Dettes publiques et fédéralisme : retour aux fondamentaux

, par Michel Devoluy

Articles et tribunes se succèdent : comment et quand rembourser les dettes publiques nées de la pandémie ? Ces questions ont des aspects techniques, mais elles soulèvent, avant tout, l’incontournable problème de fond : la zone euro est-elle viable sur le long terme sans union politique ?
Que faire de toutes ces nouvelles dettes publiques, soudaines et gigantesques, directement liées à la crise sanitaire ? Certes, nous ne sommes pas dans l’urgence. Ces engagements sont à très long terme et les taux d’intérêt sont pratiquement nuls. Bref, les remboursements sont lointains et la charge de la dette négligeable. Toutefois, les débats à venir prendront des tournures particulières du seul fait des spécificités de la zone euro. Le fédéralisme deviendra alors un sujet inévitable.

Rappel des règles

Le traité fondateur de l’Union économique et monétaire (UEM) avait bien anticipé les difficultés. Partager l’euro sans union politique est audacieux, notamment en période de crise. Un tel choix se conçoit s’il constitue le prélude à l’accomplissement d’une fédération. Mais demeurer, comme actuellement, à mi-chemin fragilise l’édifice. Depuis le début, la zone euro impose deux règles cardinales pour se protéger des dérives des finances publiques de certains États : encadrement strict des déficits et des dettes en pourcentages du PIB (les critères de Maastricht) et interdiction faite à la Banque centrale européenne (BCE) de prêter directement aux États. L’objectif est d’empêcher que les excès budgétaires de certains pousse l’inflation et les taux d’intérêt à la hausse sur l’ensemble de la zone.

Les points aveugles de la construction monétaire

En théorie, le choix d’une monnaie unique suppose certaines conditions réunies. Pour que la construction soit robuste, il faut que les systèmes économiques et sociaux des États participants soient assez homogènes, qu’ils partagent la même philosophie politique et qu’ils adhèrent à des objectifs communs pour le présent et le futur. Vouloir forger une convergence des systèmes économiques et sociaux en l’absence d’union politique est un défi. La zone euro n’échappe pas à cette réalité.
La création de la monnaie unique en 1999 s’est accomplie dans le contexte doctrinal des années 1990. Il paraissait alors suffisant, pour adopter l’euro, que les États éligibles remplissent des contraintes mesurables : des taux d’inflation et des taux d’intérêt convergents et des finances publiques soutenables. Ces critères quantitatifs étaient sans doute nécessaires, mais pas suffisants. Ils négligent les différences structurelles. Rien de surprenant car, à l’époque, les forces du marché apparaissaient les mieux appropriées pour stimuler la dynamique d’homogénéisation des économies nationales. De plus, les États se défiaient des mécanismes budgétaires de solidarité. Le laisser faire était devenu la norme. Mais concurrence, convergence et solidarité vont rarement ensemble.
Telle qu’elle a été conçue, si une crise survient, la zone euro tangue. Ce fut le cas après le choc financier de 2008. La crise sanitaire s’avère encore plus complexe. Des pas positifs ont certes été accomplis : relâchement (momentané) des normes budgétaires, emprunt commun de 750 milliards d’euros, politique d’assouplissement quantitatif menée par la BCE. Mais peut-on se contenter de toujours colmater des brèches dans l’urgence ?

Les solutions possibles

Après la crise du Covid, les économies prendront des trajectoires se situant probablement entre la continuité et des tentatives de construire « l’économie d’après ». Mais les dettes publiques seront toujours là et, qui plus est, dans un contexte où l’hétérogénéité des situations financières des États membres s’est accrue. Début 2021, la dette de la Grèce était, en pourcentage du PIB, autour de 200%, soit environ quatre fois plus élevée qu’aux Pays-Bas. Celle de l’Allemagne atteignait 70%. Pour la France ce taux tendait vers 120%.
Un point semble acquis. Faire défaut, donc ne pas honorer les engagements des États, ruinerait la crédibilité de la zone euro et ferait immédiatement bondir les taux d’intérêt. Mais comment rembourser ? Plusieurs solutions sont envisageables, elles pourraient se cumuler.
Réduire les dépenses sera mal accepté.
Lever plus d’impôts sera d’autant plus aisé que les économies affichent des croissances fortes et durables. C’est improbable. Créer de nouveaux impôts est toujours difficile. À moins que cela s’accompagne d’une amélioration visible de la justice fiscale. L’Europe aura ici un rôle à jouer en favorisant une convergence des systèmes d’imposition qui bannirait la concurrence fiscale entre les États.
Espérer une inflation soutenue afin de réduire la valeur réelle des dettes est une option périlleuse et délicate à maîtriser. Un tel choix serait d’ailleurs ouvertement combattu par certains États membres.
Effectuer de nouveaux emprunts pour faire « rouler » la dette (on emprunte pour rembourser) est séduisant, mais cela ne fera que différer le problème. Et rien ne garantit que les taux d’intérêt resteront longtemps aussi bas.
Demander à la BCE de financer les États au moyen d’avances non rémunérées revient à un emprunt perpétuel à taux d’intérêt nul. Cette solution, souvent appelée la « planche à billets », fait sens. À situation exceptionnelle, réponse exceptionnelle ! Mais les traités et les statuts de la BCE interdisent le financement monétaire des administrations publiques.

L’issue raisonnable : le fédéralisme

Les remboursements des dettes seront une épreuve de vérité pour la zone euro. Sans solidarité, les tensions risquent d’être disruptives. Pour éviter le pire, gageons que les politiques de désendettement recourront surtout à la création d’impôts européens et à l’émission de monnaie par la BCE. Or ces choix appellent le fédéralisme.
Des impôts européens permettraient de mutualiser le remboursement des dettes de l’UE (les 750 milliards) et de soutenir les États membres les plus endettés. Puisque la matière fiscale exige actuellement l’unanimité, seul le passage à une fédération permettrait de dépasser définitivement ce blocage.
Le recours au financement monétaire est souvent présenté comme tabou car inflationniste. Mais cette théorie est fragile. L’exemple de la zone euro est là pour rappeler que les prix peuvent rester stables malgré une hausse de la masse monétaire. En revanche, le financement monétaire est un excellent moyen pour s’extirper de situations budgétaires inextricables. Beaucoup de guerres furent en partie financées de cette manière. Pourquoi alors se priver de cette possibilité face à un choc sanitaire sans précédent ?
Le financement monétaire de l’État n’est ni magique, ni immoral. La planche à billets découle du monopole donné à chaque banque centrale d’émettre la monnaie légale sur son territoire. Ce privilège offre la capacité de dénouer une crise de surendettement en éliminant la partie insoutenable de la dette. En définitive, cette faculté bénéficie à l’ensemble des citoyens. Une surcharge d’impôts est évitée et rien ne permet d’accréditer l’idée qu’une hausse de l’inflation est inévitable (sauf en recourant à une analyse monétariste rudimentaire). Techniquement, la banque centrale crédite, à son passif, le compte courant de l’État. En contrepartie, la banque inscrit, à son actif, une créance sur l’État. Celui-ci peut alors actionner ce compte pour rembourser des emprunts libellés en euros. Autre aspect de ce privilège, la disparition de la dette de l’État vis-à-vis de sa banque centrale est possible par un jeu d’écritures (diminution d’un même montant des deux côtés du bilan de la banque centrale). Il s’agit là d’un choix politique. À titre d’exemple, une loi du 23 juillet 1993, a demandé à la Banque de France d’apurer jusqu’au 31 décembre 2003, sur une base annuelle, sa créance de 36,02 milliards de francs sur le Trésor public. Cette opération fut indolore et sans remous politiques.
Résumons. Une banque centrale ne se réduit pas à une institution financière neutre. Elle a des devoirs et des prérogatives ; elle est au service du bien commun ; Il est dans ses attributions d’aider son État et ses citoyens en cas de crise grave, y-compris en créant de la monnaie légale au profit de la collectivité. Mais la zone euro est privée de ce privilège par crainte de débordements ou d’abus des États membres. Tout cela provient du caractère singulier de l’UEM : une monnaie sans union politique, donc une monnaie sans fédéralisme.
Jusqu’ici, les États sont restés arc-boutés sur leurs souverainetés nationales. Mais ils en payent le prix fort en cas de crise grave. Lorsque l’immense question du remboursement des dettes publiques deviendra incontournable, il est vraisemblable que ces États choisiront de se tourner vers le fédéralisme plutôt que de s’abandonner aux désordres monétaires et politiques. La BCE deviendra alors une institution commune au service des États et des citoyens de la zone euro. Le budget fédéral ne sera plus soumis à la règle du véto. Et la BCE pourra directement participer au règlement du lancinant problème des dettes publiques nées de la crise sanitaire.