Intervention de Tuna Altinel – depuis Istanbul « Valeurs démocratiques, valeurs universelles »

, par Tuna Altinel

Le conseil municipal de Villeurbanne (PS-PCF-EÉLV) a fait l’universitaire turc Tuna Altinel enseignant depuis 25 ans à Lyon 1, retenu dans son pays depuis 2 ans citoyen d’honneur, le 22 février 2021. Poursuivi pour appartenance à une organisation terroriste puis pour propagande, l’enseignant chercheur de l’université Lyon 1 est bloqué en Turquie depuis avril 2019 où il passait quelques jours de vacances. Quelques semaines auparavant, il avait pris la parole lors d’une réunion d’information publique à Villeurbanne, organisée par une association d’amitiés kurdes. Arrêté un mois plus tard, emprisonné, avant de le juger. Tuna Altinel a été définitivement acquitté de ses accusations en juillet 2020. Le mathématicien n’en reste pas moins privé de sa liberté de circulation., car son passeport ne lui a pas été rendu. En octobre 2020, le maire (PS) de Villeurbanne a écrit au gouvernement turc, lui rappelant l’urgence et la nécessité de restituer son passeport à Tuna Altinel. Quatre mois plus tard, nouveau signe de fort de la commune : la citoyenneté d’honneur lui est accordée.

Avant de commencer j’aimerais remercier la Mairie de Villeurbanne pour son soutien aux valeurs démocratiques, valeurs communes de toute l’humanité. C’est dans les locaux qu’elle prête aux acteurs de la société civile que tout a commencé.

Le 21 février 2019, l’association Amitiés Kurdes Lyon-Rhône-Alpes a organisé une réunion publique dans la grande salle du Palais du Travail de la Mairie de Villeurbanne avec l’autorisation de la Préfecture du Rhône. La réunion, intitulée « Cizre, histoire d’un massacre », portait sur le massacre de plus de 200 civils en février 2016, dans les sous-sols de trois immeubles dans la ville kurde de Turquie, Cizre (Djizré). Lors de leur guerre contre les insurrections dans des villes kurdes de Turquie, les forces de sécurité turques avaient commis une multitude de crimes de guerre, des exactions contre les populations civiles documentées par des organismes internationaux des droits humains. Les derniers jours des civils piégés dans les sous-sols de Cizre, suivis en direct grâce aux photos transmises par les victimes et aux témoignages, ont été le sommet et le symbole de ces exactions. Un symbole si gênant que l’État qui en était responsable a voulu en effacer toutes les traces au plus vite. L’objectif des Amitiés Kurdes Lyon-Rhône-Alpes en organisant cette soirée était de réaliser un travail de mémoire contre cet oubli imposé.
Sans surprise, le Consulat de Turquie de Lyon est intervenu auprès de la Préfecture du Rhône pour demander l’annulation de la réunion. La Préfecture n’a pas donné suite puisqu’il s’agissait d’un événement légal, organisé par une association française loi 1901, qui rentrait dans le cadre de la liberté d’expression. Alors ledit consulat s’est tourné vers des cibles plus précises, c’est à dire l’association Amitiés Kurdes Lyon-Rhône-Alpes et moi-même. Il a dénoncé l’association comme une « ramification du PKK », a qualifié la réunion publique d’ « événement PKK » et m’a décrit comme, je cite, « ...celui qui avait organisé l’événement et joué un rôle de premier plan durant son déroulement ; et affichant de plus une attitude anti nationale sur les sites du PKK et arméniens ». Toutes ces dénonciations sont tirées d’une lettre datée du 27 février 2019, envoyée par le ministère de tutelle du consulat au Ministère de l’intérieur turc. J’ai découvert cette lettre bien plus tard dans mon dossier juridique. Mon crime est d’avoir assisté à cette soirée comme traducteur d’un témoin direct, Faysal Sarıyıldız, ex-député du Parti démocratique des peuples (HDP), le troisième plus grand parti politique au parlement de Turquie.
Le 12 avril 2019, en profitant des vacances de printemps, je suis parti pour la Turquie. À mon entrée dans mon pays d’origine, mon passeport a été confisqué sans que l’on m’en donne la raison. Mon séjour forcé en Turquie venait de commencer.
Un mois plus tard, le 10 mai 2019, j’ai été arrêté et le lendemain mis en détention provisoire. Rapidement, un procès contre moi a été ouvert. Le chef d’inculpation était appartenance à un groupe terroriste.
J’ai passé 80 jours en détention. Pendant cette période un énorme soutien international s’est formé et le 30 juillet 2019 j’ai été libéré à la première audience sans aucune restriction ni interdiction de quitter le pays. Mais ma demande de restitution de passeport auprès des autorités a été refusée. Comme motif on m’a dit que je n’étais pas acquitté définitivement.
Je l’ai été en septembre 2020. Sans attendre j’ai de nouveau demandé la restitution de mon passeport. La réponse n’a pas changé ! Cette fois-ci, aucun motif n’a été donné. En octobre dernier, un recours a été fait. Comme chaque appel ou requête, ce recours est appuyé par une campagne internationale de lettres envoyées à l’instance juridique ou bureaucratique concernée. Nous attendons toujours la réponse.
En parallèle, nous avons ouvert un procès au tribunal administratif pour demander l’annulation du refus de restitution de passeport. Celui-ci n’a pas eu meilleur sort. Son audience a eu lieu le 12 janvier 2021. Selon la loi, le verdict aurait dû être envoyé à mes avocat.es dans les 15 jours qui suivent. Or, 40 jours plus tard, le silence règne.
Ce silence est dû à une enquête dont personne ne semble rien savoir sauf les procureurs à Ankara. Mais leurs réponses aux demandes d’informations se limitent à nous faire savoir que l’enquête est en attente et n’impose aucune restriction. Pas de restriction mais pas de passeport non plus !
Mes droits constitutionnels de voyager et de travailler sont constamment violés parce que j’ai assisté à un événement de témoignage, de mémoire et de réflexion sur les responsabilités de l’État dont je suis citoyen. À mes yeux ce que j’ai fait relève des devoirs de chaque citoyen qui veut vivre dans un monde de paix, de droit et de démocratie. Celle et ceux qui partagent les mêmes convictions m’ont accompagné depuis le début : mes plus proches, mon université, mes collègues, des sociétés de droits humains, des sociétés professionnelles, la Mairie de Villeurbanne, la Mairie de Lyon.
Forces démocratiques en France, j’en appelle à vous ! Les Loups gris qui sèment la terreur dans les banlieues de Lyon, le consulat qui dénonce ses propres citoyens, l’État qui asphyxie ses meilleures institutions universitaires et qui refuse de renouveler les permis de séjour des enseignants français de la seule université francophone sur son territoire ne sont que quelques aspects visibles de la même menace contre les valeurs universelles que nous défendons. C’est au nom de ces valeurs que je vous demande d’intervenir afin que finisse la rétention de mon passeport et que je puisse retrouver mon travail d’enseignant-chercheur au sein de l’Université Lyon 1, qui est mon foyer scientifique depuis bientôt 25 ans.