Surtout, ne pas déranger ! Telle est l’obsession de ceux qui prétendent « faire l’Europe » au plus haut niveau, sans se résigner vraiment à l’abandon de leurs prérogatives nationales souveraines et sans même se rendre compte que, dans de telles conditions, cette prétention devient une véritable gageure… Surtout, quand il convient, comme c’est le cas, de tenter péniblement de sortir le lourd charroi communautaire de l’enlisement provoqué par la plus grave crise économique et financière qu’il ait été donné à notre bas monde de connaître depuis 1929/1931. Alors que la croissance repart aux Etats-Unis et en Chine, les Européens continuent à piétiner malgré les louables efforts qu’ils ont développés ces trois dernières années pour faire face, dans un contexte de récession ou, au mieux, de stagnation à l’accumulation de leurs dettes souveraines, de leurs déficits publics, de leurs errements bancaires, de leur absence de compétitivité. Aujourd’hui, si la courbe du chômage ne parvient pas à s’inverser, c’est le modèle social européen, lui-même, qui menace d’être remis en cause. Telle est la réalité, même si nul ne veut en faire les frais.
Face à cette réalité, nos leaders, quels qu’ils soient, réagissent en restant dans leur logique nationale, en fonction d’échéanciers politiques nationaux. Pour le reste, en dehors de petits arrangements factuels auxquels il faut savoir consentir entre collègues, la réponse demeure immuable : « Do not disturb ! ».
Dans un tel contexte et avec un tel état d’esprit, il est déjà presque miraculeux que les pays de l’eurozone puissent parvenir à se doter de mécanismes nouveaux qui leur permettent de surmonter, tant bien que mal, les accès de fièvre économique et financière, en voulant même donner le sentiment qu’on ne retombera plus désormais dans les divagations du passé. C’est ainsi qu’après des mois et des mois de palabres, l’eurogroupe a fini par accoucher le 13 décembre dernier d’un projet de supervision bancaire qualifié par certains « d’évènement historique », tout en sachant qu’il ne sera pas opérationnel avant le printemps 2014 et que la Banque centrale européenne (la vraie « Draghi Bank ») ne contrôlera que les banques dites « systémiques », les superviseurs nationaux continuant à exercer leur surveillance sur les établissements considérés comme « non-significatifs ». Le contrôle bancaire supranational concernera donc directement 150 à 200 établissements triés sur le volet, mais non l’ensemble des exploitations bancaires de la zone euro : 6.000 comme précédemment claironné. Sur ce point sensible, l’exigence Merkel a fini par s’imposer comme ce fut le cas d’ailleurs à propos des projets de « mutualisation » de la dette.
Le Conseil européen des 13, 14 décembre, par ailleurs, a renvoyé à plus tard l’essentiel des grandes décisions qu’il était censé devoir prendre. Comme l’a dit excellemment un correspondant de presse, par rapport aux ambitions proclamées, il restera dans la petite histoire « le Sommet de l’inabouti ». Bien dit !
Herman Van Rompuy, Président permanent du Conseil européen, avait été chargé par ses pairs, de leur présenter une « feuille de route » indiquant les grands axes possibles des futures orientations communautaires. Or, toute idée de réforme en l’état des traités a été écartée. Le statu quo institutionnel est donc confirmé. Il faudra qu’Herman « revoie sa copie » en conséquence, en vue du « Sommet » de Juin 2013. Ce qui lui permettra « d’affiner » sa pensée dans la perspective 2014, année des élections européennes. Dans un article intitulé « aimez-vous le caramel mou », paru dans un de nos quotidiens et diffusé par le Spinelli Group, la députée européenne, Sylvie Goulard, réputée pour avoir la dent dure, pose à ce propos une question irrévérencieuse mais judicieusement pertinente. Si, en effet, comme l’écrit M. Van Rompuy, « la légitimité démocratique et la responsabilité politique doivent intervenir au niveau où les décisions sont prises » une question vient à l’esprit : qui contrôle le Conseil européen, ce monarque collectif qui décide derrière des portes closes sans tolérer le débat, ni rendre des comptes et ne peut jamais être renversé ? La légitimation indirecte de ses membres lors des élections nationales séparées, où il n’est guère question d’Europe ne suffit plus ».
En fait, l’actualité ne cesse de fournir des arguments aux fédéralistes… Une « Union politique » tant soit peu fédérale ne naîtra pas plus « après 2014 » qu’elle ne s’imposerait clairement aujourd’hui à la suite de je ne sais quelle énième pantalonnade intergouvernementale, sortie d’un « Sommet » entre souverains comptables des intérêts dominants des États qu’ils représentent. Elle naîtra d’un affrontement constitutionnel à l’occasion duquel le peuple des nations européennes prendra conscience de son existence, en tant que tel. Pour le moment, le rapport de forces qui provoquera ce rendezvous avec l’histoire n’est pas encore évident, en l’absence, notamment, d’un rassemblement fédéraliste suffisamment prégnant, même s’il existe à l’état potentiel. Toute la question est de réunir les éléments qui devraient lui permettre de s’affirmer comme une force réelle.
S’il fallait d’ailleurs un dernier exemple pour justifier notre conviction, nous le trouverions dans le débat budgétaire européen fondamental qui s’annonce pour la période 2014/2020. L’Union des États détient la clé du coffre commun, l’unanimité entre les souverains étant toujours de règle quand il s’agit des « gros sous ». Le budget européen, tel qu’il vient d’être bouclé pour 2013, ne représente plus, en effet, que 0,99 % du revenu national de l’Union, en termes de crédits de paiements. Malgré les dégâts infligés par la crise aux pays de l’Union considérés dans leur ensemble, ce pourcentage est en baisse par rapport à 2012. Ce n’est donc plus, apparemment, au niveau européen global que les États semblent vouloir, pour le moment, affronter, en priorité, les difficultés du temps. Si un tel constat devait se confirmer lors de la très prochaine programmation budgétaire pour la période 2014/2020, la construction européenne serait condamnée à faire longuement du surplace. Non seulement, les ressources propres significatives ne seraient pas au rendez-vous pour permettre à l’Union en tant que telle d’être légitimement opérationnelle, mais cette même Union se condamnerait à une renationalisation rampante, faute de disposer de ressources nécessaires à tout nouveau développement supranational. Le Comité économique et social européen et le Comité européen des régions devraient être les premiers à dénoncer le péril et intervenir en conséquence. Quant au Parlement européen, en tant que colégislateur, il est au pied du mur face aux responsabilités budgétaires qui sont les siennes. De même, on est en droit d’attendre un débat public conséquent sur la révision des traités, dans la perspective des élections européennes de 2014. L’actuel Parlement européen osera-t-il l’engager ? Ou bien, comme on peut le craindre, la règle tacite du « Do not disturb » continuera-t-elle à prévaloir ?