Face au coronavirus, un fédéralisme « unijambiste » ne suffit pas

, par Théo Boucart

Alors que la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe a émis fin mars de nouvelles réserves sur le plan de relance européen Next Generation EU, il serait grand temps d’élargir la réflexion autour du fédéralisme européen et de proposer des solutions concrètes impliquant les deux chaînons manquants de toute stratégie fédéraliste : les citoyens et les territoires. La pandémie de COVID-19 qui sévit depuis un an est un véritable révélateur de la nécessité d’engager l’Union européenne vers une nature complètement fédérale.
La nouvelle est tombée en cette fin de mois de mars ensoleillée, suscitant aussi bien stupeur et résignation : le Tribunal constitutionnel fédéral (Bundesverfassungsgericht), institution des plus respectées outre-Rhin, a ordonné de suspendre la ratification de la loi autorisant le plan de relance européen Next Generation EU. En cause : une plainte déposée par un collectif citoyen « Bündnis Bürgerwille », spécialisé dans les plaintes liées au « non-respect » des traités européens. L’un des initiateurs de cette plainte, Bernd Lucke, est en outre un des co-fondateurs du parti de droite radicale Alternative für Deutschland (AfD), défrayant régulièrement la chronique chez nos voisins pour ses frasques à la limite de la constitutionnalité.
L’objet principal de la plainte concerne le mécanisme d’endettement commun, pilier de l’instrument de relance et qualifié de véritable « saut fédéral » par de nombreux commentateurs médiatiques. La Cour de Karlsruhe a donc décidé de suspendre la ratification par le Président de la République, Frank-Walter Steinmeier, afin d’examiner la plainte et de rendre un avis qui sera forcément décisif, au vu de l’importance de l’Allemagne dans l’équilibre européen actuel et de la réticence de plus en plus prononcée des juges de Karlsruhe pour une politique européenne volontariste et d’essence fédéraliste.
Par ailleurs, cette « interdiction » au Président fédéral de ratifier pour le moment la loi intervient quelques jours après le feu vert donné à la loi par le Bundestag (chambre basse du Parlement allemand) et le Bundesrat (chambre haute du parlement allemand représentant les Bundesländer). Elle se fait enfin dans un contexte marqué la persistance de la pandémie en Europe, en particulier en France, et par de nombreux obstacles aux campagnes vaccinales sur le continent. La décision du Tribunal constitutionnel allemand apparaît donc comme une décision des plus surprenantes.

L’Allemagne, pierre d’achoppement du fédéralisme européen ?

Ce n’est cependant pas la première fois que la gardienne de la Loi fondamentale allemande ou d’autres institutions allemandes infligent un camouflet aux institutions européennes. En mai 2020, elle avait déjà émis une réserve quant à la légalité de la politique de la Banque centrale européenne (BCE) pendant les crises de la zone euro. Tout au long des années 2010, le bras de fer entre la BCE et la Bundesbank, la puissante banque centrale allemande, a contraint la réponse européenne face à des turbulences économiques d’une gravité inédite. Le principal argument de ces deux institutions est que la politique économique européenne menée actuellement (d’un point de vue monétaire comme budgétaire) se ferait au bénéfice des pays dits « laxistes » en Europe du Sud et au détriment des contribuables allemands.
Bien sûr, la Bundesbank et le Tribunal de Karlsruhe éludent volontairement une grande partie de la réalité : l’Allemagne a très largement profité du marché unique et du renforcement des institutions européennes, en particulier pendant la décennie de crises ayant débuté à la fin des années 2000. La monnaie unique étant assez sous-évaluée pour l’économie allemande, mais surévaluée pour d’autres économies structurellement plus faibles, la compétitivité outre-Rhin s’est renforcée. La crise des dettes souveraines et les mouvements brusques de capitaux ont en outre accru le pouvoir créditeur de la banque centrale allemande grâce au mécanisme TARGET 2, utilisé pour les grandes opérations commerciales et bancaires dans l’Union européenne.
Finalement, Angela Merkel s’est résolue l’année dernière à faire tomber deux des principaux tabous économiques allemands : la mutualisation d’une partie de la dette européenne et le principe d’un transfert budgétaire entre pays européens pour répondre au mieux aux effets délétères de la crise économique concomitante à la COVID-19. Ce sont aujourd’hui ces deux principes qui suscitent la réticence de beaucoup en Allemagne, inconscients, voire amnésiques de tout ce que l’intégration économique et politique européenne a pu apporter au pays le plus puissant de l’Union. Les résistances de certains citoyens allemands face à l’intégration croissante de l’UE nous enseignent une chose fondamentale : l’Europe fédérale ne peut pas se faire sans l’adhésion massive de tous les citoyens européens.

Stratégie fédéraliste unijambiste

Cette assertion est d’autant plus étrange que de nombreux sondages montrent que les citoyens de nombreux pays en Europe ont une bonne opinion de l’Union européenne. L’année dernière, avant la deuxième vague de coronavirus, 73% des Allemands étaient dans ce cas, selon un sondage de Pew Research, soit plus de sept points au-dessus de la moyenne européenne. Dans le même temps, 68% des Allemands approuvaient la réponse européenne face à la crise (contre 61% pour la moyenne européenne et 57% pour la France).
Pour autant, cela ne signifie pas que ces mêmes citoyens souhaitent un saut fédéral précipité. La crise du coronavirus aura montré une divergence de plus en plus importante entre le volet économique, plus enclin à montrer son essence fédérale, notamment avec le plan de relance Next Generation EU, et le volet politique et institutionnel, toujours cadenassé par les intérêts nationaux contradictoires. Tant que ce dernier volet ne connaîtra pas une démocratisation, c’est-à-dire, une large implication des citoyens européens via le Parlement européen, mais aussi une véritable chambre haute représentant les États fédérés, et donc les territoires, la stratégie fédérale ressemblera à un pirate bancal avec une jambe de bois.
Pour le moment hélas, la réponse à la crise du coronavirus a montré que toute évolution fédérale était conditionnée à l’accord de l’unanimité, ou du moins d’une large majorité des gouvernements nationaux froids et calculateurs.

L’interaction entre territoires comme catalyseur de l’idée fédérale

En effet, les territoires de l’Union européenne, dans toute leur diversité, ont autant le droit d’avoir une voix au chapitre que l’ensemble des citoyens. D’où l’idée d’une politique européenne permettant une véritable cohésion entre les différentes régions, qu’elles soient dans le Nord de la Scandinavie ou en plein milieu de la mer Méditerranée et de l’océan Atlantique. Malheureusement, deux obstacles considérables sont à surmonter afin d’optimiser leur rôle dans une nouvelle Europe.
Le premier obstacle concerne la politique européenne de cohésion et l’impératif de compétitivité édicté par les institutions européennes : initialement, cette politique devait aider à la convergence territoriale pour réduire les écarts de richesses, notamment avec les régions d’Europe centrale et orientale. Or, depuis trois décennies, on assiste à un changement de paradigme en faveur de l’impératif de compétitivité des territoires au détriment de la cohésion générale. Quelques initiatives tentent d’opérer un rééquilibrage entre compétitivité et cohésion, comme le « Mécanisme pour une transition juste » du Pacte vert pour l’Europe, mais cela ne suffira pas à créer un marché unique cohérent.
Le deuxième obstacle a trait au rôle des frontières nationales qui traversent des territoires, et donc à la coopération transfrontalière. Les réactions épidermiques des gouvernements nationaux consistant à restreindre la liberté de circulation, voire à fermer purement et simplement les frontières pour espérer endiguer la pandémie, ont eu des conséquences considérables sur la vie des territoires transfrontaliers. L’exemple de la région trinationale du Rhin supérieur, véritable laboratoire de la coopération entre régions frontalières, est saisissant : la fermeture des frontières franco-allemandes entre mars et juin 2020 ont causé de nombreuses difficultés aux dizaines de milliers de travailleurs frontaliers, en particulier français. En outre, les hostilités entre riverains français et allemands ont suscité les pires craintes dans des régions durement éprouvées par les guerres passées. L’idée fédérale de coopération économique et politique accrue entre territoires revêt donc une importance cardinale pour la pérennité et la cohérence du projet européen.
Ainsi, tant que des institutions nationales, comme le Tribunal constitutionnel allemand, tenteront de bloquer la marche naturelle vers une Europe fédérale, les citoyens et les territoires européens se sentiront lésés et de plus en plus tentés de plébisciter des forces politiques extrémistes, ce qui sonnerait le glas de toute l’entreprise européenne débutée au début des années 1950.