Défis de 2021 et au-delà : le fédéralisme européen plus que jamais nécessaire ?

, par Michel Caillouët

Depuis 1946, création du mouvement fédéraliste, des efforts remarquables (mais ont-ils été suffisamment remarqués ?) ont été réalisés par l’Union des fédéralistes européens (UEF), pour promouvoir l’idée, ou la nécessité du fédéralisme, que ce soit sur le plan historique, ou conceptuel.

Mais, en ce qui concerne la population dans son ensemble, ou les milieux politiques, l’idée fédéraliste reste, aux mieux méconnue, au pire décriée, et au pire des pires, utilisée comme repoussoir pour servir des agendas souverainistes, voire populistes.
Il en va de même chez certains européens sincères, et on retrouve souvent dans leurs littératures, discours ou entretiens, la description, le sentiment, d’un fédéralisme inutile, voir caricatural.

Ainsi s’exprime Michel Barnier, négociateur audacieux, sincère et compétent pour le Brexit, dans un entretien donné au magazine Le Pélerin (11 février 2021) : « je n’ai jamais été un Européen béat, je ne suis pas fédéraliste. Il n’existe pas ‘un’ peuple européen, et encore moins ‘une’ Nation européenne. Je pense qu’on aura toujours besoin des nations pour combattre le nationalisme. Bien qu’unis, nous devons respecter l’identité et la culture de chaque peuple ».
Ce type d’arguments est assez fréquent parmi les « pro-européens », même si, de plus en plus, certains reconnaissent que le fédéralisme, même invisible, gagne du terrain. Il y aurait aussi cette tendance, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, à faire quasiment du fédéralisme dans une certaine clandestinité, pour peu que le mot ne soit jamais prononcé.

Parce qu’en effet, de nombreuses politiques européennes sont déjà largement fédéralistes.

On peut penser à l’Euro, avec sa Banque centrale européenne, institutionnellement fédérale, mais aussi à la politique commerciale européenne, avec les mandats de gestion confiés à la Commission européenne, sur base de la majorité qualifiée.
Mais l’élément le plus fédéral du système européen est le droit. En effet, l’existence de la Cour de justice de l’Union européenne (CjUE), disposant de l’autorité de la chose jugée et dont les décisions s’imposent aux États membres constitue le fondement d’un fédéralisme européen. Sur cette base, la Cour a ainsi développé une jurisprudence qui a confirmé l’essence fédérale du droit européen.
Pourtant, institutionnellement, l’UE n’est toujours pas une véritable fédération et reste, encore en 2021, un « objet politique non identifié », selon la formule de Jacques Delors.
Alors, pourquoi se cacher, pourquoi nier que le fédéralisme est déjà une réalité. Albert Camus nous l’a rappelé « mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du Monde »….
C’est peut-être François Villeroy de Golbau, l’actuel gouverneur de la Banque de France, qui lui n’a aucun scrupule à se déclarer fédéraliste, qui est dans le vrai lorsqu’il déclare, dans un entretien à la revue Les Échos (19 février 2021), nous en « avons assez d’une Europe qui rase les murs ».

Oui, les défis internes, géopolitiques, environnementaux, de solidarités… sont à nos portes, et le fédéralisme en est, pas seulement en partie, la solution !
Listons les principaux défis de 2021, et au-delà, qui nécessitent un sursaut européen indispensable, et une dose importante de fédéralisme : le Brexit, le plan de relance « next generation EU », l’Europe sanitaire, les relations avec les démocraties illibérales (Russie notamment), l’immigration et la gestion des frontières extérieures de l’UE.

La négociation et les futures relations dans le cadre du Brexit : du fédéralisme sans le dire !

Tous les observateurs s’accordent pour dire que les longues négociations pour arriver à l’accord in fine de rupture sur le Brexit (décembre 2020) ont été exemplaires, et que le « club » UE est resté uni et solidaire.
Mais force est de constater que les méthodes utilisées ont été largement de nature fédérale, une étude récente de l’institut Jacques Delors le montre clairement :

  • une unité de pilotage solide autour du négociateur Michel Barnier avec la constitution d’une « task force » pour assurer la coordination stratégique, et une seule voix pour assurer la communication, donc l’amorce d’un exécutif européen cohérent ;
  • une très large transparence permettant de consolider la communauté d’intérêt européenne, dont la prise en compte intégrale de la démocratie interne européenne, avec un rôle important confié au Parlement européen, Guy Verhofstadt en tête, lui-même ardent fédéraliste européen ;
  • la mise en place d’un dialogue et d’informations permanentes avec toutes les parties prenantes, dans les États-membres.
    Ceci a permis une pédagogie partagée autour des défis du Brexit et une discipline collective des États-membres.

Succès donc, certainement succès qui est le fruit de méthodes fédérales, qui devra être poursuivi pour suivre les relations politiques et économiques futures avec le Royaume Uni, et éviter toute division ou rupture de discipline interne à l’UE.

Le Plan de relance européen « next generation EU » : sans fédéralisme, procédures lentes, dangereuses et délicates ?

On se souvient du psychodrame du printemps et été derniers qui a abouti aux décisions relatives au plan de soutien européen, doté de 750 milliards d’euros (390 en subventions, 360 en prêts), le 21 juillet 2020. On a salué à juste titre le saut qualitatif majeur concernant la gestion coordonnée et solidaire de la dette européenne, certains ont même pu parler, en fait à tort, de « moment hamiltonien ».
Mais cette négociation, très difficile, est restée du domaine de l’intergouvernemental européen.
Tout comme le processus de ratification parlementaire, qui reste hasardeux et long, puisque 40 ratifications seront nécessaires (Parlement européen, Parlements nationaux, et certains Parlements régionaux). Plus de 7 mois après la décision, seulement un nombre minime de ratifications ont été obtenues, dont celle (qui devrait être la plus importante…) du Parlement européen, le 21 février dernier.
Le déboursement des fonds tant attendus et nécessaires ne se fera pas avant l’été 2021, même si chaque État a jusqu’au 30 avril pour présenter son programme détaillé.
Ce processus a brillé par une absence quasi-totale d’utilisation de méthodes fédérales de décision et gestion : d’où des retards, des frustrations, des pertes d’efficacité, c’est le lot de l’Union européenne actuelle !

Par contraste, les États-Unis d’Amérique ont une structure politique fédérale (et un budget fédéral conséquent…).
Le plan Biden, doté de 1 900 milliards de $, et décidé très sérieusement et rapidement après l’élection du nouveau Président le 21 janvier dernier, et qui a obtenu la ratification du Congrès américain, dès le 5 février, va être exécuté très rapidement, « il faut dépenser maintenant, il faut frapper fort ! », a déclaré Joe Biden.
Quel contraste d’efficacité, et même d’épaisseur de démocratie, entre une zone, l’Europe, sans structure fédérale effective, et les États Unis, une fédération !
Les citoyens devraient s’en rendre compte, et en être informés !

L’Europe sanitaire et la gestion de la pandémie Covid : des prémices de fédéralisme

Face à la pandémie Covid 19 qui s’était déclarée au début 2020, l’Union européenne, dotée de quasiment aucun pouvoir ou compétence en matière de santé, s’est trouvée d’abord complètement désemparée.
Mais très vite, les décideurs européens (États membres, Commission, Parlement) se sont rendus compte que seule la dimension européenne permettrait une réponse au minimum adéquat aux défis et ravages de la pandémie, et la solidarité européenne nécessaire.
Ainsi, sous la pression de la crise, il a été demandé à la Commission européenne d’élargir (de manière informelle), le champ d’action communautaire dans le domaine de la santé, et de, progressivement, créer une « souveraineté sanitaire européenne « . Défi de taille, puisqu’avant la pandémie, le sanitaire relevait des gouvernements nationaux.
Il s’est agi d’un changement profond de paradigme européen : les États membres, soit désemparés, soit soucieux de l’efficacité minimale, ont confié à la Commission, face à l’urgence, le soin de procurer les vaccins de manière coordonnée, dans le cadre d’une « union européenne de la santé ».
Ceci a été réalisé, dans un temps record, n’a pas été indemne de critiques, même si la mise en commun des efforts est en train de porter ses fruits, et, malgré les difficultés d’approvisionnement et livraison de certains laboratoires, la campagne de vaccination suit son cours et va aller en s’accélérant, dans tous les pays de l’UE.

La politique qui a été mise en œuvre a toutes les caractéristiques d’un fédéralisme européen : unité de pilotage et exécutif à la manœuvre, contrôle démocratique par le Parlement européen, transparence des procédures.
Une nouvelle catégorie de politique fédérale européenne est née : la politique sanitaire et de santé, qu’il faudrait maintenant consolider sur le plan institutionnel et industriel (créer des filières industrielles fortes) , si l’on veut éviter à l’avenir les approximations de procédure et des échecs toujours possibles.

Les relations avec la Russie : l’intergouvernemental européen et ses limites

La politique extérieure de l’Union européenne, qui repose sur un ensemble d’instruments de coordination et d’actions communes (PESC, haut représentant et service extérieur commun, sanctions…), reste délibérément intergouvernementale.
Certes, on y parle de plus en plus européen (selon la formule d’Aristide Briand en 1924), mais il ne s’agit que de coordination, qui ne se traduit pas encore suffisamment en terme de formulation de politiques unifiées, crédibles, porteuses d’impact face aux menaces du monde.
C’est l’expérience que, malheureusement, le Haut Représentant aux Affaires étrangères européen, Josep Borell, en visite à Moscou et s’essayant au dialogue, a subi. Les positions européennes trop contrastées ne permettent sans doute pas la formulation de politiques extérieures cohérentes, face à un pays, la Russie, dont on connait les méthodes.
On peut rêver d’une politique extérieure commune, à l’instar de celles que les pays fédéraux dans le monde appliquent (États Unis, Inde, Canada…) : que de changements à apporter à l’appareillage institutionnel européen !

C’est pourtant dans cette direction qu’il faut se diriger si l’Union européenne, collectivement, veut assumer son rôle international, au niveau de ses valeurs et de ses intérêts, et sa protection collective, alors qu’aucun État membre pris individuellement n’est plus capable de le faire.
Souverainetés partagées (ce qui ne signifie pas renoncement), voilà le pas décisif à accomplir, aussi dans le domaine des relations extérieures, en se rappelant l’excellente formule du nouveau Président du Conseil italien, « il n’y a pas de souveraineté dans la solitude » ….

L’immigration et la gestion des frontières extérieures de l’UE : à quand une gestion réellement fédérale !

Grace au marché intérieur (et l’Accord de Schengen) les frontières intérieures de l’UE ont perdu de leur importance, mais les frontières extérieures ont gardé les mêmes attributs et cristallisent désormais des préoccupations majeures : migratoires, sécuritaires, douanières, sanitaires.
Mais l’Union européenne ne dispose pas des « pouvoirs régaliens » avec lesquels les États souverains gèrent leurs frontières. D’où le risque trop important que la gestion des frontières externes reste seulement une affaire des États riverains et frontaliers, oubliant la solidarité nécessaire, lorsque des États membres rencontrent des difficultés importantes de gestion de la frontière extérieure, comme dans les dernières années ou mois, l’Italie, la Grèce, l’Espagne…
Chacun s’accorde maintenant, face notamment aux défis migratoires désordonnés, à considérer que la gestion des frontières extérieure de l’UE devrait être du domaine européen, et pas seulement des États membres. La politique migratoire rencontrera encore de nombreux obstacles, tant qu’il n’y aura pas contrôle commun des frontières extérieures, et une absence de solidarité.
Dans l’état actuel des politiques, on peut noter bien sur des progrès mais aussi des insuffisances : l’agence Frontex, dotée progressivement de moyens importants, ne reste qu’une agence européenne, qui agit en dehors des contrôles démocratiques nécessaires, dont ceux du Parlement.
Au niveau des moyens, Frontex disposera de 10 000 agents/garde-frontières mobilisables (qui disposent maintenant, prémices de fédéralisme, de leur propre uniforme européen), mais un règlement européen de 2018 demandait que 40 agents soient dédiés à la protection des droits de l’Homme dans leurs activités, ce qui, à ce jour, n’a pas été réalisé !
Frontex ce sera un budget de 5,14 milliards d’€ pour la période 2021-2027, un tel budget doit être suivi et contrôlé, par des institutions plus fédérales.
Il s’agit en effet de rétablir la confiance entre Frontex, les citoyens européens, et les institutions européennes, qui a été mise en cause publiquement par des campagnes de presse. Pour revenir à un climat constructif, il est indispensable de donner un pouvoir de contrôle de supervision au Parlement européen, amorce là aussi de fédéralisme bien compris.
Dans le domaine de la gestion des frontières extérieures, l’absence de fédération est un obstacle grave à la formulation de politiques plus saines et contrôlées, autre domaine ou des progrès fédéraux doivent se réaliser !

Conclusions

Non, les fédéralistes ne sont certainement pas des « européens béats », mais LES européens réalistes, ceux qui prônent avec conviction l’efficacité et la solidarité européennes, si nécessaires !
Efficacité et solidarités qui sont très insuffisantes, voire douteuses, avec le système inter-gouvernemental actuel : que de retards, d’insuffisances démocratiques, de pertes en ligne….
La conjoncture européenne récente, riche et souvent préoccupante, dans au moins les 5 domaines listés plus haut (Brexit, plan de relance, Europe de la santé, relations avec la Russie, gestion des frontières extérieure), montre que les méthodes fédéralistes, même implicites, restent la clé du succès et de l’efficacité (Brexit, santé) et que, là où le fédéralisme est absent, les dégâts sont malheureusement importants (plan de soutien européen, relations extérieures, gestion des frontières extérieures).
Des politiques fédérales sont effectivement en devenir et permettent des avancées décisives, pourquoi le cacher et continuer, comme certains politiques ou essayistes, à nier que le fédéralisme est impérativement nécessaire pour que, nous, citoyens, collectivement, puissions affronter avec assurance et fierté les défis du futur.
C’est à cette pédagogie impérative que l’UEF doit continuer à se consacrer, avec conviction et professionnalisme !