Daniel Cordier et Henri Frenay : bataille mémorielle et enjeu historique

, par Robert Belot

L’avant-dernier Compagnon de la Libération est mort le 20 novembre 2020. Daniel Cordier (Daniel Bouyjou) a eu un destin extraordinaire. Maurrassien dans sa jeunesse, il rejoint le général de Gaulle dès juin 1940, avant d’être parachuté en France à l’été 1942 pour devenir l’assistant et l’homme de confiance de Jean Moulin, désigné pour unifier la Résistance intérieure. Marchand d’art après la guerre, homme de gauche, animateur du Club Jean Moulin, sa vie change radicalement à la faveur d’une émission de télévision. Il me l’a raconté à plusieurs reprises lors des nombreux échanges que j’ai eus avec lui, quand je préparais ma biographie de Frenay et mon livre L’Affaire suisse. En 1977, les Dossiers de l’Écran consacrent une émission à la parution d’un livre d’Henri Frenay : L’Énigme Jean Moulin. Tous les « grands de la Résistance » survivants sont présents, et notamment Raymond Aubrac, Jean-Pierre Levy et Claude Bouchinet-Serreulles. Dans ce livre, Frenay accuse Moulin d’avoir été « crypto-communiste » et donc d’avoir trahi la confiance que le général de Gaulle avait placée en lui. Il y a alors une sorte d’unanimité contre la thèse de Frenay, à juste titre. J’ai démontré la fausseté de cette thèse qui, à mon sens, est d’abord l’expression du profond ressentiment que le fondateur de Combat a nourri contre les communistes qui, à la Libération, en ont fait l’homme à abattre, pour des raisons politiques. Il est toujours risqué de se transformer en historien de sa propre histoire. Frenay s’est trompé, il faut le reconnaître. Lors de cette émission, Frenay, très sûr de sa légitimité, révèle au grand public l’ampleur du gouffre qui a existé entre la Résistance intérieure (qui réclame le droit à exister hors du gaullisme) et la France Libre. Pour les VIP de la Résistance intérieure, Jean Moulin n’était qu’un préfet. Pour Frenay et les autres, l’adhésion au gaullisme de guerre ne vaut pas allégeance et subordination. Ils n’entendent pas être traités comme des « parachutistes déjà au sol ». Ayant obéi aux exigences de leur conscience, accepté de prendre tous les risques, structuré des organisations, ils n’imaginent pas être privés des perspectives politiques de leur combat pour bâtir la France de demain. Daniel Cordier, le plus jeune de l’assemblée, tente de réfuter Frenay. Mais, me confiera-t-il, il échoue car ses arguments ne sont pas étayés. Frenay le traite de haut : « Vous étiez l’intendance, vous ne saviez rien ». En effet, Cordier n’appartenait pas au cercle restreint des décideurs. Mais sa position lui permettait d’accéder à des informations stratégiques. Cordier, qui n’a que 57 ans, se sent humilié par cet argument d’autorité. Sa résolution est prise : le marchand d’art va devenir historien. Le reste de sa vie sera consacré à cette mission. Il y met des moyens considérables. Il a des archives que personne ne connaît. C’est une véritable contre-offensive qu’il lance sous la forme d’une interminable et impressionnante biographie de Jean Moulin. Le premier tome sort un an après la mort de Frenay (certains le lui reprocheront), en 1989 : Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon.

Dans une préface démesurément longue (300 pages), il écrit un véritable réquisitoire contre Frenay autour de trois accusations : pro-pétainisme initial, pro-américanisme et trahison envers le général de Gaulle (« l’affaire suisse »), responsabilité indirecte dans la rafle de Caluire (21 juin 1943) qui entraîna la mort de Jean Moulin. Il commençait par ruiner, avec arguments et passion, la thèse d’un Jean Moulin instrument conscient ou inconscient des communistes. Ayant mené une contre-enquête, je ne pouvais que lui donner raison sur ce point. Frenay s’est égaré, démontrant que n’est pas historien qui veut. Sa volonté de revanche contre les communistes l’a aveuglé. Je pourrai démontrer un jour prochain qu’il a pu être manipulé par le pouvoir de l’époque, en concurrence avec la partie gaulliste de la droite (la guerre Giscard/Chirac), réceptif à l’idée d’amoindrir la mémoire gaulliste à travers un de ses symboles panthéonisé par Malraux. La contre-argumentation conduite par Daniel Cordier était pertinente et juste sur ce point. Ce n’était pas le cas des deux accusations qui constituaient le noyau dur de cette préface aux allures de règlement de comptes.

D’abord, il révèle l’existence d’un manifeste, attribué à Frenay, attestant une imprégnation initiale pétainiste. Ce manifeste était déjà connu (il n’était pas « inédit ») et il n’y a pas de raison de le mettre en cause. Je l’ai moi-même démontré. Le problème est que Frenay n’était plus là pour contextualiser ce manifeste qui affirmait : « À l’œuvre du Maréchal Pétain nous sommes passionnément attachés ». Ses anciens camarades, mal armés archivistiquement et scientifiquement, le défendirent plutôt mal, par exemple en niant que Frenay ait pu être l’auteur ou l’inspiration du Manifeste de 1940. Mais j’ai voulu dépasser la dimension purement polémique de cette affaire et tenter d’établir une anthropologie de la perception de Pétain et de Vichy tout au long de l’Occupation. Ce que ma génération d’historiens a pu faire, les générations précédentes n’y sont pas parvenues, pour des raisons facilement explicables. Je suis arrivé à une conclusion assez simple, mais qu’on a feint longtemps d’ignorer : l’image de Pétain en 1940 n’est pas celle de 1944 ! Il suit de cela un théorème qui vaut pour toutes les époques : la perception d’un phénomène est aussi importante que le phénomène lui-même. Or, la perception quasiment unanime que les Français ont de Pétain aux temps de la proto-résistance est la suivante : le maréchal Pétain préparerait dans l’ombre l’arme de la revanche contre l’occupant. C’est la fameuse thèse du « double jeu ». Notons que les partisans de la « revanche » se satisfont souvent du programme politique interne du régime de Vichy. Frenay lui-même, qui a été victime du mirage pétainiste (et qui ne l’a jamais caché, que l’on se réfère à ses Mémoires), s’en explique dans une lettre au président Roosevelt, en octobre 1942 :

« Si j’ai tenté sans succès de continuer la lutte en rejoignant le général de Gaulle, j’ai cru, néanmoins, au maréchal Pétain, j’ai cru au double jeu, j’ai cru même à une véritable révolution nationale humaine et sociale. Comme tous les autres Français, j’ai été cruellement déçu, odieusement trompé. Ma pensée n’est pas personnelle, je participe au grand courant d’opinion qui, comme une marée, submerge tous les Français et les entraîne à sa suite. C’est à ce titre que mon opinion, à vos yeux, doit avoir une valeur et un poids. »

Henri Frenay, comme tant d’autres Français qui allaient s’engager dans la voie de la Résistance, est à l’image de l’immense majorité des élus qui votèrent la fin du régime à l’Assemblée nationale ; ceux-là, comme l’affirmera l’un d’entre eux, furent « trompés par la croyance, où on les entretint, que le gouvernement, fort de la confiance qu’on lui avait témoignée, obtiendrait du vainqueur des adoucissements dans l’exécution de l’armistice [1] ». Ce pionnier de la Résistance pense exprimer l’état d’esprit des Français du début de l’Occupation en évoquant leur besoin d’unité, un besoin qui les aurait conduits à imaginer une compatibilité entre de Gaulle et Pétain : « …si paradoxal que cela puisse sembler, le peuple était à la fois pétainiste et gaulliste. Il espérait et croyait que l’action du général de Gaulle, hors du territoire national, et celle du Maréchal sur le sol métropolitain, seraient convergentes et toutes deux dirigées contre l’Allemagne, à l’égard de laquelle ses sentiments n’ont pas changé. » Notons que dans cette lettre au président américain, Frenay tente de montrer que le peuple français a toujours été plus uni que les Américains avaient pu l’imaginer. Cette croyance explique également le succès du giraudisme.

Cela posé, la démarche de Cordier comportait des biais qui lui faisaient prendre des libertés avec le protocole de la recherche historique. Il a parfois été victime d’une heuristique de la confluence, c’est-à-dire qu’il occultait ce qui n’allait pas dans le sens de sa thèse. Il eût fallu qu’il remarque que, concernant la politique intérieure de Vichy, l’espace rédactionnel que lui consacrent les premières feuilles clandestines du mouvement de Frenay n’est pas important. La même proportion se retrouve dans la version originale intégrale (que j’ai retrouvée) du fameux Manifeste. Si la polémique s’est polarisée sur le passage relatif à l’œuvre intérieure de Vichy, force est de constater que ce passage est très court dans la version intégrale (environ 10% de l’ensemble), reflétant l’intérêt très faible qu’y porte le rédacteur. Rien ne prouve que Frenay ait été hostile à la devise programmatique de l’État français, surtout si elle est interprétée, comme on peut le lire dans le Manifeste, comme la quête très consensuelle d’une « France unie, patriotique et forte ». Il convient surtout, ce que Cordier n’a pas voulu faire, de mentionner la réserve importante qui est émise à l’application de ce programme, réserve que la citation de D. Cordier ne restitue pas intégralement et qui donne à sa présentation un tour polémique : « Malgré la défaite, malgré les deuils, malgré les restrictions, le peuple français, confiant dans le Maréchal Pétain s’est, pour la première fois depuis de nombreuses années, repris à espérer. Cet espoir est-il justifié ? L’œuvre de redressement, si rapidement annoncée, peut-elle, dans les circonstances présentes, être menée à bien ? Nous ne le pensons pas. » Et le Manifeste d’expliquer que l’idée même d’un « redressement » moral, économique et militaire constitue un leurre ou une illusion dans la mesure où l’occupant ne saurait tolérer qu’un pays vaincu et soumis se donne les moyens de reconquérir de la puissance, une puissance susceptible d’être utilisée contre lui : « Si cette œuvre se poursuit sans obstacle, nous assisterions à une augmentation des valeurs matérielles et morales françaises dans le moment même où, par suite d’une guerre, qui se prolonge, ces mêmes forces allemandes seraient en régression. Mieux encore, la position de la France vaincue tendrait à devenir meilleure que celle de l’Allemagne. » C’est tout simplement déclarer l’impossibilité, voire le danger, d’une collaboration réelle, cette collaboration devenue politique officielle du gouvernement de Vichy depuis Montoire et qualifiée plus loin de « mal nécessaire ». C’est aussi dissuader les Français de nourrir un « espoir » dans la capacité d’un gouvernement français, sous la botte, d’aboutir à des résultats favorables à la France et aux Français. Pris dans son heuristique de la congruence, Daniel Cordier avait oublié que le véritable manifeste fondateur de Combat rédigé par Berty Albrecht et Frenay quelques mois après le « manifeste de 1940 », commençait ainsi : « Libérer le territoire de l’ennemi, c’est bien ; ce n’est pas assez. » La réaction patriotique ne peut plus se penser hors d’une perspective politique, et cette perspective doit prendre en compte l’enjeu européen.

D’autre part, Daniel Cordier tente de montrer que le chef de Combat, à travers la Délégation suisse des Mouvements Unis de Résistance, appuyé, entre autres, par les Américains (Allen Dulles tout particulièrement), avait pu adopter une attitude à la limite de la sécession par rapport au gaullisme. Il reprend ainsi (de manière insuffisamment distanciée) les griefs de Jean Moulin à l’époque : Moulin tente de persuader de Gaulle que Frenay et les siens sont manipulés par les Américains, et par conséquent qu’ils travaillent pour le général Giraud placé en Afrique du Nord à la fin de l’année 1942 par ces mêmes Américains. J’ai prouvé, grâce à une exploration dans les archives de l’Office of Strategic Services, qu’Allen Dulles n’a pas voulu instrumentaliser Frenay et que celui-ci n’a pas utilisé l’OSS pour « trahir » le fondateur de la France Libre. Les accusations de Moulin étaient erronées. Jean Moulin ne pouvait supporter l’idée qu’une partie de la Résistance lui échappe et il n’arrivait pas à concevoir que les chefs de la Résistance intérieure (Frenay comme Emmanuel d’Astier de la Vigerie ou d’autres) ne se considéraient pas comme de simples exécutants d’une chaîne militaire mais qu’ils se pensaient comme des révolutionnaires. Ceci rendait la mission de Moulin difficile, voire impossible. D’autant qu’il y avait le pôle de la Résistance communiste farouchement attaché à son autonomie et qui, contrairement à ce qu’a pu penser Frenay, n’acceptait pas la tutelle gaulliste comme allant de soi. Jean Moulin n’avait pas une connaissance intime du fonctionnement de la Résistance intérieure, qui avait son ontologie propre, bien différente de celle de la France Libre. Il ne faut pas oublier que quand il part à Londres en 1941, il ne sait rien de la Résistance, sinon ce que Frenay a bien voulu lui en dire, lors de leur première rencontre à Marseille.

Ce qui a justifié initialement la création de la Délégation suisse de la Résistance français était d’abord la question des moyens de subsistance, de survie de la Résistance intérieure. Mais le développement des maquis, à partir de 1943, créait des besoins considérables auxquels les mouvements devaient faire face : armes, équipements divers, vêtements, nourriture… Les budgets alloués par Moulin ne suffisaient plus, d’autant que le nombre des organisations de Résistance augmentait. Frenay était accusé de faire cavalier seul, de se prendre pour le « de Gaulle de la Résistance intérieure », de faire main basse sur les autres mouvements. Mais j’ai démontré, documents en main, que Frenay avait le soutien du comité directeur de Combat, mais aussi celui des MUR (Mouvements unis de Résistance), regroupant Libé-Sud et Franc-Tireur. Ce que ne dit pas Cordier dans sa préface de 1989, c’est que Moulin conçoit une stratégie de neutralisation du remuant chef de Combat, comme en témoigne Pascal Copeau, l’adjoint d’Emmanuel d’Astier (Libération-Sud), dans une lettre à d’Astier, du 4 juin 1943 : « J’ai eu une longue conversation avec Max à Paris et je l’ai trouvé, évidemment dans le désir d’isoler Gervais [Frenay], tout à fait conciliant et assagi. » Onze jours après, ayant appris l’arrestation de Delestraint (9 juin 1943), Frenay est accusé par Moulin lui-même dans la dernière lettre qu’il fait parvenir au général de Gaulle, le 15 juin 1943 : « Les causes, écrit-il ? Tout d’abord la campagne violente menée contre lui [Vidal] et contre moi par Charvet [Frenay] qui a, à la lettre, porté le conflit sur la place publique et qui a, de ce fait, singulièrement attiré l’attention sur nous. (Tous les papiers de Charvet sont, vous ne l’ignorez pas, régulièrement pris par la Gestapo…) ». Les attaques de Moulin conduisent Frenay à demander de se transporter clandestinement à Londres pour la deuxième fois, en juin 1943. Il veut s’expliquer avec le général de Gaulle en personne. Mais une fois à Londres, un complot s’organise contre lui pour qu’il ne puisse pas repartir en France. Il se rendra à Alger, où on lui offre un poste « ministériel » au sein du Comité français de la Libération nationale, afin de mieux le contrôler. Ses amis de France le regretteront et dénonceront le piège.

Cette « affaire suisse » a été exploitée pendant longtemps et a desservi la mémoire de Frenay (et d’autres). Face à Jean Moulin, immortalisé en unificateur des résistances, Henri Frenay devenait aux yeux de beaucoup le diviseur de la Résistance. Épousant sans critique le point de vue de son ancien patron, Daniel Cordier condamne « l’attitude irresponsable de Frenay dans l’affaire suisse [2] », mais considère normal que Moulin ait tout fait pour bloquer l’allocation des fonds (ce qui s’est traduit par un arrêt temporaire qui fit hurler les responsables des maquis). Frenay aurait manœuvré « secrètement avec les Américains », alors qu’il avait associé les MUR et le représentant de De Gaulle en Suisse, Pierre de Leusse. Voilà qui ne pouvait manquer de brouiller un peu plus l’image sulfureuse de l’homme dont on avait fini par oublier qu’il avait été l’inventeur de l’Armée secrète et qu’il avait fait de son organisation, Combat, comme l’a dit le colonel Passy, « la cellule mère de toute la Résistance en zone sud ». Même si d’aucuns (comme les anciens dirigeants de Combat) ont vite suspecté Cordier de partialité du fait de ses relations avec Jean Moulin et de sa position de juge et partie, même si l’on peut discuter certaines de ses thèses, cette intervention majeure dans un débat resté longtemps trop respectueux a certainement eu un effet désinhibiteur sur les historiens.

Le maréchalisme initial de Frenay et l’affaire suisse témoignent d’une certaine posture face au gaullisme. Assurément, le fondateur de Combat s’est progressivement rallié au gaullisme et est toujours resté un gaulliste conditionnel. Cela, même ses plus proches fidèles avaient du mal à l’accepter !

La violence de la réaction que suscita le travail du biographe de Moulin témoignait de la difficulté (bien connue) des témoins à accepter l’historicité de leur propre histoire et à s’émanciper d’une sorte d’essentialité de la Résistance. Appréhendé avec sérénité, le cas Frenay se présente au contraire comme une aubaine pour l’historien dans la mesure où il lui permet d’accéder à la complexité du fait résistant en révélant son caractère évolutif, polygénique et parfois conflictuel. Il nous aide à passer du mythe à l’histoire et à comprendre que les « féodaux » de la Résistance, très légitimement, avaient des ambitions politiques qui ne cadraient pas toujours avec l’affirmation du pouvoir gaulliste dont Jean Moulin était un loyal exécutant. Daniel Cordier le reconnaît lucidement : « Même pour ceux qui légitiment la raison d’État à laquelle obéissaient de Gaulle et Moulin, la bataille de Frenay reste un épisode cruel et exemplaire de l’éviction des pionniers au moment où ils étaient en droit d’espérer récolter les résultats de leur sacrifice [3] . »

Le Conseil national de la Résistance, contre lequel Frenay se révolta, était une tentative pour rétablir la démocratie par la réhabilitation des partis, y compris ceux qui n’avaient pas pris part au combat résistant. De Gaulle voyait également dans le CNR une opportunité pour renforcer son contrôle sur la Résistance intérieure. Il avait besoin de cette sorte de « parlement clandestin » pour assurer une lisibilité et une représentativité à la France résistante vis-à-vis des pays alliés. L’instruction du 21 février 1943 dit notamment ceci : « Il doit être créé dans les plus courts délais possibles un Conseil de la Résistance unique pour l’ensemble du territoire métropolitain et présidé par Rex [Moulin], représentant du général de Gaulle. Ce Conseil de la Résistance assurera la représentation des groupements de Résistance, des formations politiques résistantes et des syndicats ouvriers résistants. » Ce « grand tournant » n’est pas facile à faire passer. Alors qu’on le présente habituellement comme l’acte fondateur de l’unité de la Résistance, il provoque une des crises les plus graves que la Résistance ait connue. Ce sera la mission la plus difficile de Jean Moulin. Le propos qu’il tient lors d’un comité directeur des MUR est jugé méprisant. Le grand résistant Claude Bourdet, qui a participé à toutes les discussions, résume ainsi le propos de Moulin :

« Les mouvements de résistance ? Personne à l’étranger ne sait qui vous êtes, ni combien d’hommes vous représentez. La presse clandestine ? Son tirage est inconnu. Même si on pouvait l’établir de façon démonstrative, cela ne prouverait encore rien. Une seule chose peut impressionner les Alliés : le ralliement à de Gaulle de formations politiques connues de l’ancien régime, et d’hommes politiques de la IIIe République que l’on connaît à Washington comme à Londres. Vous me dites que tout cela ne signifie plus rien. C’est bien possible, mais comment entendez-vous le démontrer aux Anglais et aux Américains, comment surtout espérez-vous remplacer cette preuve des sentiments de la population française par une autre démonstration équivalente ? »

Le point de blocage est résumé ainsi par son secrétaire, Daniel Cordier : « Or, les mouvements refusaient cette “politisation” de la Résistance. Ils étaient pour une fois tous d’accord, dans les deux zones, pour dénoncer cet attentat contre l’esprit novateur de la Résistance, qui conduisait, selon eux, au retour du personnel, des mœurs et des tares de la IIIe République honnie. » Ce qu’il ne dit pas, c’est que Frenay avait raison dans sa crainte que les communistes n’utilisent le CNR comme un instrument qu’ils contrôleraient. Cordier arrive à la même conclusion que Frenay en estimant que « la représentation des communistes dans les instances dirigeantes se révélait donc anormalement élevée par rapport à leur forces réelles dans la Résistance [4] ». Son contrôle politique échappait à de Gaulle. L’erreur de Frenay est d’avoir considéré que cette mainmise des communistes était le fruit d’une stratégie consciente de Jean Moulin.

Les documents que Daniel Cordier a exhumés, les analyses souvent décapantes et irrévérencieuses qu’il a proposées dans ses différents ouvrages ont permis d’évidentes avancées dans le processus de connaissance de l’histoire de la Résistance. Mais, et c’était inévitable, il n’a pas réussi toujours à se séparer de sa part de subjectivité et à se dégager de son animosité viscérale envers Frenay. Je me souviens qu’un jour il m’a dit : « Mais après tout, a-t-on la preuve que Frenay soit bien l’inventeur de l’Armée secrète ? » Frenay et lui étaient enfermés dans leurs différends, pour ne pas dire plus.

Le problème est que Daniel Cordier est peu à peu la référence ultime et totémique pour tout ce qui touche à l’histoire de la Résistance. Son intelligence, sa documentation, sa séduction, sa maîtrise des réseaux parisiens en font la figure du témoin-historien dont la parole vaut vérité. Les universitaires, consciemment ou non, se trouvent pris dans l’ombre inhibitrice de la statue du Commandeur. Jean-Pierre Azéma abandonne la thèse qu’il avait entreprise sur Jean Moulin. Une confusion des genres s’établit : Daniel Cordier participe à des jurys de thèses. Sa longévité lui permet d’imposer sa vision de l’histoire. L’humiliation vécue lors des Dossiers de l’Écran est vengée. C’est lui qui, à présent, fait figure d’autorité. Mais à travers lui, s’impose la domination de la mémoire de la Résistance extérieure sur celle de la Résistance intérieure. Une des conséquences de cette affaire est l’entrée de Frenay dans un tunnel mémoriel qui va conduire à des positions révisionnistes sur son rôle dans la Résistance, à des affirmations diffamatoires sur sa personne, et à l’oubli total de son engagement fédéraliste. À la fin de sa vie, Henri Frenay a été accusé par d’autres anciens compagnons d’être un « procureur des morts qui ne peuvent répondre » (Francis Louis Closon) et un profanateur de l’union sacrée de la Résistance. Le procès Klaus Barbie (1987) a réactivé la mémoire de René Hardy (le « traître de Caluire ») et sa relation avec Frenay, son ancien chef à Combat. De vieux soupçons totalement infondés et diffamatoires, lancés dès 1945 par d’André Lassagne et Antoinette Sachs, et réorchestrés par les communistes au moment du premier procès d’Hardy (1947), refont surface. En 1996, l’aide du camp du général de Gaulle rapporte un propos de ce dernier particulièrement grave concernant la manière dont il voit le procès Hardy :

« Les camarades de résistance en sont arrivés à cette infamie, à cette extrémité d’infamie de livrer leurs frères. Pourquoi ? Pour arriver… Pour arriver les premiers à la Libération ! Ils ont fait cela. Ils l’ont fait alors que les Allemands avaient le genou sur leur gorge, ils l’ont fait par les Allemands [5] . »

Pour de Gaulle, Caluire est une question de rivalités et de prise de pouvoir. Il signale ainsi le fossé qui séparait la Résistance « du dedans » et la Résistance « du dehors ». Le téléfilm de Pierre Aknine, Jean Moulin, une affaire française, apparu sur les écrans en janvier 2003, est une illustration emblématique du traitement négatif infligé à la mémoire de ce héros de la Résistance : Henri Frenay y est caricaturé sous les traits d’un homme caractériel, grossier, manœuvrier, sans parole, soucieux avant tout de la préservation de son pouvoir et de l’expression de son orgueil, entouré de traîtres en puissance, comme son bras droit, Bénouville, présenté pour la première fois comme l’auteur, conscient, du drame de Caluire. C’est une manière habile d’atteindre Frenay lui-même. Le « coupable » est René Hardy, mais le « responsable » est Bénouville : « Moulin est donc tombé pour des raisons non pas strictement partisanes, mais politiques, parce que les hommes de Combat voulaient contrôler l’Armée secrète [6] . » Derrière Bénouville, la stratégie manœuvrière de Frenay : comme fondateur de l’Armée secrète, qu’il avait remise entre les mains du général Delestraint, lui aussi arrêté à Paris avant Caluire, et comme celui qui a désigné Bénouville, ami de René Hardy, pour le représenter à cette réunion. Cette thèse est l’ombre portée de la grille d’analyse qui sous-tend toute la démarche de Daniel Cordier. Dans la préface du premier tome de sa biographie de Jean Moulin, contre toute précaution, il n’hésite pas à accuser Hardy mais aussi le mouvement Combat pour qui l’élimination de Moulin se serait traduite par un renforcement de son influence : « En livrant Caluire, Hardy pouvait donc préserver la structure de l’organisation à laquelle il collaborait [7] . » Personne n’a souhaité souligner la gravité et la dangerosité d’une telle accusation. Il ne variera guère sur ce point.

Dans son dernier livre, il va plus loin encore en affirmant que les chefs de la Résistance intérieure ont lâché Jean Moulin : « J’ai toujours eu le sentiment que Rex avait été abandonné par les mouvements de Résistance. À l’heure de vérité, il n’y a eu aucune tentative pour le libérer de prison. Cela en dit long sur ce que la Résistance pensait de lui. Compte tenu des relations tendues, souvent exaspérées, qu’il entretenait avec les mouvements, hélas, cela ne pouvait que se terminer de cette manière [8] . » Dans son premier livre, Daniel Cordier était sur la même position : « Alors que Jean Moulin était abandonné à son sort, les responsables de Combat mettaient un extraordinaire acharnement à s’occuper de Hardy et de lui seul [9] . » J’ai pu explorer des archives nouvelles qui ne me conduisent pas à la même conclusion. Comme on le sait, Frenay n’est pas en France le jour de Caluire (21 juin 1943), mais à Londres. Lorsqu’il apprend le drame, sa réponse est immédiate et on ne peut plus claire, comme on peut le lire dans le télégramme inédit suivant : « Je vous demande de préparer d’urgence représailles contre la Gestapo ayant arrêté Berty, et tout faire pour évasion Bardot (Hardy) Max (Moulin) Aubrac Avricourt (Aubry). Achat consciences quel que soit le prix. Pousser au maximum recrutement corps francs d’élite. » Frenay, qui ne connaît pas le contexte de la rafle de Caluire, demande donc de « tout faire » pour libérer Berty Albrecht, René Hardy, Raymond Aubrac, René Aubry et Jean Moulin. Frenay sait que lui et Moulin appartiennent à l’élite de ceux qui ont dit non à la fatalité et qui sont prêts au sacrifice suprême. Une solidarité les unit profondément malgré leurs différends. Frenay n’a donc pas abandonné Jean Moulin à son sort.

On peut faire une lecture très différente de l’affaire suisse, du drame de Caluire et du refus du CNR à partir des critiques que Frenay a subis et des tentatives d’isolement, voire d’élimination dont il a fait l’objet de la part tant de certains de ses compagnons de la Résistance intérieure que de ceux de Londres. Dans sa lettre du 4 juin 1943 à son chef d’Astier, Pascal Copeau se félicite que « Gervais (Frenay) a perdu la partie contre Vidal et Max. Il ne s’agit pas pour nous de la perdre avec lui. » Il écrit aussi : « De la façon un peu outrancière que vous connaissez, Raymond (Aubrac) est même allé jusqu’à déclarer que le plus grand service qu’on pouvait à l’heure actuelle rendre à la Résistance était l’élimination, par n’importe quel moyen, d’un certain nombre d’éléments, à commencer par Gervais lui-même. » À Londres, l’état-major du général de Gaulle ne veut pas donner suite à la demande de Frenay de s’y rendre pour s’expliquer. Puis, suite à des suggestions de résistants (dont Eugène Claudius-Petit), la stratégie consiste à le faire partir à Londres mais de « s’arranger pour que G. (Frenay) ne revienne pas ». Jean Moulin donne son accord.

Tout se passe comme si l’on tendait à transformer la Résistance intérieure en un patrimoine négatif définitif fait d’« abîmes d’infamie », au profit de la Résistance extérieure, née à Londres de la réaction sublime d’un homme, une Résistance pure, unie, héroïque. Ce double enjeu « patrimonial » et historique méritait une étude académique et une approche distanciée et dépassionnée. C’est ce qui m’a conduit à écrire mon habilitation à diriger les recherches sur Frenay (son histoire complexe mais aussi l’histoire de sa mémoire confuse) [10] . Je tiens à préciser d’emblée que Cordier, avec qui j’ai souvent dialogué, mais sans jamais me départir de la liberté académique et du nomos universitaire, m’a confié à plusieurs reprises qu’il avait, grâce à ce travail, mieux compris la complexité de « l’affaire suisse » mais aussi la profondeur du personnage de Frenay.

Mon projet initial, qui commence à la fin des années 1990, n’était pas exclusivement dédié à la redécouverte de l’homme de la guerre secrète ou de son mouvement. Au contraire, et sans vouloir minimiser le pouvoir fécondant de cet événement majeur qu’a été la Résistance, j’ai voulu prendre en compte l’amont et l’aval de cet engagement singulier. Deux questions semblaient légitimes : comment devient-on un « inventeur » de la Résistance et que devient-on après la Résistance ? Cette démarche globale nous a permis de découvrir que l’engagement résistant de Frenay a été le moment d’une attitude (qui se met en place dès le milieu des années 30 et qui se prolonge dix ans après la fin de cette guerre) gouvernée par la conscience et l’expérience du mal européen et par la volonté de le surmonter en imaginant l’avènement d’une ère post-nationale et européenne. Le cas Frenay nous enseigne que la Résistance n’est pas seulement un combat guerrier contre l’occupant. Elle est aussi un projet politique (et non politicien) qui prend racine dans l’avant-guerre et se prolonge après la guerre. Pour Frenay, l’enjeu cardinal qui méritait tous les sacrifices était l’unification de l’Europe. Jean Moulin l’ignorait et Daniel Cordier n’a pas voulu le savoir. Mais le général de Gaulle l’a su lorsqu’il rencontra le chef de Combat à Londres, lors de son premier séjour en mai 1942.

Le jeune Frenay avait conscience de participer à l’émergence d’une nouvelle élite, forte d’une légitimité puisée dans les combats de l’ombre, qui n’entendait pas laisser à d’autres, et notamment à ceux qui n’avaient pas subi l’épreuve purificatrice de la lutte clandestine, le soin d’occuper le champ politique nouveau. La vieille classe politique française était visée et suspectée. Il ne s’agissait pas d’une simple substitution ou d’une épuration, mais surtout de la tentative de faire advenir le rêve d’une manière nouvelle de faire la politique dans le respect des valeurs que le combat a permis de découvrir ou de redécouvrir.

Le projet politique de Frenay n’a pas seulement visé le renouvellement de la vie politique française. Dès novembre 1942, dans une longue lettre personnelle au chef de la France libre, il laisse entrevoir qu’il se situe déjà dans l’après-guerre, soucieux de penser et de dépasser la guerre en imaginant une nouvelle manière de faire la paix. Cette paix est une révolution. L’idéalisme et l’expérience conduisent Frenay à se faire l’apôtre d’une nouvelle conception des relations entre les nations européennes. Cette conception se fonde sur le réexamen total de ce qu’a été l’État-nation qu’il voit comme une réalité naturellement belligène et dépassée par la mondialisation imposée par la guerre. Faire la paix sans faire l’Europe, une Europe fédéraliste, s’entend, réintégrant dans ses pleins droits l’Allemagne, serait selon lui renoncer à l’idéal qui a été la justification suprême du combat résistant, de France et d’ailleurs, et préparer de nouvelles déconvenues historiques. Mais l’habitus politique, l’état de l’opinion française et le blocage des communistes n’ont pas permis la transformation de la Résistance en projet politique qui était la grande ambition de Frenay et de ses amis. Après son expérience amère comme ministre du général de Gaulle, de 1943 à 1946, renonçant définitivement à une carrière politique, Henri Frenay, à la tête de l’Union européenne des fédéralistes, tentera alors de frayer le chemin fédéraliste au milieu d’une culture politique dominée par la persistance du modèle stato-national et dans un contexte géopolitique marqué par une guerre d’un nouveau genre, la Guerre froide. L’ambition de mon livre publié par Presse fédéraliste est précisément destinée à redécouvrir cette dimension occultée de l’histoire de ce héros de la Résistance qui fut un pionnier du fédéralisme européen [11] .

Notes

[1Joseph Paul-Boncourt, Entre deux guerres. Souvenirs sur la IIIe République. T. 3. Sur les chemins de la défaite, 1935-1940, Plon, 1946, p. 257.

[2Daniel Cordier, Jean Moulin, L’inconnu du Panthéon, t. 1, Une ambition pour la République, juin 1899-juin 1936, Paris, J. C. Lattès, 1989, p. 230.

[3D. Cordier, Jean Moulin, L’inconnu…, op. cit., p. 164.

[4Ibid., p. 264.

[5Claude Guy, En écoutant de Gaulle, Grasset, 1996. On trouve cette citation, sans commentaire, dans un document officiel du Concours national de la Résistance et de la déportation, daté de 2021 et posté sur le site du ministère de l’Éducation nationale : https://www.reseau-canope.fr/cnrd/ephemeride/879.

[6Jean-Pierre Azéma, « 21 juin 1943 : le drame », L’Histoire, n° 388, juin 2013

[7D. Cordier, Jean Moulin, L’inconnu…, op. cit., p. 257.

[8Daniel Cordier, De l’Histoire à l’histoire, Gallimard, coll. « Témoins », 2013, p. 134.

[9D. Cordier, Jean Moulin, L’inconnu…, op. cit., p. 261.

[10Robert Belot, Henri Frenay, de la Résistance à l’Europe, Paris, Seuil, coll. « L’Univers Historique »), 2003.

[11Robert Belot, Résistance et conscience européenne. Henri Frenay, de Gaulle et les communistes, 1940-1947, Presse fédéraliste, « Textes fédéralistes », 2021.