À propos d’un livre de Lucio Levi

, par Michel Herland

Voici un livre que tous les fédéralistes devront avoir dans leur bibliothèque. Sans viser un caractère encyclopédique, il égrène les principales étapes de l’édification d’un corpus depuis The Federalist Papers (1787-1788), puis – pour ne citer que les auteurs les plus marquants – les Girondins, Saint-Simon (1814), Kant (1795), Proudhon (1863), Trotsky (1914), Einaudi (1918), Spinelli (1941), Marc (1948), Albertini (1963, 1999), Friedrich (1968), Elazar (1991) et quelques autres. Tous les fédéralistes « d’instinct » trouveront dans ce livre largement de quoi conforter leur engagement. Ce qui n’empêche pas certaines observations à propos de quelques points.
« Théorie », comme nous indique le titre, ou « idéologie » fédéraliste ? Faut-il préciser que le mot « idéologie » n’est pas en soi péjoratif ? Sans l’idéologie des Lumières, sans le travail de sape qu’elle a accompli dans les esprits (tous les hommes sont égaux en droit) nous serions encore roturiers (ou plus rarement nobles), voire esclaves (ou maîtres) par la fatalité de la naissance. Le projet d’une fédération européenne, de même que le projet de fédération mondiale sont, comme les Lumières, des idéaux capables de mobiliser les esprits dans le bon sens. Qui dirait le contraire ? En tout état de cause, cette remarque portant sur le titre du livre ne vise en rien L. Levi qui ne nie pour sa part en aucune façon que le fédéralisme comme doctrine soit une idéologie (eg p. 222). On fera plutôt le reproche aux traducteurs d’avoir trahi le sens du titre original, Il pensiero federalista. D’autant qu’il est assez peu question de théorie dans le livre. Par exemple, on y chercherait en vain un chapitre consacré à la présentation ordonnée des principes – autonomie, participation, égalité des composantes – à la base de toute fédération bien organisée.

Matérialisme historique

Les fédéralistes croient qu’il existe une raison dans l’histoire. De même, pour simplifier, que la révolution industrielle aurait imposé l’apparition des États-nations, la mondialisation imposerait la constitution d’entités supranationales et à terme des États-Unis du monde. On reconnaîtra néanmoins que cette vision directement inspirée par le matérialisme historique (Levi, pp. 104, 117, 165, 219) n’est en rien une démonstration : la Suisse, championne de la révolution industrielle, n’a pas eu besoin de passer par le stade de l’État-nation. Quant à la mondialisation, il est un fait qu’elle réclame une gouvernance mondiale, ne serait-ce qu’en vertu de l’urgence écologique, mais rien ne permet d’être certain que la logique triomphera et que le monde, aujourd’hui largement ouvert, ne redeviendra pas la juxtaposition de territoires balkanisés.

Le fédéralisme et la paix

Autre élément de l’idéologie fédéraliste : le fédéralisme est vecteur de paix (voir le Projet de paix perpétuelle de Kant) ou au minimum – variante – il existe une relation dialectique entre le fédéralisme et la paix (Levi p. 221). Il est vrai que les fédérations ignorent les guerres intestines, du moins les fédérations démocratiques (ce qui n’était pas le cas de la Yougoslavie et de l’URSS qui ont commencé à se déchirer avec la fin de la dictature). Il est vrai également que le désir d’échapper au retour des guerres traumatisantes peut-être une motivation pour « renoncer à la liberté sauvage », (Kant in Levi, p. 61) et se fédérer. La fédération peut donc naître d’un désir de paix et c’est bien pourquoi tant d’Européens ont pu espérer l’avènement rapide d’une fédération européenne au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Mais la création d’une fédération peut tout aussi bien obéir non pas exactement au désir contraire mais à une volonté de puissance. Et c’est bien ce qui fonde l’envie de « plus d’Europe » aujourd’hui chez de nombreux Européens. Face aux États-Unis qui nous imposent l’extraterritorialité de leur droit et leurs GAFAM, face à la Chine (et dans un moindre degré à la Russie) qui avancent cyniquement leurs pions sur l’échiquier mondial, face à la vague migratoire enfin, une majorité d’Européens, comme le prouvent les sondages successifs, sont désormais acquis à l’idée que l’UE doit impérativement s’affirmer comme une grande puissance mondiale. Le monde est en guerre, cette guerre est jusqu’ici principalement – mais pas uniquement – commerciale et seule une Europe fédérale « proactive », parlant d’une seule voix, sera en mesure de défendre ses intérêts, bref une Europe offensive au sens le plus général du terme. Dit autrement, les Européens attendent de l’UE qu’elle « se pose en s’opposant ». Beaucoup ont compris que la fédération en est la condition et que celle-ci ne sera probablement pas constituée de vingt-sept pays mais d’un groupe plus restreint décidé à aller de l’avant. Et les mêmes sont bien conscients – hélas – que tout ceci n’est pas pour demain.

Le fédéralisme et la justice

Une Europe-puissance, ce serait déjà bien mais de nombreux fédéralistes souhaitent davantage. Ils considèrent que leur combat ne trouvera tout son sens que si la future fédération permet d’instaurer une société fondée sur des valeurs. Plus précisément, d’après Mario Albertini (Nationalismo e federalismo, 1999), largement repris par Levi, il s’agit de « compléter (les apports des idéologies [libérale, démocratique et socialiste] et d’achever la liberté et l’égalité par la paix, pour laquelle seul le fédéralisme peut fournir le cadre moral, historique et institutionnel approprié » (Albertini in Levi, p. 223, n.s.).
On peut certes admettre qu’une fédération démocratique garantit la paix à l’intérieur de ses frontières. On peut également admettre l’existence d’un lien entre la doctrine ou la théorie fédéraliste et la création des fédérations. L’exemple de la première fédération digne de ce nom, les États-Unis d’Amérique, le prouve : sans les efforts d’Hamilton, Madison et Jay pour promouvoir un régime fédéral, la Convention de Philadelphie n’aurait certainement pas accouché d’une constitution qui demeure toujours un modèle.
Mais comment ne pas s’interroger sur la suite de la série causale proposée par Albertini : fédéralisme (→ fédération) → paix → liberté + égalité ? Et d’abord pourquoi le fédéralisme pourrait-il « seul » apporter la paix ? D’autres doctrines – le christianisme (avec l’amour du prochain), le libéralisme (avec le « doux commerce »), le socialisme (avec l’internationalisme prolétarien) – ont visé le même résultat ; aucune, là où elle s’est implantée, ne l’a durablement atteint. Elles avaient toutes pourtant a priori un « cadre moral, historique et institutionnel approprié ». Les fédéralistes peuvent-ils faire valoir que l’époque (la dimension historique) leur est plus favorable, que la mondialisation forcera les nations à s’entendre ? Il est vrai que la raison pousse dans ce sens plus fort aujourd’hui qu’hier (cf. supra). Cependant l’état actuel des relations internationales, les succès aussi bien stratégiques que commerciaux de la Chine dans sa marche vers l’hégémonie rendent plus probable l’avènement d’un empire sous sa domination qu’une fédération démocratique mondiale. S’il est impossible de prédire l’avenir, l’incapacité de l’UE à se transformer en une fédération digne de ce nom ne plaide pas en faveur de la deuxième hypothèse.
On s’étonnera peut-être de voir apparaître la morale dans la citation d’Albertini. On aurait tort. Sans ses prédicateurs prônant la morale chrétienne, le Vatican n’aurait pas étendu son règne sur la plus grande partie du monde. Sans l’individualisme libéral, le capitalisme n’aurait pas triomphé. Sans la foi dans la morale prolétarienne, l’empire soviétique n’aurait pas tenu aussi longtemps. Il est donc légitime de penser que le fédéralisme doit lui aussi s’appuyer sur une morale. Faire valoir auprès des Européens qu’ils ont besoin d’une fédération pour la paix s’avère en effet insuffisant : ils jouissent déjà de cette dernière depuis trois quarts de siècle. Par contre, parmi ces Européens – un grand nombre d’entre eux – n’approuvent pas le système économique et social. Et si certains restent enfermés dans un égoïsme catégoriel ou corporatif, d’autres ne se satisfont pas du tableau de la pauvreté à côté de l’abondance, du gaspillage des richesses, de la morgue des puissants. Ceux-là aspirent à plus d’équité. Souvent dégoûtés du jeu politique, ils ne se contenteraient pas d’une Europe-puissance, fût-t-elle démocratique.

Le fédéralisme intégral

Celui-ci fait l’objet dans le chapitre 7 du livre de Levi d’une section qui traite sous ce titre aussi bien du fédéralisme d’Alexandre Marc, du régionalisme de Guy Héraud ou de Robert Lafont que du communautarisme d’Adriano Olivetti. Un regroupement étonnant qui s’explique seulement si Levi entend par fédéralisme intégral tout ce qui n’est pas le fédéralisme hamiltonien (sur le modèle américain). En réalité, Alexandre Marc est le seul de ces penseurs qui ait défendu nommément un modèle fédéraliste « intégral ». Il a développé, avec d’autres, un projet de réforme globale (politique, économique et social) qui se donne pour but de donner un contenu concret à la liberté et l’égalité mentionnées par Albertini.
Levi reproche à Marc d’être en déphasage par rapport au « cours objectif de l’histoire ». Il lui manquerait, en d’autres termes, « de définir des objectifs compatibles avec les conditions historiques de notre temps » (p. 189). Des affirmations quelque peu contradictoires avec le constat qui les précède de peu suivant lequel le modèle de société défendu par les fédéralistes intégraux (version marciste) aurait « reçu récemment un intérêt croissant de différents observateurs » (p. 187).
Abstraction faite du jugement quelque peu à l’emporte-pièce de Levi sur le fédéralisme intégral, sa présentation (pp. 178-182 et 186-187) est fidèle mais sans doute trop courte pour les lecteurs qui ne sont pas déjà familiers avec la pensée d’Alexandre Marc. Ils trouveront dans nos articles parus dans les numéros 182 et 183 de Fédéchoses un exposé plus complet et pourront juger par eux-mêmes si ses propositions sont ou non en phase avec notre temps.

P.-S.

Lucio Levi, La théorie fédéraliste. Préface de J.-F. Billion. Trad. J. Montchamp et J.-L. Prevel, 2e éd. augmentée, revue par J.-F. Billion et P. Jouvenat avec l’auteur, Lyon, Presse fédéraliste, 2020, 281 p., 25 €.