Globalisation et pouvoirs locaux

, par Mariana Lune Pont

« Les questions locales et mondiales sont actuellement , plus que jamais, interconnectées. Au bout du compte, c’est dans les rues de nos villes que l’on pourra évaluer les décisions prises aux Nations Unies. Vous êtes des associés incontournables. Même si nos objectifs sont globaux, ils seront atteints de façon plus efficace à travers une action au niveau local. »
Kofi ANNAN [1]

En marge des controverses sur les origines, la nature, et la portée du phénomène appelé « globalisation. », il existe un consensus sur le fait que, parmi beaucoup d’autres choses, celui-ci comporte le passage d’un modèle centré sur l’État, vers un système de relations complexes sur plusieurs niveaux. Dans ce processus, on trouve un réseau serré, dominé par des tendances qui semblent diverger : un mouvement d’unification vers le haut (instances supranationales) et un autre d’éclatement vers le bas (expressions infranationales). Parallèlement, une modification des termes de la relation entre État et société civile. Comme cela a déjà été signalé, un monde de bifurcations et de souverainetés trouées, dans lequel les critères pour définir la territorialité doivent être corrigés à la lumière des nouveaux modèles techno-productifs et commerciaux, des nouvelles formes de relations internationales, des changements dans les articulations entre les affaires internes et externes, et de l’altération des liens intergouvernementaux. En résumé, des procédés nouveaux pour la gestion des affaires mondiales.

En s’adaptant à la logique qui les dirige, supranational et infranational progressent chacun selon leur propre spécificité, et s ‘articulent sur des plans et de façon différents. Dans ce travail, nous nous intéresserons surtout au chapitre infranational, en y incluant autant les grandes unités administratives d’un pays -provinces, régions, ou leurs équivalents sous d’autres noms-que des bourgs ou des villes, avec une attention particulière pour l’expérience du Mercosur. Il n’est pas nécessaire de souligner la notoriété croissante de ces acteurs, tant sur le plan du développement interne, de l’organisation politique, de l’adaptation de la vie économique, des relations avec la société civile, etc., que sur celui des relations extérieures —c’est à dire vers leur environnement aussi bien régional que mondial. On trouve le reflet de ce phénomène dans l’intérêt croissant que le développement de ces unités infranationales a suscité dans le domaine des sciences sociales et, dans ce cadre, les hypothèses sur le rôle qu’elles peuvent jouer, sous certaines conditions, dans la recherche de démocratisation à l’intérieur de chaque société, et dans l’ordre mondial.

Tout d’abord, quelques remarques s’imposent. En premier lieu, l’identification d’une tendance ne doit pas être confondue avec sa réalisation complète, et donc, l’effort d’analyse doit être centré sur l’interaction complexe entre l’ancien, qui tend à reparaître, et le nouveau. En second lieu, dans l’appréciation d’un phénomène donné, il faudra chercher les potentialités qui apparaissent ou non dans leur totalité. En dernier lieu, les transformations de portée globale, tout comme celles d’une moindre portée qu’on peut leur associer, se déroulent avec leurs singularités propres, dans les zones centrales comme dans les régions périphériques.

Des disciplines diverses ont abordé en détails la manière selon laquelle les forces globalisatrices et les politiques néolibérales se sont complétées pour provoquer un changement profond dans la relation entre État, marché et société en Amérique Latine. Et l’on n’a pas manqué de signaler les conséquences sociales et politiques de ces expériences. La crise de l’endettement et l’impact d’un ensemble de circonstances dominantes dans l’économie mondiale, ont affecté les gouvernements dans des pays où réapparaissaient des pratiques démocratiques, et qui n’ont pas pu éviter les politiques d’ajustement imposées par les pays créanciers et par les organismes internationaux : privatisation, dérégulation, ouverture asymétrique, flexibilité des marchés du travail, démantèlement des institutions du bien-être, affaiblissement de la sphère publique et des canaux traditionnels de représentation — partis politiques, syndicats, etc.
La formule réunissait la décentralisation et la réorganisation politico-administrative du territoire. Obligés de faire preuve de discipline et d’équilibre macroéconomique, les gouvernements centraux ont transféré aux niveaux administratifs et juridictionnels inférieurs les fonctions liées à la gestion sociale : éducation, santé, habitat, développement, etc. Mais ils l’ont fait sans mettre en place les moyens nécessaires pour y faire face, de sorte que ces unités se sont trouvées livrées à elles même et conditionnées par une longue tradition centralisatrice, des rigidités bureaucratiques, des cadres légaux inadaptés, un manque de moyens humains et la poursuite d’anciennes pratiques liées au clientélisme.

Les bilans les plus mesurés concernant ces décisions ont dû énumérer leur coût social, et reconnaître l’accroissement de plusieurs déséquilibres ; ils ont aussi dû reconnaître que, devant l’obligation d’apporter une réponse au défi qui s’offrait à eux, les gouvernements locaux ont emprunté des chemins auxquels ils n’étaient pas habitués, et beaucoup d’acteurs sociaux mirent en jeu leur capacité d’adaptation à un nouveau contexte. Un processus aussi riche de nuances et de contradictions ne pouvait que donner naissance à une vaste littérature, bien décidée à l’interpréter et à lui donner un caractère normatif. Tel courant souligne ses virtualités et ses potentialités, tant à l’intérieur de chaque société -renforcement de la démocratie, participation, essor de la citoyenneté, favorisation d’un développement économique et social intégral et véritablement rentable- comme dans sa projection vers le monde -augmentation de la présence internationale, recherche de nouvelles opportunités et de nouveaux interlocuteurs etc. Un autre courant, souvent trop rapproché des idées qui ont marqué le cap des accords orthodoxes, met en exergue la dimension économique, la « libération des énergies nécessaires à la croissance » en adaptant son langage aux concepts d’efficacité, d’insertion internationale compétitive, de commerce, d’ouverture de marchés, de recherche d’investissements et de compétitivité territoriale, en s’alignant sur les intérêts immédiats du monde des affaires.

Dans cette perspective, l’action extérieure infranationale n’agirait pas comme une pratique destinée à améliorer l’efficacité de son action dans le milieu international, ni comme la conséquence du besoin d’un territoire de montrer sa personnalité et sa singularité à l’extérieur ; ce serait plutôt un dérivé des transformations des systèmes d’échanges économiques qui se traduisent par de nouvelles formes de gestion qui s’internationalisent, dans un processus d’affirmation territoriale à l’intérieur de l’État, de transnationalisation des activités économiques et de restructuration des unités infranationales, en termes de productivité et de politiques compétitives. Tout cela sous l’impulsion d’une image de villes et de régions plongées dans une compétition mercantiliste -souvent porteuse de conflits- sous l’impulsion, aussi, du besoin d’investissements et d’insertion dans le marché mondial et des risques de voir s’ouvrir des brèches entre des espaces centraux de plus en plus incorporés à l’économie mondiale, et ces espaces périphériques mal armés pour la compétition dans une économie mieux intégrée et globalisée, deux éléments susceptibles de favoriser l’émergence de nouveaux modèles de polarisation du centre vers la périphérie, tant au niveau national, régional, qu’international.

Comme il a déjà été dit, les villes ont joué un rôle moteur dans ce mouvement et elles se sont fréquemment placées à la tête de l’ouverture internationale qui passe par des formes bilatérales ou multilatérales. Naturellement, au delà de la gravitation des nouvelles tendances, globales et régionales -renforcées par l’impact des initiatives intégrationnistes exprimées dans une nouvelle vague « régionaliste »- cette projection internationale infranationale reconnaît de nombreux antécédents .Les villes ont un long passé de relations internationales. Depuis les villes-États de la Grèce, on peut identifier des mouvements transterritoriaux de villes, et le rôle de celles-ci comme noyaux commerciaux, dans un système de réseaux urbains. Dans l’histoire de l’Occident, la nature de leur action s’est constamment modifiée. Si, pendant le Moyen-Age, elles ont eu la fonction de centre politico-administratif, leur rôle s’est considérablement transformé depuis la révolution industrielle, quand elles sont devenues le lieu de concentration des activités économiques de production industrielle, en concentrant les usines et les industries modernes. Les tendances actuelles montrent de nouvelles modifications dans ce sens.
On prend souvent l’exemple du Québec pour exprimer l’un des premiers registres d’action internationale infranationale qui visait à créer des espaces propres de représentation à l’extérieur. Quand existait la Province de Québec, divisée en « Haut Canada » et « Bas Canada », les relations internationales demeuraient contenues dans la politique impériale britannique ; cependant, quelques membres de l’Assemblée du Bas canada tentèrent d’établir des relations, d’abord avec le Parlement britannique, puis avec les États-Unis, et entre 1816 et 1833 une agence de la région s’établit dans la métropole impériale. Quelques années plus tard, le Québec ouvrit sa première Agence générale à Paris en 1882, bien avant que le Canada ne compte avec une délégation à l’étranger ; la seconde s’est installée à Londres en 1908, et la troisième à Bruxelles en 1915. [2]

Au début du XXe siècle, on assiste déjà à l’installation du premier réseau transnational de villes, créé en Belgique en 1913. A cette occasion, et en réponse à l’initiative d’un secteur politique se tint un congrès où participèrent plus de quatre cents délégués, représentant les municipalités de vingt pays, et au cours duquel fut fondée l’Union Internationale des Autorités Locales (IULA).

Avec l’avancée du siècle, la construction de réseaux de villes est apparue de plus en plus liée à l’idée de « jumelage », surtout pendant la seconde guerre mondiale, dans le but de prévenir de nouveaux conflits .Un exemple en est les liens établis en 1944 entre la ville portuaire canadienne de Vancouver, et la ville portuaire récemment libérée d’Odessa, liens qui ont servi pour la reconstruction de cette dernière. Un autre exemple en est les 50 maires qui, en 1951, étaient convaincus que l’Europe ne pourrait pas surmonter ses difficultés sans unir ses forces, et qui fondèrent le Conseil des Municipalités et des Régions Européennes (CMRE) en introduisant la notion de « citoyen européen » et à partir de là, l’idée de « jumelage ». L’Allemagne et la France ont joué un rôle fondamental, plus de la moitié des jumelages conclus peuvent leur être attribués. La plupart des analystes affirmeraient que ce mouvement fut l’un des facteurs qui contribuèrent à éviter de futurs affrontements, en créant le climat favorable à la convergence qui allait déboucher sur les accords d’où allait naître la Communauté Européenne. [3]
1957 vit la naissance de la World Federation of United Cities (Fédération mondiale des villes jumelées) Dans ces années-là, le Président Eisenhower lançait le programme « People to people » [4], prédécesseur et inspirateur du fameux Réseau des Villes Jumelles (Sister Cities Network). Dans une conférence donnée en 1956 à la Maison Blanche, il disait : « Si nous prenons avantage des suppositions que le peuple veut la paix, alors le problème pour le people est de se réunir et de presser les gouvernements… de metre en place non une méthode mais des milliers de methods par lesquelles le people pourrait graduellement apprendre un peu plus les uns des autres... ». Certains trouvent dans ce discours l’introduction à l’idée de diplomatie citoyenne. Cette organisation touche aujourd’hui 2.500 communautés dans 137 pays du monde.

Les exemples possibles sont encore beaucoup plus nombreux. Ces expériences montrent des modes d’articulation propres à la culture urbaine, liés à différentes conjonctures internationales, à la demande de reconstruction après un conflit armé, à la recherche de coalitions, à des enchères entre les blocs, qui furent -comme les flux de plus en plus fréquents de personnes d’une nation à une autre- facilités par les changements dans la technologie du transport et des communications. Cette façon d’agir,internationale et infranationale a été abordée principalement à partir de deux axes d’analyse : d’un coté en fonction de ses effets pour la définition des politiques extérieures -terrain qui retombe parmi les compétences exclusives des gouvernements nationaux- en mettant l’accent sur la question de la manière avec laquelle ces expressions de paradiplomatie affectent la souveraineté de l’État ; quant à la nature du phénomène, on se demande s’il s’agit vraiment de politique extérieure, ou s’il s’agit de manifestations de politiques intérieures qui s’internationalisent. D’autre part, il faut reconnaître son impact sur les relations intergouvernementales, particulièrement dans des États à caractère fédéral (pas exclusivement), si l’on avance dans l’étude du lien entre type de régime et politique extérieure.

Quelques observations indiquent qu’à ce jour, il existe au moins 15 réseaux globaux de villes [5], auxquels viennent s’ajouter un grand nombre de réseaux d’importance régionale et des centaines de regroupements destinés au traitement de problèmes spécifiques [6]. La dimension acquise par ce phénomène est bien montrée par la création de Villes et Gouvernements Locaux Unis (CGLU), en 2004, en tant que porte-parole des gouvernements locaux sur le plan global [7]. Ses objectifs principaux sont de promouvoir la coopération et l’intégration des gouvernements locaux, augmenter le rôle et l’influence de ces gouvernements locaux et des organismes qui les représentent auprès des instances globales, et assurer une organisation mondiale démocratique et efficace. « Renouveler et fortifier notre accord avec les Nations unies, et garantir aux gouvernements locaux un rôle en tant que piliers du système international », voici quels sont les fils conducteurs. Comme cela figure dans la déclaration initiale de ce travail de l’ex-Secrétaire Général des Nations unies Kofi Annan, le CGLU s’est transformé en interlocuteur éminent de l’ONU, pour ce qui est des principaux thèmes globaux -milieu ambiant, changement climatique, projets pour le millénaire, problématique urbaine, agenda mondial du développement, Aide et Coopération pour le Développement, catastrophes naturelles, femmes, Sida et d’autres pandémies, Alliance des Civilisations, parmi d’autres thèmes- même s’il n’a pas encore obtenu un statut de consultant formel de cette organisation -mais il s’y emploie activement.

Les tendances actuelles renforcent ces relations, en intensité et en profondeur, et en conséquence, la gestion internationale-infranationale acquiert des orientations, un sens et des potentialités différents. Peut-être la multilatéralisation de ces liens et la façon dont ils s’organisent en véhicules pour l’articulation des niveaux locaux, avec des thèmes qui intéressent le gouvernement global, peut-être est-ce ce qui rend ce thème encore plus important.

En Amérique latine, on pourrait sans doute identifier des liens entre des villes, motivés par tel ou tel des facteurs mentionnés plus haut ; à partir d’un certain moment, ils se matérialisent surtout autour des processus d’intégration régionale. L’expérience du réseau de villes du Mercosur (Mercociudades) illustre bien ce phénomène.

Si Mercociudades a été créé au milieu des années 1990, on doit son apparition aux relations préalables qui ont entraîné les conditions de son développement. Un premier antécédent est constitué par l’afflux de contacts, de négociations et d’actions collectives entre des villes de la région, qui ont accompagné le mouvement d’intégration des années 1980 ; mais ce fut le Protocole 23 -d’Intégration régionale frontalière- dans le cadre du Programme d’intégration et de coopération économique entre l’Argentine et le Brésil, qui fut l’instrument régional qui a reconnu et habilité la participation de gouvernements infranationaux, particulièrement dans des zones frontalières.
En dehors de ce champ d’action limité, on voyait apparaître d’autres formes de relations entre les villes. Par exemple le dialogue et la collaboration entre Tabaré Vazquez, quand il était Maire de Montevideo, et Olivio Dutra, maire de Porto Alegre et de l’administration suivante -Tarso Genro- Un lien qui se traduisait en discussions, séminaires et échanges d’expériences de politique locale. Quelque chose du même genre s’est passé avec la ville de Rosario (Argentine) et d’autres villes de la région. Dans ce contexte, surgit l’idée de créer une articulation avec toutes les villes du Mercosur, née tout d’abord de l’intention de la Préfecture (mairie) de Porto Alegre de convoquer une réunion des autorités des capitales du Mercosur, dérivée plus tard sur la création d’un forum de discussion des problèmes des métropoles, puisqu’elles étaient exclues de l’axe des négociations entre les gouvernements centraux du Mercosur. La figure de José Eduardo Utzig – Secrétaire aux ressources et aux relations internationales (Secretaria de Captacao de Recursos e Relaciones Internacionais) de Porto Alegre- a été déterminante pour la construction de ce mouvement, et la création de Mercociudades. [8]

Finalement, cette création a eu son origine dans le Séminaire « Mercosur : options et défis pour les villes », qui eut lieu à Asunción (Paraguay), en 1995. Le résultat de ce séminaire fut la Déclaration d’Asunción, qui met en évidence la nécessaire création d’un réseau de villes des pays du Mercosur, qui serait un moyen pour ces unités infranationales d’être parties prenantes dans le processus de décision de l’organisation. Novembre de cette même année a vu la naissance du réseau Mercociudades, dont l’acte fondateur a été signé par onze villes, et qui compte aujourd’hui 213 membres [9]. La déclaration du Sommet fondateur réclamait « le droit pour les villes d’exercer un rôle actif et autonome par rapport aux gouvernements nationaux, dans les compétences relatives à l’intégration régionale » et elle demandait la formulation d’un modèle d’intégration dont la structure institutionnelle rendrait possible l’insertion de l’ensemble des villes dans le système régional.

Si le Statut constitutif du Réseau disait clairement qu’il se fixait comme but fondamental « la reconnaissance de la structure du Mercosur, en recherchant la co-décision dans sa zone de compétence », il est aussi certain, et digne d’être souligné que cet objectif s’accompagnait de la vocation à occuper un espace politique pour compléter l’intégration en introduisant un élément critique au processus. Dans cet esprit, Mercociudades se proposait d’introduire une perspective moins centralisée, plus complète, et qui renforcerait la participation d’autres acteurs sociaux et politiques. Voici les mots de l’un des fonctionnaires de la période de gestation du réseau : « Nous avons constaté que le processus de constitution du Mercosur était un processus institutionnel entre des pays et qu’il n’avait qu’un but économique. Selon ce point de vue économique, les grandes entreprises, surtout les multinationales, coiffaient l’intégration, dans l’optique de créer une meilleure situation de marché, et nous pouvions donc constater que l’intégration se faisait par le haut. Elle manquait des mécanismes qui auraient permis une intégration sociale, à partir des intérêts de groupes moins favorisés, et des citoyens en général. Nous avons bien vu que l’entrée des villes pourrait engendrer une polarité différente. Les pouvoirs locaux défendraient un agenda social, politique et même économique, mais cette fois davantage selon le point de vue des entreprises moyennes, et des intérêts des travailleurs... Il existait la nécessité d’un espace critique sur le processus d’intégration, qui n’était occupé par aucun acteur politique. Ou s’il était occupé, par exemple, par les partis politiques d’opposition ou les grands syndicats, cela n’engendrait pas un discours positif... Il devenait nécessaire de penser une intégration depuis la base, une intégration qui engloberait les communautés, et pas seulement les gouvernements et les intérêts des monopoles. Et nous avons cru qu’il était possible de l’obtenir. Ce fut là le fondement de l’idée que nous, (les communes), nous devions occuper cet espace politique pour débattre de l’intégration ; et cette idée est devenue une des bases politiques de l’initiative de la création de Mercociudades, mais pas la seule. [10]

Mercociudades a organisé son travail autour de 14 unités thématiques (Uts) orientées vers le traitement, le transfert d’expériences, et la formulation de projets communs, sur des thèmes aussi divers que le développement social, le développement économique local, la culture, l’autonomie et la gestion financière, le milieu ambiant, la sécurité dans les villes, le tourisme, le développement urbain, les marchandises, l’éducation, la jeunesse, la planification stratégique, et la science, et la technologie. Toutes ces Uts ont une grande autonomie d’action, et se transforment, avec le temps, en véritables sous-réseaux de villes, avec un rôle de plus en plus actif, tant au sein du réseau qu’en dehors, en même temps qu’elles utilisent leur position pour se projeter dans des espaces politiques qui dépassent les niveaux municipaux et régionaux.

A titre d’exemple, la participation conjointe de plusieurs villes dans des cadres tels que le Programme UR-BAL de l’Union européenne, ou dans le Programme des Villes éducatrices, ou la participation aux Uts du Milieu ambiant et du Développement aidé, et en représentation du réseau, à la Conférence des Nations unies pour le milieu ambiant « Rio + 10 » à Johannesbourg en 2002 ; à la Session des Autorités locales, et bien d’autres initiatives.

Mercociudades s’est converti en un acteur fondamental dans la création d’un espace institutionnel des villes dans le Mercosur, même s’il n’a pas réussi à obtenir la reconnaissance officielle de la part des gouvernements nationaux et de l’organisation (situation paradoxale, étant donné son rôle, sa visibilité et le fait symbolique d’avoir établi son Secrétariat technique permanent dans le même édifice que le Secrétariat administratif du Mercosur). Malgré l’avancée qu’a représentée la création de ce réseau, en ce qui concerne l’activation de la participation d’unités infranationales, il n’y avait toujours pas d’espace de représentation institutionnel à l’intérieur de la structure juridico-administrative de l’organisation régionale, pour ce niveau de gouvernement. Beaucoup d’analystes attribuent le fait que, dans le Mercosur, la dimension locale ait toujours été reléguée, pendant toute la décennie, au poids des présidents comme acteurs principaux du processus.

Cette représentation allait se concrétiser, à partir de l’année 2000, avec la création de la Réunion spécialisée des Communes et intendances (REMI), organe auxiliaire du Groupe Marché commun (GMC), qui avait peu duré. Pendant son fonctionnement, REMI eut de gros problèmes qui compliquèrent son fonctionnement et sa durée. Le premier d’entre eux était lié à l’importante hiérarchie accordée à l’organisme, tout d’abord liée directement au GMC -instance exécutive de l’organisation -et plus tard transférée au Forum de consultation et de concertation politique (FCCP), organe sans capacités de décisions. D’autre part, le « format » Réunion spécialisée, comme modalité subsidiaire des Sous-groupes de travail, n’offrait pas de grandes possibilités de développement. Un autre problème est né de son programme de travail, qui avait du mal à se démarquer de celui de Mercociudades, entraînant de rares incitations au compromis et à la participation. A cela, est venu s’ajouter sa propre façon de travailler, qui -dans une tentative pour éviter de doubler les efforts et de créer des structures bureaucratiques-, évita d’engendrer une structure institutionnelle propre comme l’avaient fait d’autres Réunions spécialisées, grâce à quoi il confia une partie de son travail aux Unités thématiques de Mercociudades. Pendant que REMI fonctionnait en accord avec les règles du Mercosur, (Présidence Pro temporis semestrielle et délégations négociées par pays), les Unités thématiques le faisaient en accord avec les normes de Mercociudades, et leurs dirigeants ne répondaient pas toujours aux exigences des autorités formelles de l’organisme d’intégration [11]. Ce qui fut encore plus important et déterminant, ce fut le fait que, à Mercociudades, la logique du travail a toujours été orientée vers la construction de vues ou de positions régionales d’origine locale et vers la création de stratégies communes dans le contexte de l’intégration. Pendant ce temps, la conception institutionnelle de REMI, organisée en termes de sections nationales, se diluait et agissait à l’encontre des vues conjointes. [12]

Le REMI a été remplacé en 2004 par le Forum consultatif de municipalités, d’États fédérés, de Provinces et de Départements du Mercosur (FCCR), dont l’objectif fondamental est de « stimuler le dialogue et la coopération entre les autorités au niveau étatique, municipal, départemental et provincial ». Il est approuvé par un Comité de municipalités, et par un Comité des États fédérés, Provinces et Départements. [13] Avec un statut consultatif, il ne peut que réaliser des recommandations au Groupe Marché commun.

Malgré le fait que ses propositions n’ont pas un caractère obligatoire, il est important de noter que sur le plan politique, son importance dans le processus d’intégration réside dans la formation de consensus précis qui, par des pressions politiques, peuvent ressortir dans des documents importants, avec une efficacité juridique, dans les différentes instances du bloc. Cependant, jusqu’à présent, son fonctionnement n’a pas été simple. L’absence de consensus dans la rédaction de son règlement interne de fonctionnement, ajouté aux difficultés de coordination entre les deux Comités, et les différences de programme et de priorité entre eux, tout cela constitue un défi fondamental pour son fonctionnement.

Cette dynamique infranationale s’exprime aussi dans d’autres cadres. Il y a eu des avancées dans le dialogue et les accords avec d’autres réseaux de villes de la région comme, par exemple, avec le Réseau argentin de villes, et avec des organisations de pouvoirs locaux liées au Système d’intégration centroaméricain, et aussi, au dehors, vers des réseaux de villes de l’Union européenne et d’autres espaces intégrés. La voix locale essaye aussi de trouver des canaux d’expression en relation avec le dialogue entre l’Union européenne et l’Amérique latine et les Caraïbes, demande qui s’est concrétisée à travers la création de Forums internationaux de gouvernements locaux, tels que le Forum iberoaméricain de gouvernements locaux, et le Forum de gouvernements locaux Europe, Amérique latine et Caraïbes. [14] L’un de leurs objectifs est de créer des espaces de dialogue, de coopération et de renforcement des relations entre les citoyens, et d’apporter aux Sommets de Chefs d’États et de gouvernements la vision des politiques publiques locales, au cours des discussions sur les questions habituellement débattues dans ces Sommets. Déjà, sur le plan global, on ne peut nier l’importance, par exemple, du réseau des Mercociudades et de la FLACMA (Fédération latinoaméricaine de villes, municipalités et sssociations) dans le CGLU, et par ce biais -comme cela a déjà été souligné dans ce travail- dans le cadre des débats des Nations unies qui sont la globalisation du gouvernement.

Un bilan de l’expérience Mercociudades

Même si le Mercosur a traversé plusieurs périodes critiques depuis sa création, Mercociudades a maintenu d’une façon continue et ascendante ses activités et son programme politique ; il s’est, de fait, transformé en un lieu au travers duquel de nouveaux thèmes viennent s’ajouter au schéma d’intégration.

Parmi les défis internes qu’il a du affronter, on remarque l’entrée de plusieurs villes de petite taille dans un ensemble traditionnellement réservé aux grandes unités et aux capitales, ce qui suppose la nécessité d’optimiser l’adaptation aux besoins et aux demandes des nouveaux membres, en évitant les polarisations -entre les villes grandes et petites- et les tensions centre-périphérie. Il faut également prendre en compte les problèmes suivants : la dépendance vis à vis des gouvernements de provinces et la logique de la relation légalité-opposition ; les liens fonctionnels avec les ministères des affaires étrangères et les gouvernements nationaux, les restrictions budgétaires et les conditionnements entraînés par les circonstances conjoncturelles du programme municipal.

Si l’on considère l’expérience des réseaux de villes sur le continent, la combinaison des mécanismes démocratiques de fonctionnement, la prise de décisions avec l’aptitude technique et la capacité politique pour négocier à des niveaux nationaux, régionaux et internationaux, l’expérience de Mercociudades peut être considérée comme la plus réussie. Le fait qu’elle représente plus de 85 millions d’habitants en fait un acteur d’un poids politique significatif, surtout en termes de représentation potentielle.
Dans ce sens, le réseau de Mercociudades, et les unités qui le composent, peuvent constituer un instrument fondamental pour conférer au processus d’intégration une dimension indispensable à son approfondissement : incorporer le thème du projet régional dans la vie quotidienne des personnes. Il existe un consensus, tant par rapport au fait que l’une de ses principales carences est l’absence du sens de « citoyenneté active », comme aussi à ce que l’apport de Mercociudades dans ce domaine peut être important.
Tant que l’État-nation continuera à être la base de la légitimité politique, le lien entre citoyenneté et identité nationale tendra à se maintenir à l’intérieur des paramètres traditionnels. Cependant, rien n’empêche de penser qu’un nouveau concept de citoyenneté peut naître en même temps que la consolidation et la crédibilité des institutions régionales et ses propres succès. Dans cette construction progressive, les unités locales sont en passe de jouer un rôle de premier plan.

À l’intérieur de ce processus, on peut entrevoir la possibilité que le déploiement de ce qui est local, conçu sur des plans plus vastes que la simple recherche de commerce, d’investissements et d’insertion internationale compétitive, se projette vers un théâtre plus vaste, comme un chapitre de la construction d’une démocratie globale. Pour l’exprimer avec les mots de David Held : « Le réseau de contacts internationaux, favorisé par l’action des gouvernements locaux est d’une grande importance pour la démocratisation des relations internationales, et pour le développement d’une démocratie cosmopolite qui dépasse l’incapacité relative des États à résoudre les problèmes, surtout s’ils sont d’ordre local ». [15]

P.-S.

Mariana LUNA PONT
Coordinatrice académique du Master en Intégration latino-américaine, Université Tres di Febrero – Buenos Aires
Publié avec The Federalist Debate - Turin

Traduit de l’espagnol par Betty DECHANET - Lyon

Notes

[1Kofi Annan, Secrétaire général de l’ONU, s’adresse aux Villes et gouvernements locaux unis (CGLU), New York, septembre 2005.

[2Louis Balthazar, « L’expérience du Québec : succès ou échec ? », dans, Francisco Aldecoa et Michael Keating (éds.), Paradiplomacia : las relaciones internacionales de las regions, P. Marcial Pons, éd. Ediciones Juridicas y Sociales, S.A., 2000.

[3Le mouvement, d’abord très chargé symboliquement, s’est transformé avec le temps en un mouvement de gouvernements locaux qui appuient l’action concertée au niveau multilatéral pour prévenir les conflits, récupérer la convivialité et promouvoir la paix. Par exemple, les Conférences mondiales de diplomatie des villes - patronnées par la CGLU, réseau des maires pour la paix qui regroupe au moins 3150 maires de 134 pays, ou le projet Guernica, Villes pour la paix, présenté en 2008 au Sommet annuel de Mercociudades, destiné à obtenir que la région voit se consolider un réseau de villes pour la paix.

[4Le programme « People to People » vise à améliorer la compréhension et le dialogue entre les peuples grâce à l’éducation, l’échange d’idées en direct et les expériences entre les communautés.

[5Entre autres : Cities Alliance, City Development Strategies Initiative, The Eco-Partnership Network, City / County Management Association, International Network for Urban Development, International Union of Local Authorities - IULA, Sister Cities, World association of Mayor Metropolises, World Association of Cities and Local Authorities, World Federation of United Cities (United Towns Organisation – UTO).

[6Arab Towns Organisation, Committee of Regions, Congress of Local and Regional Authorities of Europe, Council of European Municipalities and South East Asia Regional Network for Better Local Governments, Europe - Latin America urban cooperation programme, International Local Government Patnerships for Urban Development, Local Government, Network of Central and Eastern European Countries, Managing the Environment Locally in Subsaharian Africa, Mercociudades, Red Andina de Ciudades, Eurocities, Municipal Development Programme for Africa, The Regional Network of Local Authorities for the Management of Human Settlements, US Asia Environnements Programme, parmi beaucoup d’autres.

[7CGLU est né de la fusion des trois principales associations internationales de pouvoirs locaux : l’Union internationale des autorités locales (IULA), la Fédération mondiale des villes unies (FMCU) et l’Association Métropolis. Plus de 1000 villes, 95 pays et 112 organisations de gouvernements locaux du monde entier en font partie.

[8Alfredo Meneghetti Neto, Redes de Cidades : cooperação, estrategias de desenvolvimento, limitações constitucinais e divergencias - o caso da rede Mercocidades, thèse de doctorat en histoire, présentée à la Faculté de philosophie et sciences humaines de l’Université pontificale catholique de Rio Grande do Sul, Porto Alegre, Fondation d’Economie et Statistiques, Siegfried Emanuel Heuser, 2005.

[9Les membres fondateurs sont les villes suivantes : Asunción, Montevideo, Rosario,Cordoba, La Plata, Porto Alegre, Florianopolis, Curitiva, Brasilia, Salvador, et Rio de Janeiro.

[10Alfredo Meneghetti Neto (op.cit.), interview réalisée par l’auteur auprès de José Eduardo Utzig en 2000.

[11Daniel Chasquetti, Comité de Municipios del Foro Consultivo de Municipios, Estados Federados, Provincias y Departamentos del MERCOSUR, Montevideo, FESUR, Document de Travail, Octobre 2006.

[12Une autre question à laquelle le Forum doit s’affronter est celle qui relève de la constitutionnalité et de l’ampleur du rôle international des villes. Il n’y a pas de position unanime à ce propos entre les constitutions des pays du Mercosur.

[13Il faut signaler que le réseau Mercociudades occupe une place fondamentale dans la création du Forum et dans la consolidation et le travail du Comité de communes.

[14Juana Lopez Pagan, Les Forums de Gouvernements locaux sur la scène internationale ; le Forum de Gouvernements locaux Union européenne, Amérique Latine et Caraîbes (disponible sur www.observ-ocd.org).

[15David Held, La démocratie et l’ordre global. De l’État moderne au gouvernement cosmopolite, éd. Paldos ,1997.