Une révolution libertaire

, par Arnaud Marc-Lipiansky

Hors du dithyrambe ou du réquisitoire, il y a deux façons de juger la Commune de Paris : se contenter de constater son échec – pour le déplorer ou s’en féliciter – ou, au-delà de cet échec, que nul ne songe à contester, tenter de dégager les éléments positifs dont l’avortement du projet n’a pas permis l’éclosion. C’est cette deuxième position que nous voudrions défendre.
Mais parler de la Commune autrement qu’en historien est difficile : honnie par la bourgeoisie réactionnaire, refoulée hors de sa mémoire – ses manuels scolaires, – l’« épopée » des communeux est devenue, à quelques rares exceptions près, l’objet de panégyriques romantiques ou la chasse gardée des communistes ou des marxistes plus ou moins orthodoxes, qui ont réussi ce tour de force de faire d’une révolution de caractère anarchiste la « répétition générale » de la plus grande tentative d’asservissement de l’homme des temps modernes. Devant cette usurpation, les voix des « libertaires » se sont faites de plus en plus discrètes, et les fédéralistes, même quand ils se qualifient d’« intégraux » ne semblent guère disposés à revendiquer un héritage encombrant, que l’empressement des communistes à s’approprier leur a rendu suspect.
Et pourtant si la Commune peut être source d’enseignements et de réflexion, c’est pour les fédéralistes qu’elle devrait l’être ; elle a essayé d’instaurer une société socialiste anti-étatiste, elle a échoué, et cette tentative fut presque unique, si l’on excepte d’autres expériences plus brèves, plus limitées et moins significatives (début de la révolution soviétique, Espagne...). L’intérêt pour les idées primerait-il, chez certains, le souci de les voir incarnées dans les faits ?

Un accident… prévisible

Il convient tout d’abord de noter – comme le fait justement Bernard Voyenne – que l’émeute du 18 mars fut loin d’être la première phase, voulue et organisée, d’un projet révolutionnaire dûment mûri. Accident, si l’on veut, provoqué par de nombreuses causes, et dont l’affaire des canons ne fut que l’étincelle qui enflamme – après six mois de troubles, d’agitations, de privations et de rancœurs – une population exaspérée. Mais lorsque, à la faveur de cette insurrection quasi spontanée, le Comité central de la Garde nationale se rend compte que le peuple l’a fait maître de Paris, il peut être surpris de la facilité de sa victoire, il peut se montrer indécis ou divisé sur la tactique à suivre, il n’a pas cependant à improviser un programme : celui-ci lui est pour ainsi dire tracé par les revendications les plus constantes des Parisiens depuis le 4 septembre 1870 et dont lui-même s’est fait à mainte reprise l’interprète. Ces revendications ne sont certes pas révolutionnaires, en ce sens qu’elles ne constituent pas, et ne prétendent pas constituer, l’ébauche d’une société nouvelle, mais elles tracent néanmoins le cadre où une telle ébauche pourra ultérieurement s’inscrire ; en schématisant, elles culminent dans l’idée même de « Commune », notion vague pour certains, mais qui symbolise – face à l’incapacité du gouvernement provisoire – la volonté des Parisiens de « prendre en mains leurs propres affaires ». Quand ils précisent leurs positions, les comités de vigilance, les chambres syndicales, les clubs sont unanimes à demander : l’abolition de l’armée permanente, la levée en masse et l’organisation de la défense, la suppression de la préfecture de police, des réquisitions et un rationnement équitable, la liberté d’expression et d’association, la remise des loyers... et, comme moyen pour atteindre ces objectifs, l’élection d’une municipalité parisienne.

N’étant pas et ne se voulant pas une avant-garde révolutionnaire, simple mandataire du peuple en armes soudain maître de son destin face à un pouvoir qui, de fait, a abdiqué, le Comité central ne cherche donc d’autre issue à cette situation insurrectionnelle que celle que réclament inlassablement depuis six mois les Parisiens : les élections. Si les termes « expression de la volonté populaire » ont un sens, le Comité central a été vraiment cette expression-là.

L’Internationale

À côté du Comité central, organisation fédérative des bataillons de la Garde nationale, le conseil fédéral des sections parisiennes de l’Association internationale des travailleurs (AIT) représente (avec la Chambre fédérale des sociétés ouvrières qu’il contrôle) l’organisation du prolétariat parisien. Quoique passablement désorganisée par la guerre et le siège, l’Internationale garde un grand prestige et une influence certaine parmi les ouvriers de la capitale. Mais pas plus que le Comité central, l’Internationale, en ce mois de mars 1871, ne prépare la révolution – du moins dans l’acception blanquiste du terme. Ses animateurs, sous l’influence de Proudhon, se sont lancés depuis plusieurs années, en dépit de la répression impériale, dans un vaste programme d’organisation de la solidarité ouvrière. En marge de la société bourgeoise, ils construisent patiemment la « contre-société » des prolétaires, fédération de toutes les associations ouvrières de « résistance ». Les Internationaux n’excluent pas cependant la perspective d’un affrontement avec les forces de la réaction et de l’ordre ; instruits par l’enseignement de Bakounine, ils sont préparés – au moins intellectuellement – à cette phase violente que doit constituer la « liquidation de l’État » et du capitalisme, même s’ils ne l’entrevoient que dans un futur indéterminé. « On sera prêt et puissamment constitué au jour de l’action, si imprévue que soit son arrivée », écrivait en février 1871 Frankel, dont on sait le rôle important qu’il joua dans la Commune.
Toutefois, en dépit du climat contestataire et majoritairement « socialiste », au sens vague du terme, qui règne à Paris, en ce début de 1871, l’Internationale n’envisage nullement un mouvement insurrectionnel, a fortiori d’y prendre part (l’échec de la tentative menée par Bakounine à Lyon en septembre 1870, tout autant que les conseils de Karl Marx sont là pour l’inciter à la prudence et la garder de tout « aventurisme »).
Depuis le 4 septembre, la tactique de l’AIT est d’être présente sur tous les fronts de la lutte des prolétaires et des démocrates. Elle participe avec les blanquistes, certains jacobins et démocrates « avancés », à la constitution du Comité central républicain des vingt arrondissements dont le programme, largement inspiré par ses militants, réclame « une liquidation révolutionnaire politique et sociale » de la société actuelle. Dès avant le 18 mars, et malgré les réserves de certains d’entre eux (Frankel, notamment, qui y voit une compromission avec la bourgeoisie), les Internationaux se sont fait déléguer par leurs bataillons, à titre personnel, pour siéger au Comité central de la Garde nationale, car ils voient en lui une force potentielle non négligeable ; ce sera notamment le cas de Varlin.
Si, comme le Comité central, l’AIT est surprise par l’émeute du 18 mars que, pas plus que celui-ci, elle n’a contribué à susciter, si elle hésite quelques jours sur la tactique à suivre, elle est donc loin d’être prise au dépourvu. Après quelques jours d’expectative, elle se rallie au Comité central de la Garde nationale qu’elle appuie désormais de « toute sa force morale » : dans son manifeste du 24 mars, l’AIT appelle le peuple de Paris à voter pour la Commune et se lance dans la campagne électorale ; dix-sept de ses militants seront élus le 26 mars.

Des principes, pas une doctrine

Ainsi, nous l’avons vu, la journée du 18 mars a peut-être un aspect « accidentel », dans la mesure où elle n’a été voulue ni préparée par aucun groupe constitué, elle n’en est pas moins l’aboutissement logique, et difficilement évitable, de six mois d’effervescence populaire et d’impéritie du gouvernement provisoire. Dans sa spontanéité, elle est porteuse des revendications et des aspirations quasi unanimes du peuple parisien. II y a une conjonction de volontés qui, toutes, exigent la Commune, même si sous ce vocable se dissimulent des préoccupations sinon divergentes, tout au moins différentes.
Bien avant les élections du 26 mars, les diverses « familles » politiques ont pu, dans leurs clubs, discuter et exprimer leur programme ; les élections, même organisées à la hâte comme elles le furent, ne les prennent pas de court, non plus que l’opinion publique. Les éléments les plus conscients de la nécessité et des voies et moyens d’une révolution sociale de type libertaire, les Internationaux, voient dans la Commune – parce qu’elle est l’affirmation de la République et qu’elle est portée par un courant profondément populaire, antiautoritaire, antiparlementaire et anticapitaliste – l’occasion de réaliser, au moins partiellement, leur projet ; leur adhésion et leur participation à la Commune lui donnera une assise doctrinale qui la fera échapper à la simple émeute patriotique.
Cela dit, il faut aussitôt rappeler que les Internationaux ne sont dans le conseil de la Commune qu’une minorité ; qu’ils ne constituent pas eux-mêmes un bloc homogène, partagés qu’ils sont entre des éléments proudhoniens « mutuellistes », des bakouniniens, de très rares marxistes et même quelques blanquistes qui ont rejoint récemment les rangs de l’Internationale ; et qu’enfin, certains d’entre eux voteront parfois avec la majorité.
Au plan international, l’AIT est loin d’avoir élaboré une doctrine rigide, comme elle tentera de le faire après 1872 lorsque Marx aura assuré son emprise sur le Conseil général de Londres. Les différentes sections, souplement fédérées, n’ont en commun que quelques principes « de base », hors desquels la liberté d’opinion et d’action est de règle. Au congrès de Bâle, en septembre 1869, un accord s’est fait sur la collectivisation (non l’étatisation !) des moyens de production ; mais déjà une première scission se dessine entre les anarchistes, ou socialistes libertaires, entraînés par Bakounine (ce sont en majorité des Français, des Belges, des Suisses, des Espagnols) et les communistes autoritaires (Allemands, Anglais, Suisses allemands) regroupés autour de Marx.
C’est à la lumière de ces quelques données – trop schématiquement exposées – qu’il convient de juger la Révolution de 1871. Divisée entre une minorité relativement cohérente et une majorité passablement hétéroclite, la Commune ne réussit à se diriger qu’en biaisant vers un but qui n’était clair que pour les communeux les plus lucides, la plupart des Internationaux ; ceux-ci imprimèrent une marque originale à ces soixante-douze jours d’un printemps d’espoir, qui, sans eux, n’aurait été probablement qu’une grande et tragique kermesse ou une triste caricature de 1792.

Un antiétatisme fondamental

Que les Internationaux français aient été en majeure partie des disciples de Proudhon et, surtout parmi les jeunes, de Bakounine, c’est une réalité que même les historiens marxistes ne peuvent nier, bien qu’ils en tirent en général des commentaires plutôt défavorables. Cette influence, jointe à l’instinct libertaire du peuple parisien, a donné à la Révolution de 1871 son caractère fondamentalement anti-étatiste.
Sur ce point, pas de division, une profonde unanimité. À l’antiétatisme doctrinal des proudhoniens et passionnel, presque viscéral, des bakouniniens, répond dans la majorité celui, plus tactique et conjoncturel, des blanquistes et des jacobins. Pour les uns, la liquidation de l’État et l’instauration de la Commune sont le fondement de la création d’une nouvelle société, non hiérarchique, antiautoritaire, supprimant les distinctions entre les classes et entre gouvernants et gouvernés ; pour les autres, un moyen d’opposer le Paris républicain à une Assemblée réactionnaire et rurale. L’unanimité anti-étatiste est donc équivoque, et cette équivoque n’a cessé de peser sur la nature même de la Commune : les fédéralistes voient en elle la municipalité parisienne révolutionnaire enfin libre et maîtresse de son destin, prête à conclure avec les autres communes libérées un nouveau « contrat national » ; les jacobins veulent en faire face à l’antirépublicanisme et au défaitisme des Versaillais, le noyau d’un gouvernement révolutionnaire de la France, résurgence de la Commune de 1792-1793. Mais le courant anti-étatiste et l’aspiration à l’autonomie communale sont tellement forts que blanquistes et jacobins, plus ou moins contraints, s’y rallient ; de l’ambiguïté de cette situation, les socialistes révolutionnaires sauront tirer parti.

Dans sa Déclaration au peuple français du 19 avril – adoptée à l’unanimité moins une voix ! – par laquelle la Commune explique son programme et justifie son action, pas une seule fois ne figure le mot État. Au jugement de Karl Marx :
« L’antagonisme de la Commune et du pouvoir d’État a été pris à tort pour une forme excessive de la vieille lutte contre la surcentralisation », la Déclaration réplique :
« L’unité, telle qu’elle nous a été imposée jusqu’à ce jour par l’Empire, la monarchie et le parlementarisme, n’est que la centralisation despotique inintelligente ; arbitraire ou onéreuse.
L’unité politique, telle que la veut Paris, c’est l’association volontaire de toutes les initiatives locales, le concours spontané et libre de toutes les énergies individuelles en vue d’un but commun, le bien-être et la sécurité de tous.
La Révolution communale (...), c’est la fin du vieux monde gouvernemental et clérical, du militarisme, du fonctionnarisme, de l’exploitation, de l’agiotage, des monopoles, des privilèges auxquels le prolétariat doit son servage, la Patrie ses malheurs et ses désastres1. »
Cette révolution anti-étatiste, anticapitaliste et communale est proche de celle que Bakounine, après Proudhon, appelait de ses vœux quand il écrivait (en 1865) que : « L’avènement de la liberté est incompatible avec l’existence des États » et qu’il défroissait ainsi l’objet de la « révolution démocratique et sociale » :
« Politiquement : c’est (…) l’émancipation complète des individus et des associations du joug de l’autorité divine et humaine : c’est la destruction absolue de toutes les unions et agglomérations forcées des communes dans les provinces, des provinces et des pays conquis dans l’État. Enfin, c’est la dissolution radicale de l’État centraliste, tutélaire, autoritaire, avec toutes les institutions militaires, bureaucratiques, gouvernementales, administratives, judiciaires et civiles. C’est en un mot la liberté rendue à tout le monde, aux individus, comme à tous les corps collectifs, associations, communes, provinces, régions et nations, et la garantie mutuelle de cette liberté par la fédération.
« Socialement : c’est la confirmation de l’égalité politique par l’égalité économique (...)2. »
C’est bien cette « union de l’ordre et de l’anarchie », expression selon Proudhon de « la plus haute perfection de la société » que le programme de la Commune commençait d’ébaucher.

La commune souveraine

« Jusqu’ici, nous n’étions qu’une foule, nous serons enfin une cité », proclame en octobre 1870 le Comité central des vingt arrondissements en faisant allusion à la Commune dont il réclame la constitution. Paroles admirables de gens simples qui ont eu de la déstructuration de la société par l’État une connaissance toute intuitive mais profonde.
À cette société décomposée, la Commune entend opposer une structure « solidarisante » et non contraignante, fédération de groupements de toute nature, permettant à l’homme de s’insérer dans des collectivités librement constituées, où il puisse retrouver et manifester en permanence initiative et responsabilité et exercer la plénitude de ses droits politiques et sociaux.
« Le principe d’autorité et de centralisation étant convaincu d’impuissance, ajoutait le Comité central, nous n’avons plus d’espoir que dans l’énergie patriotique des communes de France, devenant par la force même des choses, libres, autonomes et souveraines3. »
Libre, autonome, souveraine, telle apparaît la commune, base de la société fédéralisée, dans le programme du 19 avril. De son « autonomie absolue » – qui n’a « pour limites que le droit d’autonomie égal » des autres communes – découlent des droits importants : la Commune vote le budget ; fixe et répartit l’impôt ; organise sa magistrature, sa police et l’enseignement ; administre les biens communaux ; garantit les libertés individuelles ; assure le libre exercice du droit de réunion ; etc. Tous les magistrats et fonctionnaires communaux, choisis par élection ou concours, sont responsables et justifiables d’un droit permanent de contrôle et de révocation.
Que demandaient d’autre Proudhon et Bakounine ?
Du premier, citons ce passage de La Capacité politique des classes ouvrières (1865) :
« La commune comme l’homme, comme la famille, comme toute individualité et toute collectivité intelligente, morale et libre, est un être souverain. En cette qualité la commune a le droit de se gouverner elle-même, de s’administrer, de s’imposer des taxes, de disposer de ses propriétés et de ses revenus, de faire sa police, d’avoir sa gendarmerie et sa garde civique ; de nommer ses juges, d’avoir ses journaux, ses réunions, ses sociétés particulières (...)4. »
Et de Bakounine, ce texte extrait du Catéchisme révolutionnaire, écrit aussi en 1865 :
« La base de toute organisation politique d’un pays doit être la commune, absolument autonome, représentée toujours par la majorité des suffrages de tous les habitants hommes et femmes à titre égal, majeurs. Aucun pouvoir n’a le droit de se mêler dans sa vie, dans ses actes et dans son administration intérieure. Elle nomme et destitue par élection tous les fonctionnaires : administrateurs, et juges, et administre sans contrôle les biens communaux et ses finances. Chaque commune aura le droit incontestable de créer indépendamment de toute sanction supérieure sa propre législation et sa propre constitution5. »
Que réclament d’autre, aujourd’hui, les fédéralistes ?

Vers la république universelle

Autonomie communale ne veut pas dire indépendance, et ce n’est pas à une société atomisée de petites « républiques indépendantes » à la « destruction de l’unité française » que prétend aboutir le projet de la Commune, mais à une nouvelle unité fondée sur l’association des communes libérées ; plus de gouvernement national, mais une « administration centrale, délégation des communes fédérées », en application du système fédératif défini par Proudhon et dont la loi fondamentale est que « dans la fédération, les attributs de l’autorité centrale se spécialisent et se restreignent, diminuent de nombre, d’immédiateté, et (...) d’intensité6 ».
Un point toutefois sépare le programme des révolutionnaires de 1871 des conceptions de Bakounine : craignant que la commune ne soit trop faible pour résister à une pression centralisatrice inévitable - et que connaissent bien tous les États fédéraux, - celui-ci considérait comme indispensable la création entre les communes et cette « administration centrale », d’« au moins un intermédiaire autonome : le département, la région ou la province ».
Cette structure fédérale, partant de la commune ne saurait s’arrêter aux frontières d’un pays ; pour réussir, la révolution doit être universelle ; commentant l’expérience de la Commune, Bakounine voyait la future organisation sociale, se faisant « de bas en haut, par la libre association ou fédération des travailleurs, dans les associations d’abord, puis dans les communes, dans les régions, dans les nations et, finalement, dans une grande fédération internationale et universelle7 ». La « république universelle » la Commune aussi l’appela de ses vœux ; on l’accusa d’être « patriotarde », elle fut tout au plus patriote, mais non nationaliste. Les membres de l’Internationale en tout cas avaient trop le sens de l’unité de la lutte d’émancipation de tous les prolétaires, par-dessus les frontières artificielles des États, pour assimiler le combat contre les forces réactionnaires de la Prusse à une guerre entre Allemands et Français. Dès le 4 septembre, le conseil fédéral des sections parisiennes de l’Internationale, dans son Adresse au peuple allemand, proclamait :
« Oublions les crimes militaires que les despotes nous ont fait commettre les uns contre les autres.
Proclamons : la Liberté, l’Égalité, la Fraternité des peuples. Par notre alliance, fondons les États-Unis D’EUROPE8. »

La politique sociale de la Commune

La commune libérée, nous l’avons vu, n’est pas une collectivité strictement politique, mais avant tout une fédération d’associations de travailleurs ; son objectif est de mettre un terme à l’exploitation, aux monopoles, aux privilèges et de réaliser enfin l’émancipation du prolétariat. Comme le soulignait Lefrançais, l’idée communaliste impliquait la « suppression du pouvoir dans l’ordre politique » et « la suppression du salariat dans l’ordre économique ».
On a reproché cependant à la Commune de s’être voulue une révolution sociale et de n’avoir guère défini son programme ; quant aux décisions prises, elles seraient rares et par trop incohérentes. Socialiste, la Commune l’aurait été surtout en paroles et bien peu en actes. Ce jugement nous paraît devoir être nuancé.
Notons tout d’abord que si son projet politique rencontra facilement l’unanimité - une unanimité non dénuée d’équivoques, nous l’avons vu, - le projet social de la Commune fut trop souvent victime de l’opposition entre la majorité, qui prétendait s’occuper d’abord des problèmes politiques et municipaux, et la minorité réellement socialiste.
Passant sur les quelques décrets sociaux, au sens restreint du terme, que tout le monde connaît : abolition du travail de nuit des ouvriers boulangers, suppression des amendes et retenues sur les salaires, réorganisation des bureaux de placement, réforme du Mont-de-piété..., nous essayerons de nous attacher, là encore, davantage aux intentions proclamées ou sous-jacentes qu’à des réalisations forcément parcellaires, et à montrer leur cohérence et leur convergence avec le programme socialiste révolutionnaire de Proudhon et de Bakounine.
Sociale, la Révolution de 1871 l’a été, si l’on prend ce mot dans son sens le plus large. Son ambition n’était-elle pas de provoquer « un changement radical des rapports sociaux » ? (« L’égalité sociale. Plus de patronat, plus de prolétariat, plus de classes », exigeaient les comités de vigilance en février 1871. « Nous ne voulons plus d’aliénations, plus de monarchie, plus de ces exploiteurs ni oppresseurs de toutes sortes... », proclamait de son côté, lors de son assemblée du 10 mars, la Fédération de la Garde nationale.). Dans sa grande majorité, le peuple de Paris était socialiste, mais « beaucoup plus d’instinct que d’idée ou de conviction réfléchie », comme le notait Bakounine ; pour lui le socialisme n’est pas encore un système, c’est pour reprendre l’expression de Proudhon, « tout simplement une protestation », ou encore : « l’affranchissement du prolétariat et l’extinction de la misère, c’est-à-dire l’égalité effective des conditions parmi les hommes ».

L’usine à l’ouvrier

C’est sur ce socialisme diffus qu’a pu s’appuyer la Commune, mais aussi sur les œuvres théoriques de Proudhon, et sur l’expérience des sociétés ouvrières qui se sont grandement développées à la fin du Second Empire sous l’impulsion de l’Association internationale des travailleurs. Remarquable organisateur de ces sociétés, militant de l’Internationale, disciple de Bakounine, Eugène Varlin écrivait, un an avant la Commune :
« À moins de vouloir tout ramener à un état centralisateur et autoritaire qui nommerait les directeurs d’usine, de manufactures, lesquels nommeraient à leur tour les sous-directeurs, contremaîtres, etc., et d’arriver ainsi à une organisation hiérarchique de haut en bas du travail, dans laquelle le travailleur ne serait plus qu’un engrenage inconscient, sans liberté ni initiative, à moins de cela, nous sommes forcés d’admettre que les travailleurs eux-mêmes doivent avoir la libre disposition, la possession de leurs instruments de travail9. »
À quoi, fait écho Bakounine :
« Je suis un partisan convaincu de l’égalité économique et sociale, parce que je sais qu’en dehors de cette égalité, la liberté, la justice, la dignité humaine, la moralité et le bien-être des individus aussi bien que la prospérité des nations ne seront jamais rien qu’autant de mensonges. Mais, partisan quand même de la liberté, cette condition première de l’humanité, je pense que l’égalité doit s’établir dans le monde par l’organisation spontanée du travail et de la propriété collective des associations productrices librement organisées et fédéralisées dans les communes, et par la fédération tout aussi spontanée des communes, mais non par l’action suprême et tutélaire de l’État10. »
À côté de ces textes, le programme de la Commune du 19 avril paraît assez flou :
« ... À la faveur de son autonomie, et profitant de sa liberté d’action. Paris se réserve d’opérer comme il l’entendra chez lui, les réformes administratives et économiques que réclame sa population, de créer des institutions propres à développer et propager l’instruction, la production, l’échange et le crédit, à universaliser le pouvoir, et la propriété, suivant les nécessités du moment, le vœu des intéressés et les données fournies par l’expérience11. »
N’oublions par cependant qu’il s’agit-là d’une déclaration adoptée à l’unanimité moins une voix et que cette unanimité aurait été difficile à obtenir sur une rédaction plus explicite. Néanmoins, au travers d’autres textes, émanant notamment de la commission du travail et de l’échange (composée en majeure partie de jeunes ouvriers militants de l’Internationale et animée par Frankel), comme dans certains décrets, se précisent - encore en pointillés, certes, mais sans équivoque - les lignes de force de cet « ordre nouveau d’égalité, de solidarité et de liberté » qui doit être « le couronnement de la révolution communale que Paris a l’honneur d’avoir inaugurée » :
« Pour (le peuple) la Commune n’est pas seulement l’autonomie administrative, mais encore et surtout l’affirmation du pouvoir souverain, du pouvoir législatif, c’est-à-dire le droit entier, absolu, pour le groupe communal de se donner ses propres lois, de créer son organisme politique comme un moyen pouvant réaliser le but même de la Révolution, à savoir l’affranchissement du travail, l’abolition des monopoles et des privilèges, de la bureaucratie, de la féodalité industrielle, agioteuse et capitaliste, la création enfin de l’ordre économique qui doit substituer l’accord des intérêts, la justice dans l’échange, aux conflits et aux désordres enfantés par l’ancien ordre social du laisser-faire et du laisser-passer12. »
Propriété collective des moyens de production par les associations de travailleurs, libre fédération de ces associations entre elles pour organiser le crédit et l’échange, organisation, en dehors de l’État, de la puissance sociale des masses ouvrières, tel est le type de société socialiste qu’ont ébauché les communeux et qui se situe dans le droit fil des théories de Proudhon et de Bakounine. Si l’on descend au niveau des quelques décrets pris à l’instigation de la commission du travail et de l’échange, nous retrouvons ce même souci - dénué de tout esprit doctrinaire - d’« autogestion » : dans les ateliers « communalisés », le délégué à la direction et les chefs d’ateliers sont nommés par les ouvriers et sont révocables ; pour favoriser le développement des institutions de solidarité ouvrières, les administrations publiques et les mairies sont invitées à accorder une priorité pour leurs achats aux « associations de producteurs » qui se créent dans les différentes branches d’activité...
Reprocher à la Commune de n’avoir pu davantage préciser son programme et surtout mieux l’appliquer, quand on sait que ses neuf semaines d’existence ont été dominées par une guerre impitoyable et des problèmes de subsistance criants, et que seule une minorité était consciente du fait que la révolution ne pouvait réussir que si elle était en même temps une révolution politique et sociale, est un peu léger.

Un mouvement spontané

L’intérêt que nous portons à la Commune serait faible si elle n’avait été réellement, profondément une révolution libertaire.
Elle fut tout d’abord, dans son déclenchement, l’œuvre spontanée du peuple parisien (un « mouvement spontané, mais nullement imprévu (...), né des entrailles même du siècle », notait Lissagaray). Si elle trouva l’appui d’une minorité agissante, elle ne fut menée ni faite à son profit par aucune minorité dirigeante. Même sur sa fin, quand elle se lança dans cette expérience, plus proclamatoire que réelle, de comité de salut public, elle répugna à toute direction, à toute dictature, faisant inlassablement confiance à l’initiative et au contrôle populaires. « Issue de l’anarchie, elle a vécu et s’est soutenue par l’anarchie. »
La Commune n’eut pas de chef, on le lui a assez reproché. Si sur le plan militaire cette situation eut peut-être des conséquences fâcheuses, comment ne pas se féliciter en revanche qu’un mouvement révolutionnaire au moins n’ait pas prétendu instaurer la liberté par d’autres moyens que la liberté ?
Révolution profondément libertaire, parce qu’elle fut l’œuvre du peuple et non de doctrinaires et qu’après le despotisme de l’Empire, le peuple aspirait à la liberté ; parce que, parmi les hommes dont elle fit ses mandataires au conseil communal, figuraient quelques socialistes révolutionnaires authentiques, qui ont lutté sans faiblesse contre les tendances à l’autoritarisme des blanquistes et des jacobins (« Je ne comprends pas, s’écriait Arnould, que des hommes qui ont passé toute leur vie à combattre les errements du despotisme, je ne comprends pas, dis-je, que ces mêmes hommes, quand ils sont au pouvoir, s’empressent de tomber dans les même fautes13. ») ; parce qu’enfin le mouvement ouvrier, influencé à ses débuts par Proudhon, s’est constitué selon des principes essentiellement fédéralistes.
Depuis septembre 1870, se sont créés spontanément, dans chaque quartier, presque dans chaque rue, des comités de vigilance, des clubs, des associations de solidarité. Devant la nécessité de coordonner leurs efforts, toutes ces organisations se donnent naturellement – serions-nous tentés de dire, – à l’instar de la Garde nationale, une structure fédérale, laissant la plus grande autonomie à la base qui élit directement, de proche en poche, ses mandataires aux échelons supérieurs. La méfiance pour tout ordre hiérarchique et pour ce qui ressemble de près ou de loin à un appareil de type étatique et bureaucratique est grande et générale parmi les ouvriers. (« L’Internationale, déclarait un militant au cours des procès de 1870, est la première association, qui se soit débarrassée du vieil esprit d’autorité, qui jusque-là (...) était resté dominant dans toutes les organisations et dans tous les partis14. »). Si, comme nous l’avons vu, le peuple parisien était socialiste « d’instinct », on peut ajouter qu’il était également fédéraliste d’instinct, tant le fédéralisme apparaît comme la forme spontanée de sociabilité dès que vient à disparaître ou à se relâcher le carcan de l’État.
Par sa spontanéité, la Révolution de 1871 a plus d’un trait commun avec la « Commune étudiante » de 1968. Ne poussons pas trop loin l’analogie, car des différences profondes séparent ces deux événements, mais tout autant que mai 1968, les mois qui ont précédé la proclamation de la Commune furent une véritable « prise de la parole » par un peuple trop longtemps muselé : liberté d’expression, liberté de la presse, droit de réunion et d’association furent les premières et plus constantes des revendications populaires ; pendant quelques mois, ce fut à une prodigieuse débauche de paroles et d’écrits que furent conviés les Parisiens. (On a dit et on répète que la Commune fut composée d’incorrigibles bavards, ce n’est peut-être pas faux, mais nous attendons que l’on vienne nous prouver que son conseil fut plus « discoureur » que n’importe quelle autre assemblée…). Que ce « désordre » puisse irriter les autoritaires de tous bords, cela se comprend ; c’est pourtant de « cette anarchie, c’est-à-dire de la manifestation complète de la vie populaire déchaînée, (que) doit sortir la liberté, l’égalité, la justice, l’ordre nouveau, et la force même de la Révolution contre la réaction15. »

La révolution n’est l’œuvre de personne

Parlant de ses amis de l’Internationale – notamment de Varlin – et de leur participation à la Commune, Bakounine notait avec une grande justesse :
« Ils avaient (...) cette conviction que dans la Révolution sociale, diamétralement opposée, dans ceci comme dans tout le reste, à la Révolution politique, l’action des individus était presque nulle et l’action spontanée des masses devait être tout. Tout ce que les individus peuvent faire, c’est d’élaborer, d’éclaircir et de propager les idées correspondant à l’instinct populaire, et de plus, c’est de contribuer par leurs efforts incessants à l’organisation révolutionnaire de la puissance naturelle des masses, mais rien au-delà ; et tout le reste ne doit et ne peut se faire que par le peuple lui-même.
Autrement on aboutirait à la dictature politique, c’est-à-dire à la reconstitution de l’État, des privilèges, des inégalités, de toutes les oppressions de l’État, et on arriverait par une voie détournée mais logique au rétablissement de l’esclavage politique, social, économique des masses populaires.
Varlin et tous ses amis, comme tous les socialistes sincères, et en général comme tous les travailleurs nés et élevés dans le peuple, partageaient au plus haut degré cette prévention parfaitement légitime contre l’initiative continue des mêmes individus, contre la domination exercée par des individualités supérieures : et, comme ils étaient justes avant tout, ils tournaient aussi bien cette prévention, cette défiance contre eux-mêmes que contre toutes les autres personnes16. »
Que l’on veuille bien excuser cette longue citation – et celles qui vont suivre, – mais tout le développement consacré par Bakoukine à La Commune de Paris et la notion de l’État mériterait d’être cité in extenso tant il contient de vues pénétrantes...
Rester en contact permanent avec les masses, ne pas faire œuvre de doctrinaires mais d’« hommes pratiques », consulter les intéressés avant de promulguer toute réforme les concernant, être le plus possible à l’écoute des revendications populaires, tel a été le souci constant des meilleurs communeux. C’est par exemple, la commission du travail et de l’échange qui définissait ainsi sa mission :
« Conformément aux vrais principes démocratiques, qui exigent que les citoyens soient appelés directement à régler leurs intérêts, la commission a le devoir absolu de faciliter aux intéressés tous les moyens de grouper les éléments à l’aide desquels se pourront préparer les projets de décret dont elle proposera l’adoption à la Commune, de façon qu’ils soient toujours la réelle expression des intérêts professionnels, préalablement débattus par ceux dont les décrets seront l’objet17. »
Maint autre texte pourrait être cité.
Le respect, non seulement proclamé mais réel, de la « souveraineté du peuple » animait des hommes comme Varlin et la plupart des socialistes révolutionnaires. Ce n’était pas chez eux un scrupule de « démocrates légalistes », mais la conviction que les révolutions « se préparent longtemps dans la profondeur de la conscience instinctive des masses
Populaires » (Bakounine) et qu’il fallait « rendre au peuple sa fécondité initiatrice » (Proudhon) en subordonnant le pouvoir à ses volontés.

Point de gouvernement

Anarchiste dans ses principes, la Commune le fut dans ses institutions. Dans son fédéralisme instinctif, le peuple parisien rejoignait tout naturellement les préceptes de Proudhon et de Bakounine qui, hostiles à toute forme de parlementarisme et de démocratie libérale, réclamaient le mandat impératif, le contrôle permanent et la révocabilité des mandataires.
Le conseil de la Commune fut à la fois un organisme délibérant et législatif, et un exécutif, celui-ci étant composé des délégués des neuf commissions responsables de l’administration des principaux départements ou services publics. Ce fut un « gouvernement » collégial sans maire ; une assemblée, sans président.
Qu’on nous permette encore de citer à ce propos un texte prophétique de Bakounine (il date de 1868) qui montre à nouveau à quel point la Commune de 1871 fut la fille du grand révolutionnaire anarchiste : « Après avoir détruit l’État autoritaire et tutélaire », la capitale insurgée s’organise en « commune révolutionnaire », « alliance fédérative de toutes les associations ouvrières » ; à la tête de ces communes, un conseil formé par « délégation d’un ou de deux députés par chaque barricade, un par rue ou par quartier, députés investis de mandats impératifs, toujours responsables et toujours révocables. Le Conseil communal ainsi organisé pourra choisir dans son sein des comités exécutifs, séparés pour chaque branche de l’administration révolutionnaire de la Commune18 ».
La volonté de la Commune fut de diviser et de répartir le pouvoir, non de le concentrer :
« ... Le mouvement communaliste, soulignait le socialiste révolutionnaire Lefrançais, devait avoir pour objectif incessant de remettre aux citoyens eux-mêmes, au moyen de leurs assemblées de quartiers, le soin de régler leurs intérêts collectifs et locaux, et (...) l’administration centrale ne devait être que la coordinatrice et l’exécutrice des décisions prises dans les réunions locales (...)19. »

Contre la dictature du prolétariat

La tentation de la dictature pour tout mouvement révolutionnaire ayant à faire face à la réaction et à la guerre étant forte, l’on ne peut qu’admirer que la Commune de Paris, sans en avoir été à l’abri, n’y ait pas succombé. Quand il fut question, sur l’instigation du blanquiste Miot, de créer un comité de salut public doté de pouvoirs étendus – il en eut en fait fort peu et ne fut guère dictatorial, – dix-sept socialistes s’y opposèrent en faisant valoir que « cette institution serait en opposition formelle avec les aspirations de la masse électorale, dont la Commune est la représentation » et que « toute dictature par la Commune serait de la part de celle-ci une véritable usurpation de la souveraineté du peuple20 ».
Avec une prescience remarquable, Proudhon avait déjà répudié en 1848 cette « démocratie compacte, fondée en apparence sur la dictature des masses, mais où les masses n’ont de pouvoir que ce qu’il faut pour assurer la servitude universelle ». Et Bakounine, de son côté, commençant à combattre la tendance autoritaire et étatiste des « marxiens » dans l’Internationale, déclarait, vingt ans plus tard :
« Nous sommes les ennemis naturels de ces révolutionnaires, futurs dictateurs, qui, avant même que les États monarchiques, aristocratiques, et bourgeois actuels, soient détruits, rêvent déjà la création d’États révolutionnaires nouveaux, tout aussi centralisateurs et plus despotiques que les États qui existent aujourd’hui21. »
Aux marxistes qui rétorquent que cette dictature ne doit être que provisoire, Bakounine répliquait :
« Nous n’admettons pas, même comme transition révolutionnaire, ni les Conventions nationales, ni les Assemblées constituantes, ni les gouvernements provisoires, ni les dictatures soi-disant révolutionnaires 22. »
« Selon (les marxistes), ce joug étatique, cette dictature est une phase de transition nécessaire pour arriver à l’émancipation totale du peuple : l’anarchie ou la liberté étant le but, l’État ou la dictature le moyen. Ainsi donc pour affranchir les masses populaires, on devrait commencer par les asservir23. »
C’est ce dont a su se garder la Commune ; pour elle, comme pour Bakounine, « la liberté ne peut être créée que par la liberté », En cela elle fut exemplaire.

Actualité de la Commune

Au terme de cet article, – truffé, nous en sommes conscients, de trop nombreuses citations – nous voudrions conclure sur quelques réflexions et répondre d’avance à certaines critiques.
Tout d’abord, l’on ne manquera pas de nous reprocher d’avoir privilégié une tendance et d’avoir mis l’accent plus sur des intentions, des orientations, voire de simples velléités, que sur des faits, des réalisations ou des actes... Nous avons en effet pensé que juger un mouvement révolutionnaire de dix semaines sur des mesures nécessairement fragmentaires et non sur un projet n’avait qu’un intérêt secondaire ; c’est ce projet que nous avons tenté de mettre en lumière, et il nous est apparu – en dépit de ses lacunes – beaucoup plus cohérent qu’à bien des commentateurs.
Les fédéralistes eux-mêmes ont souvent tendance à minimiser la portée de la Révolution de 1871 en ne voulant y voir qu’une révolution communaliste et décentralisatrice. Sans avoir, du moins, nous l’espérons, sollicité les textes, nous y avons vu au contraire ce que les communeux les plus conscients ont voulu qu’elle fût : une « révolution sociale » et libertaire ou, si l’on préfère, l’esquisse d’une révolution fédéraliste intégrale - dans un monde qui, ne l’oublions pas, n’est pas le nôtre, mais celui du XIXe siècle. Qu’elle ait échoué est grave et appelle la réflexion ; mais que son échec emporte sa condamnation, nous ne le croyons pas. Que la Commune puisse servir d’exemple, nous ne le pensons pas davantage : l’Histoire ne se répète pas et, encore une fois, 1971 est très loin de 1871 ; néanmoins, à défaut d’un modèle, nous sommes persuadés que les fédéralistes – et d’autres... – pourraient y puiser un enseignement.

***

Cent ans ont passé. La tutelle de l’État s’est resserrée sur Paris. La méfiance et l’hostilité de la bourgeoisie pour le prolétariat n’ont pas désarmé : amorcée par Haussmann, l’expulsion méthodique des travailleurs de leur ville se poursuit. Qu’importe que les ouvriers refoulés et dispersés dans de lointaines banlieues aient quatre heures de transport quotidien – et quels transports ! – ce qui fait que pour la plupart d’entre eux la journée de travail est sensiblement ce qu’elle était au XIXe siècle : de 11 à 12 heures. La grande peur n’est pas encore conjurée, et Paris ne sera tranquille que lorsque la ville toute entière aura été livrée aux banques, aux spéculateurs immobiliers, à la bourgeoisie d’affaire et à ses loisirs.
L’ironie du sort veut que ce centième anniversaire de la Commune coïncide avec les élections municipales. Quelques partis invoquent du bout des lèvres la Révolution de 1871, mais quel est celui qui oserait revendiquer, à défaut du programme révolutionnaire de la Commune, l’inspiration libertaire et fédéraliste qui l’anima ?

NOTES DE FIN

  • 6 - Journal officiel de la République française, 20 avril 1871.
  • 7 - Texte dans Daniel Guérin, Ni Dieu ni maître, Paris, « Petite Collection Maspero », Maspero, 1970, t., I, p. 205.
  • 8 - Cité dans Jean Dautry et Lucien Scheler, Le Comité central républicain des vingt arrondissements, Paris, Éditions sociales, 1960, p. 85.
  • 9 - P.-J. Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1924, p. 281.
  • 10 - Texte dans D. Guérin, op. cit., p. 189.
  • 11 - P.-J. Proudhon, Du principe fédératif, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1959, p. 321.
  • 12 - M. Bakounine, Œuvres, Paris, Stock, 1895-1913, t. IV, p. 263.
  • 13 - Cité dans Jacques Rougerie, Paris libre 1871, Paris, Seuil, 1971, p. 32.
  • 14 - Cité dans J. Rougerie, op. cit., p. 22
  • 15 - M. Bakounine, Œuvres, t. IV, p. 250.
  • 16 - Journal officiel de la République française, 20 avril 1871.
  • 17 - « Projet d’organisation pour le travail des femmes », de la main de l’International, G. Bertin, cité dans J. Rougerie, op. cit., p. 175.
  • 18 - Les 31 séances officielles de la Commune de Paris, Paris, E. Lachaud, 1871 : réimpression en facsimilé, Paris, Maspero, 1970, 81 p.
  • 19 - Cité dans Maurice Choury, La Commune au cœur de Paris, Paris, Les Éditions sociales, 1967, p. 41.
  • 20 - M. Bakounine, texte dans D. Guérin, op. cit., t. I, p. 220.
  • 21 - M. Bakounine, Œuvres, t. IV, p. 260.
  • 22 - G. Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste à Paris en 1871, Neuchâtel, G. Guillaume et fils, 1871.
  • 23 - Bakounine, texte dans D. Guérin, op. cit., t. I, p. 221.
  • 24 - G. Lefrançais, op. cit., p. 213.
  • 25 - Les 31 séances officielles…, op. cit., p. 141.
  • 26 - M. Bakounine, texte dans M. Guérin, op. cit., t. 1, p. 218.
  • 27 - Lettre au journal La Liberté de Bruxelles, 5 octobre 1872, Œuvres, t. IV.
  • 28 - Archives Bakounine, t. III, Étatisme et anarchie, Leyde, E. J. Brill, 1966.