Simone Weil : L’incarnation de l’humanisme dans la théorie et dans l’action

, par Silvia Romano

Définie comme le « seul grand esprit de notre temps » par son éditeur posthume, Albert Camus, Simone Weil a été une philosophe hors-classe, douée d’une clairvoyance et d’une finesse intellectuelles remarquables.

Sa pensée philosophique si riche et sophistiquée, se fonde sur une admirable maitrise de la littérature et de la philosophie classiques et se complète, d’un côté d’une spiritualité profonde, et de l’autre, d’un indispensable besoin d’action sur le terrain qui la verra devenir ouvrière, syndicaliste, et combattante dans la Guerre d’Espagne aux côtés des anarchistes.
Opposée au colonialisme, elle blâme l’artificialité des frontières et critique la tendance de l’État-nation à écraser « tout ce qui est territorialement plus petit que lui », et dont le prestige supérieur est lié à l’évocation de la guerre. Même si elle admire le matérialisme de Marx, elle le critique aussi durement. Elle essaie d’amener le marxisme au bout, voire de l’incarner d’une façon plus intégrale que ce qui a été accompli par Marx lui-même.
Dans ces travaux, Simone Weil met à nu les contradictions sur lesquelles se sont bâties les sociétés de son époque, afin de jeter des nouvelles bases sur lesquelles construire un avenir meilleur en France, en Europe et dans le monde.

Intransigeante, fine, nuancée, éclectique, la pensée de Simone Weil contient peut-être les ingrédients nécessaires pour décrire le plus fidèlement possible la vérité de son époque et des scénarios auxquels elle s’ouvrait. En même temps, cette pensée complexe avec ses dichotomies, ont eu un prix. De son vivant Simone Weil s’est souvent retrouvée isolée et regardée avec méfiance. Son œuvre, bien que pour la plupart publiée à titre posthume, a été l’objet d’interprétations ambiguës, voire fausses, qui l’ont injustement reléguée dans l’ombre.

Il serait trop ambitieux pour qui écrit, de prétendre éclairer l’intégralité de la pensée de « l’Altissime »(19) philosophe. Pour cela cette édition de Fédé’Femmes se contentera de ne mettre en lumière que quelques-uns des concepts clés transmis dans l’œuvre de Simone Weil, pouvant nous aider à recentrer notre réflexion fédéraliste et européenne. Remettre l’« être humain » au centre du fonctionnement de notre société, animée par des revendications identitaires et fracturée par des multiples crises, pourrait être l’une des leçons principales à tirer de la pensée de Simone Weil.

Une vie courte et à la fois incroyablement riche

Origines et formation

Née à Paris le 3 février 1909 dans une famille juive alsacienne. Son père Bernard Weil était un médecin juif alsacien, sa mère, Salomea Reinherz, juive d’origine galicienne. Simone, et son frère ainé de trois ans, le mathématicien André Weil, seront élevés dans un agnosticisme complet.

Malgré sa santé fragile, en particulier entre 1912 et 1914, Simone Weil a toujours été une bonne élève intellectuellement très éveillée. Pendant les années de la guerre la famille Weil suivra les déplacements du père, médecin militaire, et Simone poursuivra ses études avec des enseignants privés. Elle découvrira les classiques et en particulier Platon à travers la lecture de Phédon et de Criton. Son intérêt envers les problèmes politiques est déjà évident : elle a 15 ans quand pendant ses vacances d’été 1924 en Savoie (Challes-les-Eaux) elle s’entretient avec le personnel pour discuter des problèmes des ouvriers et des syndicats(20) .

Simone Weil commence ses études de philosophie en 1925, quand elle entre en hypokhâgne au lycée Henri-IV, où elle sera élève du professeur de philosophie Alain(21), qui demeurera son maître. Elle s’intéresse principalement à la lecture et à l’étude de Platon, Descartes, Spinoza et Kant. Pendant l’été 1927, en vacances à Gouville-sur-Mer (Manche) elle fera une première expérience de travail manuel dans la ferme de la Martinière de Léon Letellier (1859-1926) et commence ainsi à considérer « idéale » la condition de ceux qui travaillent à la fois intellectuellement et manuellement.
Elle participera à la création et aux activités du groupe Éducation sociale organisant des formations pour cheminots sous la responsabilité du syndicaliste et ami d’Alain, Lucien Cancouët. En parallèle elle s’investie dans des activités pacifistes dans le Comité international d’action et de propagande pour la paix et le désarmement, animé par Madeleine Vernet (1878-1949)(22).
En 1928, à l’âge de 19 ans elle est admise à l’École Normale Supérieure. Comme nombreux de ses camarades, elle adhère à la Ligue des droits de l’homme où elle se bat pour la paix et la liberté d’opinion et d’enseignement. Elle écrira des articles pour la revue d’Alain Libres Propos autour de la notion de travail conçu comme une « intervention libre et méthodique de l’homme sur la nature, comme source de connaissance »(23). Cette notion du travail, traitée aussi dans son Mémoire de Diplôme « Science et perception dans Descartes » restera centrale dans sa pensée.

Début dans l’enseignement et dans l’engagement actif

Reçue septième à l’agrégation de philosophie en 1931, à 22 ans Simone Weil commence une carrière de professeur au lycée du Puy-en-Velay, avant d’autres postes dans divers lycées de province.
Fortement portée par une compassion envers les exploités, elle se rapproche des syndicats. En 1931 elle participe au XXVII° Congrès de la CGT et en publie un compte-rendu dans Libres Propos. À Le Puy elle rencontre Urbain Thévenon, dirigeant syndicaliste à Saint-Étienne ; elle participe aux activités des Collèges du travail et contribue au journal du syndicat indépendant L’Effort, à La Tribune, et au Bulletin des Instituteurs(24) .

Ainsi pendant l’hiver 1932-1933 au Puy-en-Velay, solidaire des syndicats ouvriers, elle se joint au mouvement de grève contre le chômage et les baisses de salaire. Décidée à vivre avec cinq francs par jour, comme les chômeurs du Puy, elle sacrifie tout le reste de ses émoluments de professeur à la Caisse de Solidarité des mineurs.

En août 1932 elle se rend en Allemagne et est déçue par l’inaction du parti communiste face à l’avancée du national-socialisme. Ainsi elle écrit des articles dans les revues syndicalistes révolutionnaires L’École émancipée et La Révolution prolétarienne de Pierre Monatte, pour lesquels elle sera âprement critiquée par le parti communiste. Suivant l’évolution de l’expérience communiste en Union soviétique, elle est cependant hostile au régime instauré par Staline. En ce moment elle fait la connaissance de Boris Souvarine, un des fondateurs du PCF, ensuite exclu du parti en 1924. Cette rencontre ainsi que les échanges au sein du comité de rédaction de la revue La critique sociale fondée par Boris Souvarine et sa femme Colette Peignot, influenceront considérablement la pensée de Simone Weil.

L’expérience directe du « malheur » des travailleurs

En 1934, elle suspend sa carrière d’enseignante, et rédigera son important essai politique « Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale ». Entre décembre 1934 et 1935 elle décide d’aller travailler volontairement comme ouvrière à la chaîne, d’abord chez Alsthom à Paris puis à l’usine J. J. Carnaud & Forges de Boulogne Billancourt, afin d’expérimenter et de connaitre véritablement la condition des plus humbles. Elle décrira ce « malheur » des travailleurs dans son Journal d’Usine.

En 1935, sa mauvaise santé l’empêche de poursuivre le travail en usine. Pendant des vacances au Portugal au mois de septembre, elle s’approchera pour la première fois de la religion chrétienne. Un peu plus tard elle écrira à son père : « j’ai eu soudain la certitude que le christianisme c’est la religion des esclaves par excellence, que les esclaves ne peuvent qu’y adhérer, et moi avec eux »(25).

Elle reprend son métier de professeur de philosophie au lycée de Bourges mais continue sa réflexion sur comment soulager « le malheur » des ouvriers en usine. En mai 1936, le Front Populaire composé des socialistes (SFIO), communistes (SFIC) et des radicaux, remporte les élections. Aussitôt, les usines sont occupées, la classe ouvrière triomphe. Simone Weil, sous le pseudonyme de Simone Galois, publie l’article « La vie et la grève métallos » dans le numéro 224 de la Revue syndicaliste et communiste(26).

La Résistance et sa fin

En août 1936, elle décide de prendre part à la Guerre d’Espagne où elle est enrôlée pendant un mois et demi au sein de la colonne Durruti des combattants anarchistes.

En 1939 elle remet en question son engagement pacifiste et l’abandonnera définitivement à la suite de l’annexion par Hitler de la Boétie-Moravie (le 15 mars). Pour s’opposer aux SS, elle rédige le « Projet d’une formation d’infirmières en première ligne » et candidate pour être enrôlée. Ce projet ne sera jamais concrétisé, à cause de nombreux douloureux rejets dont celui du général de Gaulle.

Le 13 juin 1940, elle quitte Paris et se réfugie, avec sa famille à Marseille en passant par Vichy et Toulouse. En cette période elle se consacre à l’analyse du totalitarisme et de la crise de la civilisation occidentale, notamment dans « Quelques réflexions sur l’origine de l’hitlérisme » et dans L’Iliade ou le problème de la force. À Marseille elle se rapproche des Cahiers du Sud dirigés par Jean Ballard.
En juin 1941, à travers la médiation du père Perrin, qui sera son guide religieux dans son parcours dans le christianisme, Simone Weil sera accueillie par Gustave Thibon, philosophe et paysan, dans sa ferme en Ardèche. Ainsi, elle travaillera pendant un mois comme vendangeuse dans auprès d’un vigneron à Saint-Julien-de-Peyrolas(27).

En mai 1942, elle s’embarque avec ses parents pour les États-Unis. Cependant, refusant ce confort, elle revient en Europe au mois de novembre, d’abord à Liverpool puis à Londres. Ici, Simone Weil intègre en tant que rédactrice, le Service de l’Intérieur de la France Libre, dirigé par Francis-Louis Closon(28). Dans un bureau pas loin, René Cassin travaillait, lui, sur ce qui sera la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et qui sera adoptée par l’ONU après la guerre.

Ainsi pendant son séjour à Londres, le jour Simone Weil analyse des rapports de résistants en France, et le soir, rentrée à sa chambre, elle écrit incessamment, à des rythmes épuisants(29). C’est en cette période qu’elle écrit L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain.

Le 26 juillet, déchirée par le fait de n’avoir pas été autorisée à rejoindre la Résistance en France, et déçue par les conflits internes à la France Combattante, elle quitte définitivement la Résistance(30). Simone Weil décidera de s’abstenir de se nourrir, par solidarité avec les Français de métropole qui vivaient avec des rations strictes.
Le 24 août 1943, elle s’éteint dans un sanatorium à Ashford (Kent). Les causes du décès sont multiples et discutées (tuberculose pulmonaire, insuffisance cardiaque, manque de nourriture, épuisement). Selon ses proches, ce qui a contribué à détériorer sa condition, c’est la douleur pour ne pas avoir pu rejoindre la Résistance, c’est-à-dire l’impossibilité d’accorder son action à sa pensée.

Les « besoins de l’âme », d’où le respect de l’autre à la base de tout
Dans son dernier ouvrage L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, rédigé en 1943 et resté inachevé en raison de la mort prématurée de son auteur, Simone Weil veut à sa manière contribuer au redressement de la France en déshérence dans l’après-guerre. Son analyse politique met à nu les contradictions de la civilisation humaine tout au long de son évolution, des anciens grecs et romains jusqu’à son époque. Elle souhaite ainsi jeter les bases pour la réalisation d’un nouvel « ordre », respectueux des « besoins de l’âme », c’est-à-dire de la personne.

Les « besoins de l’âme » sont des devoirs vitaux à remplir envers tout être humain. Elle les compare aux besoins du corps, « plus évidents » et « assez faciles à énumérer », comme par exemple la faim : « c’est donc une obligation éternelle envers l’être humain que de ne pas le laisser souffrir de la faim quand on a l’occasion de le secourir »(31). Ce sont des besoins limités et qui s’ordonnent, en couple pour maintenir un équilibre : l’ordre, la liberté, l’obéissance et la responsabilité, l’égalité et la hiérarchie, l’honneur et le châtiment, la liberté d’opinion, la sécurité et le risque, la propriété privée et la participation au bien collectif, la vérité(32).

Satisfaire ces besoins est pour Weil une obligation éternelle et inconditionnée de chacun envers l’être humain, envers soi-même et envers autrui : « seul est éternel le devoir envers l’être humain comme tel »(33). Ce que dans le langage commun nous appelons le respect de l’autre découle selon elle de cette obligation éternelle qui lie chaque homme à un autre homme.
« La notion d’obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative ». Aucun être humain en aucune circonstance ne peut se soustraire à l’obligation de respecter ces besoins de l’âme sans ne commettre un crime.

« Il y a une obligation envers tout être humain, du seul fait qu’il est un être humain, sans qu’aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n’en reconnaîtrait aucune. Cette obligation ne repose sur aucune convention. Car toutes les conventions sont modifiables selon la volonté des contractants, au lieu qu’en elle aucun changement dans la volonté des hommes ne peut modifier quoi que ce soit. » (34)

Si les besoins de l’âme ne sont pas satisfaits « l’homme tombe peu à peu dans un état plus ou moins analogue à la mort ».

Une société malade

Les besoins de l’âme ne sont satisfaits que dans une société stable ou les hommes sont riches d’un passé et possèdent des racines, une culture, des traditions de travail et de savoir. D’où le concept d’enracinement, décrit comme « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine » et l’un « des plus difficiles à définir »(35).
Selon Simone Weil, l’être humain a une racine par sa « participation réelle, active et naturelle […] à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir ». Être attaché à conserver le passé ne constitue donc pas une attitude réactionnaire, l’avenir ne peut être construit qu’à partir d’un passé.
La participation « naturelle » indique ce qui est acquis « automatiquement », c’est-à-dire par le lieu, par la naissance, par la profession, par l’entourage. Et chaque être humain « a besoin d’avoir de multiples racines » précise Simone Weil. De plus, « les échanges d’influences entre milieux très différents » sont aussi indispensables que l’enracinement dans son propre entourage « naturel ».

Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines.
Il y a un « déracinement » toutes les fois qu’il y a une conquête militaire(36). Mais, « même sans conquête militaire, le pouvoir de l’argent et la domination économique peuvent imposer une influence étrangère au point de provoquer la maladie du déracinement(37). Les relations sociales à l’intérieur d’un même pays peuvent être des facteurs très dangereux de déracinement.
L’argent est un « poison » qui propage la « maladie du déracinement » : « il détruit les racines partout où il pénètre en remplaçant tous les mobiles, par le désir de gagner ».
Un autre facteur de déracinement est l’instruction telle qu’elle est devenue. Elle résulte en une culture développée dans un milieu très restreint, orienté vers la technique, teintée par le pragmatisme et fragmenté par la spécialisation. Le désir d’apprendre pour apprendre, le désir de vérité est devenu très rare, puisque le prestige de la culture est devenu presque exclusivement social(38).

Dans ce cadre, Simone Weil développe le concept de déracinement, articulé autour de trois grands axes : la condition des ouvriers des usines, des paysans et la nation. À travers l’analyse de ces trois déracinements, elle mène une analyse lucide et impitoyable de la civilisation. Ainsi elle identifie de nombreuses criticités auxquelles il faudra trouver des solutions pour construire la société de l’après-guerre. Cela concerne le rôle de la presse, des syndicats, des partis politique, le dépeuplement des campagnes, les conditions de travail. Dans ces pages écrites dans un seul jet, dans les derniers mois de sa vie, Simone Weil montre une connaissance profonde du passé et du présent de la civilisation humaine et de la société. Intéressantes aussi son approche au pacifisme, et ses références à la doctrine de Gandhi(39).

Le déracinement et la nation

Ceci est un déracinement « géographique », c’est-à-dire par rapport aux collectivités qui correspondent à des territoires. Simone Weil, observe que « le sens même de ces collectivités a presque disparu, excepté pour une seule, pour la nation »(40). Toutefois, « il y en a, il y en a eu beaucoup d’autres. Certaines plus petites, toute petites parfois : ville ou ensemble de villages, province, région certains englobant plusieurs nations ; certaines englobant plusieurs morceaux de nations ». La nation, c’est-à-dire l’État, c’est substitué à tout cela.

Simone Weil dénonce l’artificialité de la nation conçue à son époque, c’est-à-dire « un ensemble de territoires et des populations assemblées par des événements historiques, où le hasard a une grande part ». Elle dénonce ce phénomène :

« Et si l’État a tué moralement tout ce qui était territorialement parlant, plus petit que lui, il a aussi transformé les frontières territoriales en murs de prison pour enfermer les pensées »(41).

Elle aborde les totalitarismes et notamment le cas du régime nazi. Pour elle, le totalitarisme c’est une tendance qui est propre à l’État, déjà Richelieu et Louis XIV étaient déjà du totalitarisme. Le totalitarisme est le désordre absolu, donc le contraire d’une société d’ordre où tous les besoins de l’âme sont satisfaits(42).

Simone Weil révèle les mystifications atour du concept de patrie, et la tromperie derrière les notions d’État et de nation, qui dans le XXème siècle ont désormais perdu le lien avec la notion de « souveraineté du peuple ». L’État, explique-t-elle, ne désigne plus le peuple souverain au sens des hommes de 1789 et de 1792, mais « l’ensemble des populations reconnaissant l’autorité d’un même État ; c’est l’architecture formée par un État et le pays dominé par lui. Quand on parle de souveraineté de la nation, cela veut dire uniquement souveraineté de l’État »(43).

L’État c’est finalement ce qui s’oppose de plus à l’enracinement par ce qu’il veut devenir une puissance exclusive qui tue tous les milieux vitaux et les milieux naturelles diversifiés, dont les métiers, le village, le locale, la langue régionale. Le rôle de l’État ne conviendrait que dans une société qui aurait déjà résolu les problèmes du déracinement et du travail(44).

Anticolonialisme et « fédéralisme mondial »

Alors que ces propos ont été parfois détournés, la position anticolonialiste de Simone Weil est très claire, et très fortement ancrée dans la construction de son entière réflexion. L’Enracinement c’est une contre histoire de l’État, de la nation, de la patrie. Cet ouvrage a inspiré par exemple Aimé Césaire dans son discours sur le colonialisme(45).

L’ordre international, écrit Simone Weil, « suppose qu’un certain fédéralisme soit établi non seulement entre les nations, mais à l’intérieur de chaque grande nation [il faut donc jouer la Gironde contre le jacobinisme pour respecter le pluralisme]. À plus forte raison, le lien entre les colonies et leur métropole devrait-il devenir un lien fédéral au lieu d’être un rapport de simple subordination »(46).

Le philosophe Souleymane Bachir Diagne met en évidence la vision de Simone Weil, « d’un fédéralisme mondial » qui, « en se substituant en particulier à la relation coloniale, traduit un rejet total, absolu, de la division entre citoyens et sujets, entre l’univers de la civilité et les ténèbres extérieures de la barbarie »(47).

Le travail, comme élément central dans une société saine et démocratique
Le « travail » est au centre de toute la réflexion de Simone Weil, car pour construire une nouvelle société fondée sur la justice et sur les « besoins » de la personne humaine, on ne peut pas accepter que des personnes travaillent dans des conditions dégradantes, étant ainsi privés de ces besoins vitaux.

L’équilibre entre les pouvoirs qui régissent la société, que le marxisme et la révolution n’ont pas réussi à renverser, ainsi que l’obstinée centralité accordé à l’argent, ne permettent pas aux ouvriers des usines et des champs, d’être véritablement audibles et représentés en leurs besoins plus profonds.

Par un choix, très insolite pour une femme et d’autant plus à son époque, Simone Weil décide de connaitre directement ce « malheur » et partager le quotidien de celles et ceux qui sont aux marges de la société. Ces personnes inaudibles et invisibles dans la sphère publique sont les ouvriers, les femmes, les migrants, les étrangers ou coloniaux(48).

Elle souligne comme les machines et leurs rythmes ne respectent pas les limites du corps ou de la pensée. La machine contrôle et coordonne la personne, car elle impose la cadence du rythme du travail. Le « malheur » c’est donc la perte ou la peur de la perte des relations et des contacts, c’est destruction des conditions qui permettent d’être humain, jusqu’à la perte de la capacité de comprendre et être compris(49).

Pour Simone Weil, les machines ne doivent pas disposer des personnes mais la personne doit être capable de cerner comment la machine fonctionne. Dans sa vision saine du travail, elle préconise le moins de hiérarchie possible, et des lieux de travail le plus petit possible pour que l’individu ne se sente pas un numéro parmi les autres(50). Le lieu du travail doit devenir le lieu où on apprend à porter « attention ».
L’attention dans le travail « non aliéné » permet d’être réceptif à autre chose que soi, donc d’être ouverts au monde extérieur.

La partie conclusive de L’enracinement, porte notamment sur la place que le travail physique doit occuper dans la vie sociale bien ordonnée : « il doit en être le centre spirituel ». Pour Simone Weil, le travail est donc un sujet politique tout à fait central, et on ne peut pas espérer en une société démocratique tant qu’il y a des personnes invisibles qui travaillent en des conditions dégradantes. L’État-nation, avec ses jeux de pouvoirs, n’est pas capable de satisfaire les besoins des personnes les plus vulnérables de la société.

Le déracinement dans notre époque, des leçons à tirer ?
Dans la présentation de L’Enracinement, en 1949, Albert Camus écrivait : « il me paraît impossible l’imaginer pour l’Europe une reconnaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies ».

Pour autant, dans notre société contemporaine, nous retrouvons encore des catégories des personnes invisibles demeurant aux marges de la société. Les impératifs de l’économie, des marchés financiers aux grandes multinationales, guident les choix politiques et orientent le progrès technologique, au détriment de la justice sociale, des besoins de la personne et de l’environnement.
Cela nous renvoie aux conditions des travailleurs agricoles réduit à un véritable esclavage, dans plusieurs pays d’Europe, inclut la France, l’Espagne et l’Italie. Et encore, aux travailleurs des plateformes numériques, soumis aux choix des Applications sur leurs horaires et modalité de travail. Finalement, cette perte d’humanité concerne aussi le drame des migrants, abandonnés dans des camps de détentions, laissés mourir de froids aux frontières européennes, ou noyés dans nos mers.

Pour cela, les leçons de Simone Weil sont d’une actualité brûlante et peuvent encore guider nos actions et nos réflexions. Nous souhaitons citer, à titre d’exemple, le cas de du sociologue italien Marco Omizzolo, qui s’est attaqué au phénomène du « caporalato », c’est-à-dire de l’exploitation des travailleurs agricoles, principalement des immigrés sans papiers, par les mafias locales. De façon similaire à l’expérience de Simone Weil dont parmi d’autres il s’est inspiré, Marco Omizzolo a étudié le phénomène du point de vue théorique par ses travaux de recherche, et fois expérimenté directement du « malheur » des travailleurs agricoles dans les champs de l’Agropontino (sa région, épicentre de son œuvre).
Il a commencé son action par une véritable œuvre pédagogique avec des formations adressées aux travailleurs agricoles, visant à leur apprendre la langue, mais surtout à prendre conscience de leur condition et de connaitre leurs droits en tant que travailleurs et en tant qu’êtres humains. Par ce travail continu sur le terrain, toujours guidé par une analyse rigoureuse et lucide du contexte, il a réussi à créer une véritable conscience commune autour du « caporalato » et mobilisé plusieurs acteurs de la société civile. En particulier, en lien avec le monde syndicaliste, il a réussi à mobiliser ces travailleurs qui ont exprimé leur « malheur » et leurs exigences légitimes à travers une grève.
En plus, de l’essentielle prise de conscience et de l’attention politique soulevée, cela a concrètement permis de mettre fin à de nombreuses situations « d’esclavage »(51), de changer des lois et d’apporter des modifications dans le code pénal italien afin de mieux poursuivre ce type de crimes(52). Marco Omizzolo a reçu le titre de « chevalier de la République italienne » et continue aujourd’hui à se battre aux cotés des plus humbles, dans ce combat encore très dangereux et difficile, pour rendre plus visibles les invisibles.

À nous toutes et tous, de trouver la voie pour remettre au centre de notre société et de notre organisation politique, l’être humain et le respect de ses besoins vitaux. Car l’une des finalités du fédéralisme européen, est la capacité de cohabiter en paix, en respectant la personne et toutes les collectivités, avec leurs spécificités et diversités.

NOTES DE FIN

  • 19 - Simone Weil l’altissime est le titre de l’ouvrage de François L’Yvonnet, Lemieux Éditeur, octobre 2015.
  • 20 - Simone Weil, Una costituente per l’Europa, Scritti londinesi, dirigé par Domenico Canciani e Mariantonietta Vito, Ed.‎ Castelvecchi 2019.
  • 21 - Le philosophe Alain, de son vrai nom Émile-Auguste Chartier (1868-1951), influença une génération de philosophes, dont Raymond Aron, Jean Paul Sartre, Louis Poirier, entre autres.
  • 22 - Simone Weil, Una costituente..., op. cit., 5107.
  • 23 - Ibidem.
  • 24 - Ibidem p. 5118.
  • 25 - Ibidem p. 5173.
  • 26 - L’article est disponible via ce lien : https://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1936-06-la-vie-et-la-greve-des-ouvrieres-metallos-weil/.
  • 27 - Simone Weil, Una costituente..., op. cit. p. 5248.
  • 28 - Ibidem p. 5269.
  • 29 - Elias Forneris, « Quand Simone Weil vivait à Londres », Tocqueville 21, le 27 août 2021, disponible via ce lien : https://tocqueville21.com/tribunes/simone-weil-a-londres/
  • 30 - Simone Weil, Una costituente..., op. cit. p. 5269.
  • 31 - Simone Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Payot & Rivages, Paris, 2021, p. 17.
  • 32 - Cette liste pourrait sembler ambigüe et susciter des doutes sur l’orientation de la pensée de Simone Weil. Afin de clarifier le sens de chacun de ces termes, L’Enracinement offre une définition et une description de chaque besoin de l’âme, au niveau théorique ainsi qu’au niveau pratique par des exemples concrets des mécanismes qui se produisent dans la société, qu’il n’est pas possible d’approfondir dans ce récit.
  • 33 - Simone Weil, L’enracinement. Prélude…, op. cit., p. 15.
  • 34 - Ibidem p. 15.
  • 35 - Ibidem p. 55.
  • 36 - Ibidem p. 56. Pour Simone Weil, la conquête militaire est « toujours un mal », mais elle distingue plusieurs degrés de déracinement. Le déracinement est « au minimum » quand les conquérants s’installent dans le pays conquis, se mélangeant à la population et prennent les racines eux-mêmes. Quand le conquérant reste étranger au territoire dont il devient possesseur, « le déracinement est une maladie presque mortelle pour les populations soumises ». Il atteint « le degré plus aigu quand il y a déportations massives, comme dans l’Europe occupée par l’Allemagne ».
  • 37 - Ibidem.
  • 38 - Ibidem p. 58.
  • 39 - Ibidem p. 174.
  • 40 - Ibidem p. 111.
  • 41 - Ibidem p. 136.
  • 42 - Robert Chenavier dans « Avoir raison avec Simone Weil – une intellectuelle engagée » d’Aïda N’Diaye, France Culture, disponible via ce lien : https://www.franceculture.fr/emissions/avoir-raison-avec/avoir-raison-avec-simone-weil-45-une-intellectuelle-engagee.
  • 43 - Simone Weil, L’enracinement, prélude… », op. cit. p. 141.
  • 44 - Robert Chenavier dans « Avoir raison avec Simone Weil », op. cit.
  • 45 - Ibidem.
  • 46 - Souleymane Bachir Diagne, dans Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil, éd. Collège de France 2019, p. 64.
  • 47 - Ibidem p.66.
  • 48 - Pascale Devette, dans « Avoir raison avec Simone Weil… », https://www.franceculture.fr/emissions/avoir-raison-avec/une-vie-au-travail
  • 49 - Ibidem.
  • 50 - Ibidem.
  • 51 - Le rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines d’esclavage estimait en 2018 que plus de 400 000 ouvriers agricoles en Italie étaient exposés à l’exploitation et que près de 100 000 vivaient dans des « conditions inhumaines ».
  • 52 - Pour approfondir, Marco Omizzolo, Sotto padrone. Uomini, donne e caporali nell’agromafia italiana, Ed. Fondazione Giangiacomo Feltrinelli 2019.