Stefan ZWEIG, « Appel aux Européens »

, par François Mennerat

Ce petit livre, paru en mai 2014 aux éditions Bartillat, vient fort à propos nous rappeler les débats d’idées qui agitaient les intellectuels européens il y a quatre-vingts ans face à la montée des nationalismes.

En ces temps de commémoration confuse de la Grande Guerre, deux courts (mais forts) inédits de Stefan Zweig, « La désintoxication morale de l’Europe » et « L’unification de l’Europe » tirent les leçons des sentiments pernicieux qui traversent une opinion publique complètement manipulée. Parmi les avancées suggérées, il est plaisant de constater que certaines ont déjà produit leurs effets bénéfiques – Stefan Zweig, en somme, appelait de ses vœux le programme Erasmus –, tandis que d’autres, comme l’enseignement de l’Histoire dans une perspective européenne commune, débarrassée des poncifs « patriotiques » (en fait, nationalistes) et d’une vision dominée par les campagnes militaires, se fait encore longuement attendre.

Précédés d’une longue préface de Jacques Le Rider qui, à la fois, les place dans le contexte de l’époque (1932 et 1934) et souligne leur actualité toujours – de plus en plus ? – brûlante, ces deux textes nous livrent un vibrant appel en faveur du concept de supranationalité. Nous ne résistons pas au désir de livrer ci-dessous au lecteur un passage particulièrement éclairant de cette préface.

Si Stefan Zweig ne prononce pas le mot de « fédéralisme », sa réflexion visionnaire nous le fait entendre. Il est frappant de constater qu’en ces temps où l’horizon s’assombrissait à nouveau, des esprits lucides formulaient déjà des idées qui allaient, dix ans et une guerre mondiale plus tard, engendrer une démarche volontariste parmi les plus audacieuses que l’Histoire de l’humanité nous ait donné de connaître.

Bonne lecture !

Stefan ZWEIG, « Appel aux Européens », Préface et traduction de Jacques Le Rider, Éditions Bartillat, Paris (Omnia Poche), 7 €, ISBN 978-2-84100-562-8

P.-S.

C’est à Florence, en mai 1932, puis à Milan, que Stefan Zweig présente sa conférence « La pensée européenne dans son développement historique ». Dans cet essai, il appelle de ses vœux les « États-Unis d’Europe » dont il place l’idée sous le signe de Nietzsche : « Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que l’idée des "États-Unis d’Europe" en tant que mot d’ordre politique et suprapolitique est exprimée et le postulat de la nécessité d’une unité économique et morale de tous les pays du continent n’a guère plus de cinquante ans d’existence. Nietzsche, le premier parmi les penseurs contemporains, déclare résolument qu’il faut en finir avec les "patriotarderies" et créer une conscience supranationale, le sentiment patriotique d’une Europe nouvelle. Pour lui, qui a précédé si tragiquement son temps, il n’y a plus de discussion possible sur le fait inévitable que l’Europe, [...] doit enfin s’unir. »
À cet endroit, Zweig cite un passage de Par-delà le bien et le mal qui résume sa propre conception de l’unité européenne : « La folie des nationalités explique pourquoi les peuples européens sont devenus de plus en plus étrangers les uns aux autres, et cette pathologique ignorance réciproque dure encore aujourd’hui ; elle a porté au pinacle des politiciens à la vue courte et à la main leste, qui ne se doutent même pas que leur politique de désunion ne peut être nécessairement qu’un intermède. [...] On feint de ne pas voir [...] les signes qui annoncent avec le plus d’évidence que l’Europe veut s’unifier. » Dans ces paroles de Nietzsche se trouvent condensées quelques convictions de Stefan Zweig : le nationalisme est une folie, une pathologie que des politiciens ont attisée pour se maintenir au pouvoir ; la voie de la raison et du retour à la santé mentale passe par l’unification de l’Europe. La désunion et le nationalisme conduisent à la décadence ; ils tirent leur force d’une pulsion de destruction. L’union européenne est la seule formule qui puisse assurer l’avenir des Européens et leur permettre de relancer le processus de civilisation.