre vieillard », n’a eu qu’un mérite : celui de sauver l’ordre bourgeois de son époque de la crise majeure dans laquelle il s’était enfoncé. Vieil orléaniste, il finit par instaurer la République. Il a dupé les Communards en faisant dire et laissant croire qu’il n’était pas opposé à un compromis. Il a dupé le parti monarchiste, en se jouant des oppositions légitimistes et orléanistes, après s’être appuyé sur lui pour abattre Paris. En fait, M. Thiers ne mérite ni l’excès d’honneur, ni l’excès de haine que suscite généralement son nom quand on évoque cette période, bien que son personnage n’éveille aucune sympathie. S’il a été le destructeur de la Commune de Paris, il apparaît aussi – étrangement d’ailleurs – comme l’homme qui a le plus consciemment contribué à son enfantement. À la limite, on pourrait soutenir que ce ne sont pas les communards qui ont fait la Commune, mais M. Thiers. L’écrivain, Pierre Dominique écrit excellemment à ce propos : « M. Thiers a précipité le déclenchement de la Commune, ayant joué le rôle de détonateur. On affirmerait même que M. Thiers a voulu la Commune pour l’écraser, et pour permettre aussi l’établissement heureux de cette troisième République à laquelle il songe et qu’il veut bourgeoise et capitaliste comme est ce siècle et comme il est lui-même, oui, on affirmerait cela qu’on toucherait du doigt sans doute une très horrible et très sanglante vérité. »
Décimés par la répression, les partisans du socialisme libertaire et fédéraliste perdront largement à la fin du XIXème siècle leur influence sur le mouvement ouvrier français. Nous les retrouverons cependant avec Pelloutier et les Bourses du travail, Griffuelhes et la première CGT... Mais le courant marxiste emportera avec Jules Guesde l’influence prédominante avant de faire la fortune contradictoire du réformisme parlementaire et du bolchevisme. Ceci, cependant, est déjà une autre histoire qui comporte ses propres enseignements.

NOTES DE FIN

  • 2 - Fédéralisme intégral, qui n’est pas du reste la principale thématique traitée dans nos colonnes (Ndlr).
  • 3 - Commune de Marseille, le 23 mars ; tentatives de Commune à Lyon, le 25 mars, au Creusot, le 25 mars, à St-Étienne, à Toulouse et à Narbonne approximativement aux mêmes dates.
  • 4 - Notamment dans sa déclaration du 19 avril « au peuple français ».
  • 5 - Karl Marx, Pages choisies pour une éthique socialiste, introduction, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1948, 379 p.