Fédéralisme et autodétermination

Article publié initialement dans la revue Il Federalista, Pavie, 33° année, 1991, n° 2
Traduit de l’italien par Alexandre Marin

Le risque d’explosion de la Yougoslavie et les tensions qui n’en finissent pas entre le pouvoir central et les républiques situées en périphérie de l’Union soviétique (URSS) mettent à rude épreuve le nouvel équilibre sur lequel se repose progressivement l’Europe depuis la fin de la guerre froide. Bien malin est celui qui peut prédire si, dans la situation actuelle d’effondrement de l’économie, le gouvernement parviendra, après avoir surmonté le communisme, à préserver l’unité des diverses institutions de l’État dans ces deux zones de crise. En revanche, il est possible d’anticiper les conséquences qu’engendrerait une éventuelle dissolution de l’URSS et de la Fédération yougoslave. Le risque d’erreur serait faible. Le degré d’interdépendance, renforcé par des liens politiques, économiques, et sociaux en Europe nous autorise à l’exclure l’éventualité d’un retour de la situation explosive surgie en Europe centrale dans la première moitié de notre siècle. Aujourd’hui, aucun État n’est capable de garantir seul le bon fonctionnement, ni même la survie de sa propre société civile ; il doit impérativement faire partie d’une alliance dans laquelle il entretient des rapports de coopération et un système de sécurité à l’échelle du continent tout entier. Mais cela n’exclut nullement la multiplication des petits et des micro-États dans une partie de l’Europe à l’intérieur de laquelle le concept de nation ne s’est guère affermi et n’a pas distingué les peuples, même en les insérant dans des frontières aux contours définis de manière approximative dont l’unique raison d’être reposerait sur le mythe national. Un tel idéal nationaliste aurait comme horizon une situation de tensions permanentes et d’instabilité préoccupante, et donc un blocage du processus de dépolitisation des frontières, moteur de l’Union européenne (UE) et de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE).

Les poussées sécessionnistes des républiques baltiques et transcaucasiennes, de l’URSS, de la Moldavie, de la Slovénie et de la Croatie pourront donner la vie à de nouveaux États souverains et engendrer de nouveaux changements de frontières entre États existants. Les réactions en chaîne ainsi produites ne s’arrêteront certainement pas aux portes de l’URSS et de la Yougoslavie. À propos de ce pays, il n’y a qu’à se rappeler que la Bulgarie attend l’affaiblissement de la Fédération pour se voir offrir une chance de faire valoir ses prétentions sur la partie de la Macédoine qu’elle revendique. Gardons également en mémoire le profit que les populations magyares de la Voïvodine et albanaises du Kosovo ne manqueront pas de tirer d’une crise politique à Belgrade. N’oublions pas enfin la redécouverte d’une minorité italienne en Istrie, objet d’une forte pression due à la propagande initiée par le régime fasciste. En ce qui concerne l’URSS, la présence d’une majorité roumanophone en Moldavie et d’une importante minorité polonaise en Lituanie, risquent de répandre ces tensions nationalistes et d’y impliquer la Pologne et la Roumanie. Une reprise du nationalisme polonais aurait des conséquences immédiates sur la Haute-Silésie et sur la Poméranie. Par conséquent, certains courants réactionnaires très actifs en Allemagne, mais effacés de l’échiquier politique en raison de la situation actuelle du pays, seraient à nouveau visibles et redonneraient un nouveau souffle à la méfiance, atténuée mais jamais disparue, entre les pays d’Europe occidentale vis-à-vis de la république fédérale. Le projet européen risquerait alors, sinon une crise, du moins un ralentissement net.

Beaucoup prétendent que quelles que soient les conséquences d’une dislocation de l’URSS et de la Yougoslavie, le devoir de respecter le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’impose à tous. Les revendications des républiques indépendantistes sont légitimes parce qu’elles sont élaborées dans le cadre élémentaire d’un droit démocratique. Or donc, il s’agit bien de choisir entre démocratie et raison d’État et la première doit passer avant la seconde.

Les choses sont en vérité plus compliquées. Et pas uniquement parce que le contenu du droit à l’auto-détermination est particulièrement flou. Ce flou réside dans l’indétermination des sujets habilités à l’exercer. Ce sujet est « le peuple » selon la définition commune admise en droit. Mais la notion de peuple dans ce contexte est impossible à cerner. Dans le cas de l’URSS et de la Yougoslavie, par exemple, les peuples à-même de disposer du droit à l’auto-détermination ne sont pas clairement identifiés. Un référendum sur l’opportunité de sauvegarder l’intégrité territoriale de l’URSS donnerait des résultats contradictoires selon qu’elle serait soumise au « peuple » soviétique dans son ensemble ; ou aux « peuples » lituanien, moldave ou géorgien ; ou encore aux « peuples » des régions biélorusse et polonaise de la Lituanie ou à celui de l’Ossétie méridionale. La même chose vaut la Yougoslavie : de quel droit le « peuple » croate pourrait-il décider de son destin et non le « peuple » de la Krajina, la région à majorité serbe qui fait partie de la République croate ? L’identification du peuple légitime pour décider n’est pas prise par les citoyens dans l’exercice du droit à l’auto-détermination, mais résulte d’équilibres de pouvoir étrangers au droit à l’auto-détermination, et imposés par des démagogues sans scrupules, prêts à tirer parti des crises pour jouer sur des sentiments qui, dominés de manière responsable échapperaient aux rivalités.

La nature a octroyé aux hommes plusieurs identités culturelles. Elle leur a donné un sentiment d’appartenance à des communautés distinctes, y compris les plus petites, qui les envoutent d’affection, d’habitudes et de souvenirs. La richesse des êtres humains, les racines de la diversité et de la liberté se trouvent dans cette multitude. Mais quand une seule de ces collectivités, peu importe laquelle, devient la référence exclusive de tout sentiment de loyauté et acquiert les prérogatives de la souveraineté, le principe de désintégration s’invite dans la coexistence des individus à travers le nationalisme. Il est indéniable qu’au cours du XIX° siècle, l’idéologie nationale a pu justifier, dans une partie de l’Europe occidentale, l’élargissement du pouvoir de l’État et la création de vastes marchés, affranchis des restrictions imposées par la société féodale. Mais de nos jours, alors que l’interdépendance aux niveaux continental et mondial est croissante, l’idée de nation n’est plus qu’une lubie réactionnaire. Sa fonction n’est plus d’unir, mais de diviser. À cause d’elle, l’aspiration légitime de chacun de s’exprimer dans sa langue et à vivre selon ses traditions, tout en étant ouvert et respectueux de celles d’autrui, s’est transformée en un rejet de celles-ci. Il faut remarquer que l’intolérance et l’agressivité vis-à-vis des minorités a tendance à s’amplifier à mesure que la taille de la « nation » qui dispose de la souveraineté est réduite. La difficulté de faire reconnaître ses particularités – due justement à cette petite taille – rend insupportable, voire menaçante la présence de groupes ne partageant pas les mêmes symboles ni les mêmes rites. Il suffit de se rappeler le refus absolu de la nation géorgienne de reconnaître l’existence de minorités au sein de la république, comme les Ossètes ou les Abkhazes ; ou bien encore celui des Croates d’accepter que les Serbes vivant sur leur territoire puissent jouir des mêmes droits que ceux qu’ils réclament de Belgrade pour sa minorité croate. En vérité, tant qu’on ne cessera de nier l’appartenance des êtres humains à une nation exclusive, on fera éternellement le constat qu’il n’est pas jusqu’au plus petites communautés qui n’abritent des minorités. Chacune d’entre elles peut, au même titre que toutes les autres, faire valoir son droit à l’auto-détermination. Ainsi, le principe d’auto-détermination révèle le principal critère de dissolution de la coexistence civile, et du retour à l’État de nature, et à la guerre de tous contre tous.

De nombreux journaux occidentaux considèrent les séparatistes des Républiques périphériques à l’URSS, ainsi que ceux de Slovénie et de Croatie comme des démocrates combattant un pouvoir tyrannique. Il est notoire que si l’URSS de Gorbatchev ne peut pas être considérée comme un régime libéral et démocratique (même si elle a accompli d’énormes progrès dans ce sens), et que la Serbie de Milosevic (qui ne correspond pas à la Yougoslavie) est aujourd’hui un des régimes du damier des Balkans dans lequel la démocratie est la plus balbutiante. Mais le fond du problème, c’est que seule la folie humaine est en mesure d’arrêter l’élan de démocratisation en cours dans toute l’Europe orientale. Beaucoup ont tendance à oublier que cet élan a commencé en 1989 grâce à l’œuvre extraordinaire de Gorbatchev et a constitué une transformation globale qui a réveillé les « identités nationales » en Lituanie, en Slovénie, etc. D’une part, il a montré la voie à la démocratisation de l’URSS, d’autre part, il a changé drastiquement la donne de l’équilibre mondial en l’extirpant de la prison dans lequel l’avait enfermé la bipolarité et en réchauffant les relations de pouvoir en Europe orientale.

L’entreprise de Gorbatchev est loin d’être achevée, et doit surmonter d’immenses difficultés, ces deux faits sont indéniables. Mais une chose est sûre : après le grand dégel imposé par ce personnage illustre, la lutte pour la démocratie dans le monde n’est plus celle qui oppose deux superpuissances dans le cadre de l’équilibre de la terreur, ni dans les faits, ni dans la tête des hommes. Elle a comme présupposé la sécurité réciproque ainsi que la collaboration et la coopération économique et technique entre les peuples. La démocratie de demain pourra se faire uniquement à travers l’instauration d’un nouvel ordre européen, stable et pacifique. Cet ordre reposera sur une fédération européenne étendue aux frontières occidentales de l’URSS et sur une URSS qui aura achevé son chemin vers le fédéralisme, la pleine reconnaissance des droits civils et de l’économie de marché. Au contraire, la création de nouveaux petits États souverains, instables et agressifs pave la route de la tyrannie et sonne le glas de la coexistence saine. L’avenir de la démocratie en Lituanie, en Géorgie, en Slovénie, et en Croatie dépendent exclusivement des évolutions du contexte européen et nullement de la reconquête de la souveraineté nationale. La Serbie pourra prendre le chemin de la démocratie surtout si le territoire de la Yougoslavie demeure intègre et si elle se rapproche de la Communauté européenne, avec laquelle elle entretient des rapports toujours plus étroits. Elle en subira l’influence, jusqu’à son adhésion en tant que nouvel État membre. Tandis qu’une Serbie séparée de deux républiques sécessionnistes qui la contraindraient à rechercher l’adhésion des citoyens sur la base de motivations nationalistes, ne pourrait qu’exacerber ses tendances expansionnistes et autoritaires. Elle constituerait ainsi une menace pour ses voisins et une source pérenne d’instabilité pour les Balkans et l’Europe.

Aujourd’hui, le démocrate est celui qui œuvre à l’unification quand celui qui travaille pour diviser sème les graines de la dictature.

Régulièrement, on entend que le refus de soutenir les aspirations indépendantistes qui se manifestent dans l’URSS et en Yougoslavie serait condamnable au prétexte que les sécessionnistes n’agiraient pas par esprit nationaliste, mais surtout pour libérer leurs pays des liens qui les empêche de se rapprocher de la Communauté européenne. Leur volonté serait de sortir d’un régime impérialiste pour entrer dans un régime multinational qui serait régi selon les principes démocratiques (en plus d’être particulièrement développé économiquement). Il n’est pas impossible que de telles tendances puissent se manifester à plus ou moins long terme. La Communauté européenne jouit d’une grande force d’attraction qui ne fera que s’accroître si cette dernière se dote d’institutions fédérales et démocratiques. Si une des républiques soviétiques ou yougoslaves transforment l’essai improbable de prendre son indépendance sans jeter le continent dans le chaos, elle sera attirée tôt ou tard dans le giron communautaire. On peut toutefois émettre quelques réserves importantes. Premièrement, les comportements des groupes indépendantistes et de leurs leaders semblent s’imprégner des codes classiques du nationalisme, à ses mythes et à ses coutumes, à la violence et à la haine du voisin. Présenter ces mouvements comme fédéralistes rentre dans la catégorie des vœux pieux. Deuxièmement, l’adhésion éventuelle des républiques indépendantistes à une communauté transformée en Union fédérale demeure lointain et incertain, parce que tout simplement, avant que la question ne se pose réellement, il faudra surmonter les graves crises politiques, internes et internationales, que leurs combats pour l’accès à l’indépendance ne manqueront pas de provoquer. Il est donc hasardeux de s’appuyer sur une hypothèse aussi improbable pour soutenir des prétentions qui, à court et moyen terme ne produiront que tensions et instabilité. Troisièmement, en adoptant un point de vue égoïste, il est aisément compréhensible qu’une partie des citoyens des républiques soviétiques et yougoslaves relativement prospères comparées aux autres régions de l’entité à laquelle elles appartiennent veuillent se libérer de la contrainte qui les obligent à contribuer au développement du reste de cette entité, à la hauteur de leurs moyens. Ces citoyens peuvent légitimement être irrités de voir le fruit de leur travail dilapidé par une classe politique et une bureaucratie incompétentes et corrompues. Néanmoins, l’application du principe selon lequel chaque région pourrait, à son gré, quitter un État et adhérer à un autre pour des raisons purement économiques supprimerait la solidarité de la sphère politique, alors que cette dimension constitue l’essence de la démocratie : c’est cette dimension qui est rejetée, en Italie, par la Ligue du Nord, sous couvert d’un fédéralisme de pacotille. Le fédéralisme authentique a pour ambition d’élargir et de renforcer le principe de solidarité, parallèlement à celui de pluralisme, à l’échelle européenne puis ensuite mondiale.

Tout cela ne remet absolument pas en cause le droit de chaque communauté territoriale à se gouverner elle-même, y compris les plus petites – villages ou quartiers. Ce qui distingue le droit à l’autogouvernement et celui à l’autodétermination, c’est l’absence de souveraineté, c’est-à-dire d’obtention de l’exclusivité du pouvoir. Le droit à se gouverner soi-même est indispensable dans une démocratie. Les hommes ont un besoin à faire valoir les spécificités des différentes communautés auxquelles ils appartiennent. Il est bien naturel qu’ils puissent jouir des différents niveaux de gouvernement au sein de chaque délimitation territoriale dans laquelle des besoins et les problèmes se présentent. Cela étant, la solidarité doit être planétaire ; il en va des besoins propres à l’expression des valeurs que sont la liberté, l’égalité, la justice, et la paix. Cela signifie, qu’à l’heure actuelle, les États souverains qui existent sont arbitraires et qu’ils doivent être dépassés dans la perspective d’une fédération mondiale. D’autres nécessités, comme la culture, la qualité de vie, l’aménagement du territoire, le lien entre dépenses publique et privée doivent être satisfaites à des échelles plus réduites. L’existence parallèle de plusieurs niveaux de gouvernement indépendants mais liés entre eux constitue le principe même du fédéralisme. Dans un système fédéral où règne la subsidiarité, il n’est pas jusqu’à la plus petite communauté humaine qui ne puisse pas faire valoir son droit à la différence usant des droits qui lui sont garantis par la constitution, sans cesser d’appartenir à un peuple plus grand, si possible, mondial.

Le fédéralisme exprime l’unité et l’égalité de tous les êtres humains, ainsi que leur dignité d’hommes libres et distincts du fait de leurs spécificités culturelles. Dans l’optique d’une fraternité universelle, la diversité n’est pas un abus des minorités, mais l’exercice de prérogatives reconnues à chacun. Une telle reconnaissance ne s’obtient pas dans un État dont la légitimité se fonde sur des pulsions tribales qui font appel à ce que l’âme humaine a de plus sombre. Elle s’obtient dans un État qui puise sa légitimité dans le consentement librement donné par des individus qui s’identifient comme appartenant à l’espèce humaine.

Que répondre à nos camarades baltes, croates, ou slovènes qui prétendent être mus par les idéaux fédéralistes et nationaux vis-à-vis de leurs propres républiques ? Que leurs combats pour l’implosion de l’URSS et la guerre en Yougoslavie seraient les pires services qu’ils puissent rendre à la cause fédéraliste, que ce soit en Europe ou dans le reste du monde. Aujourd’hui, le futur de l’humanité se joue dans l’affrontement qui oppose le fédéralisme et le nationalisme. Peu importent les sophismes par lesquels on tente de réconcilier deux idéologies incompatibles, malgré toute la bonne foi de leurs auteurs, il faudra choisir une des deux voies. Cela ne nous empêche pas d’aimer nos multiples patries respectives, mais uniquement dans le cadre d’un système institutionnel à même de garantir la paix et le pluralisme. De nos jours, un vrai fédéraliste issu d’un pays balte devrait chercher les personnes ressortissantes des autres républiques soviétiques sensibles à la solidarité et au pluralisme pour transformer l’URSS en une fédération démocratique, au mépris de l’impopularité d’une telle démarche, ce que les fédéralistes ont toujours fait. Cette nouvelle Union devrait pouvoir contribuer, dans le cadre des Accords d’Helsinki, à une coopération étroite avec une Union européenne (UE) pour mettre en place un ordre européen et mondial, pacifiques et démocratiques. De même, un bon fédéraliste croate ou slovène devrait risquer l’impopularité en donnant la main à ceux qui seraient animés par les mêmes valeurs au sein d’autres républiques de la Yougoslavie, afin de faire progresser la démocratisation du pays et de l’amener ainsi sur le chemin de l’adhésion à l’UE. Il illustrerait un exemple, avec la République fédérale d’Allemagne, d’un État fédéral s’intégrant lui-même à une fédération plus grande, garantissant ainsi la décentralisation et le pluralisme.

Toutefois, les États d’Europe occidentale n’ont pas de leçons à donner à leurs homologues de l’Est s’ils se montrent eux-mêmes incapables de créer, dans le cadre de la Communauté, un véritable État fédéral capable d’utiliser ses propres richesses pour contribuer à créer un équilibre stable et pacifique, sur le continent et sur le reste du globe, s’ils ne parviennent pas à intégrer leurs propres voisins sans mettre en danger la cohésion interne et l’efficacité dans la prise de décision, ou encore s’ils ne présentent pas un modèle de coexistence fondé sur la tolérance, par opposition aux mythes nationalistes destructeurs. Les tragédies qui se produisent dans l’URSS et en Yougoslavie accusent gravement la paralysie de l’Union des douze, qui, face à la possibilité de réaliser ces changements, se préoccupent de leurs souverainetés nationales, qui paraissent aux yeux d’une majorité de citoyens, insensées et à l’encontre de l’Histoire.