Le regard européen de Michel Theys

Non, le passé n’est pas mort pour tout le monde…

, par Michel Theys

Il est des dossiers qui amènent à penser que l’information n’est rien d’autre qu’une fantastique poupée-gigogne, une matriochka un peu inquiétante. Certains médias – pas tous, tant est chérie l’information dite « de proximité » par les temps qui courent – ont rendu compte de manière d’un arrêt qui a été récemment rendu par la Cour européenne de justice au sujet de l’accord de pêche liant l’Union européenne et le Maroc jusqu’en juillet prochain. Cette information ne nécessitait, d’un point de vue européen, aucune élaboration particulière. Toutefois, ailleurs dans le monde, un arrêt des juges européens peut parfois nourrir des articles et commentaires dont le ton, la tournure et les sous-entendus relèvent d’un temps que beaucoup d’Européens pensaient révolu pour de bon. Il ne l’est pas partout dans le monde...

Ce n’est pas le cas pour le journaliste marocain qui ouvre sa dépêche par ces mots : « La justice européenne que le Polisario et l’Algérie voulaient manipuler pour servir leurs vils desseins a tranché dans le vif en rendant, mardi, un arrêt qui ne reconnaît aucun rôle à l’organisation mercenaire et à ses complices » (MAP, 1 er mars). Et notre confrère de se féliciter dans la foulée que la Cour de justice soit restée insensible « au tintamarre créé par l’appareil propagandiste du polisario le P majuscule étant soigneusement évité..., relayé en transe par les scribouillards de la presse algérienne, maîtres de l’esbrouffe ». Voilà qui change du ton sobre auquel sont habitués les fidèles de la presse européenne de qualité et qui rappelle que, pour beaucoup de pays n’ayant pas la chance de vivre dans l’Union, la réalité reste celle de contentieux toujours susceptibles de tourner en conflits. Du coup, l’information y demeure souvent sous la menace d’avoir à s’accommoder de doses plus ou moins fortes de propagande, le premier talent du journaliste étant alors de rendre celle-ci la moins pesante et la plus crédible possible.

C’est ce que fait le confrère marocain en rapportant simplement, sans s’appesantir, que l’ambassadeur du Maroc auprès de l’Union, Ahmed Reda Chami, s’est félicité du fait que la Cour de justice n’ait pas adhéré « aux analyses politiques de son avocat général ». Cette information est d’autant moins suspecte qu’elle s’est trouvée également relayée par l’eurodéputé français Gilles Pargneaux : la Cour de justice « s’éloigne des analyses politiques de l’avocat général et évacue un vocabulaire tout à fait inapproprié (...) », a communiqué celui qui préside le groupe d’amitié Union européenne–Maroc. Le fait que, cette fois, les conclusions de l’avocat général, généralement suivies par la Cour, aient été révisées pourrait inciter à penser qu’il n’y a pas eu de fumée sans feu...

C’est là que l’on quitte le domaine de l’information stricto sensu pour pénétrer dans un espace où se croisent d’autres publicistes mâtinés d’activistes, les uns avançant à visière découverte, d’autres relevant d’officines où le secret (d’État ?) n’est brisé que pour gagner à la cause défendue, quitte à discréditer s’il le faut. C’est là, par exemple, qu’il s’est murmuré que l’avocat général – et ancien ministre belge – Melchior Wathelet aurait pu, dans la rédaction de ses conclusions, se laisser influencer par un membre de son cabinet « coupable » d’avoir, par ses activités professionnelles précédentes, fréquenté des personnes proches d’Alger, donc hostiles au Maroc sur la question du Sahara occidental.

Et d’autres de glisser aussi que ce référendaire aurait pu, par l’arrêt escompté (et finalement largement rectifié), chercher à servir les intérêts de la Grèce face à la Turquie dans le dossier chypriote. Comme le dit la sagesse populaire, médisez, médisez, il en restera toujours quelque chose... Ce qu’il reste de parfaitement tangible, c’est l’intérêt que ce dossier relatif à la pêche européenne au large des côtes du Sahara occidental a suscité dans un autre pays pas tout à fait de la région : Israël ! Ce dossier en apparence marginal y a fait l’objet d’une couverture impressionnante. Et fortement intéressée. Ainsi, dans Israel Hayom, Eran Bar-Tal rappelle ce constat de son rédacteur en chef, Boaz Bismuth, qui fut un temps ambassadeur d’Israël en Mauritanie : « Le Sahara occidental est important pour le Maroc presque comme l’est Jérusalem pour Israël ». Ayant été en poste dans un pays jouxtant le territoire désertique qui oppose le Maroc au Front Polisario soutenu par l’Algérie, cet ancien diplomate sait évidemment de quoi il parle. C’est vrai, les dirigeants marocains tiennent au Sahara occidental comme à la prunelle de leurs yeux. Toutefois, ont-ils réellement besoin d’alliés qui ne se joignent à la cause qu’à des fins intéressées ? Et qui agissent tels des éléphants égarés dans un magasin de porcelaine ?

L’économiste Eran Bar-Tal observe ainsi que dans l’histoire de l’Europe, « le nom de code ‘droits de l’homme’ l’emporte toujours sur les intérêts eux-mêmes » et que, dans ce cadre, « il est plutôt facile pour les groupes de défense des droits de l’homme de trouver le juge qui sera sympathique à leur cause et de déposer leur plainte devant le tribunal de ce juge ». Qui le polémiste vise-t-il ? La High Court of Justice qui a préféré poser une question préjudicielle à la Cour de justice plutôt que de dire que l’accord de pêche entre l’Union européenne et le Maroc était invalide ? L’avocat général Wathelet qui inclinait à le penser ? Un peu tout le monde sans doute, tant il est vrai que quand il est question de foi, la tentation est toujours de se dire que dieu reconnaîtra les siens...

En l’occurrence, c’est bien de (mauvaise) foi qu’il s’agit. En atteste l’article en forme de cocktail Molotov lancé par une certaine Irina Tsukerman dans le Jerusalem Post. Selon cette personne présentée comme une « avocate et analyste des droits de l’homme et de la sécurité nationale ayant beaucoup écrit sur le Maroc et les questions de souveraineté, de droits de l’homme et géopolitiques qui y sont liées », l’Union européenne a l’immense tort de considérer « les territoires contestés de Judée et Samarie comme "occupés" ». Dès lors, un arrêt de la Cour trop favorable aux thèses du Polisario aurait pu avoir des « implications juridiques » fort gênantes pour Israël. Nul doute, à ses yeux, qu’un arrêt défavorable au Maroc aurait incité l’Union « à utiliser la même tactique pour aider les Palestiniens »...

C’est que, assène cette dame peu allergique aux amalgames, les revendications de souveraineté du Polisario comme celles des Palestiniens sont « historiquement douteuses », elles qui « provenaient de mouvements de libération soutenus par les Soviétiques, visant à déstabiliser et à délégitimiser les pays pro-occidentaux ». Aujourd’hui, les activistes au service des droits de l’homme restent, selon elle, « inspirés par les révolutionnaires communistes et islamistes », l’Algérie tirant les ficelles dans le cas du Sahara occidental. C’est pourquoi la plainte déposée par la Western Sahara Campaign au Royaume-Uni présentait, selon elle, tous les risques de déboucher sur « un abus de pouvoir d’un juge activiste » et pouvait amener l’Union à appliquer la même recette de boycott concernant Israël et les Territoires occupés...

Voilà à quels délires peut conduire un arrêt de la Cour de justice. Heureusement, dans sa sagesse, le juge européen a tenu à la fois l’église, la mosquée et le temple au milieu du village. Mais comment ne pas être tenté de rappeler aux responsables marocains qu’il est parfois judicieux de demander à dieu qu’il nous protège surtout de nos... (faux) amis, tant les outrances déplacées de leur appui pourraient desservir la cause qui est la leur...

P.-S.

Michel Theys, journaliste professionnel spécialisé dans les Affaires européennes et auteur, vit en Belgique. Il est actuellement éditorialiste de l’Agence Europe et depuis longtemps le responsable de la Bibliothèque européenne, un supplément à ses Bulletins quotidiens. La participation de Michel à Fédéhoses est volontaire et amicale de même que strictement personnelle