L’Europe molle de l’à-peu-près

, par Jean-Pierre Gouzy

L’Union européenne (UE) me fait irrésistiblement penser à une voiture qui se traînerait sur une route incertaine, alors qu’autour d’elle, la mondialisation s’emballe tous azimuts et qu’à l’horizon de nouveaux continents émergent.
Le dernier Conseil européen s’est tenu à Bruxelles dans l’indifférence générale. C’étaient les 23 et 24 juin, alors que les évènements du temps venaient de se bousculer au portillon de l’histoire, des rives de la « Kadhafie » aux massifs de l’Hindou Kouch, de Fukushima au tribunal de Manhattan. Grâce à Facebook, Twitter et autres gadgets électroniques, on pouvait suivre en temps réel les spasmes d’une actualité débridée, tandis que, sur le qui-vive, les autorités européennes s’alarmaient des conséquences possibles de l’endettement souverain pour l’avenir de la zone euro, s’apercevant soudain que l’Union économique n’équilibrait toujours pas l’Union monétaire. Qui plus est, en l’absence de tout « fédéralisme budgétaire » (Trichet dixit).

Les médias blasés n’ont pratiquement pas rendu compte de ce Conseil, sinon à la marge et dans des lectures destinées aux initiés. Le désintérêt marqué de ceux qui ont la mission d’informer est, en la circonstance, symptomatique… Même si, à leur décharge, il faut savoir que les réunions périodiques des 27 chefs d’État et de gouvernement de l’Union conçues à l’origine comme des points d’orgue de la vie communautaire, rythment aujourd’hui la routine de ses calendriers. Chacun sait, en effet, que tout se règle ou s’esquive à l’avance dans les arcanes de l’eurosphère, soit à l’occasion d’apartés entre poids lourds de l’Union et petits récalcitrants, soit à l’initiative des services compétents des gouvernements et de la Commission, en consultant, pour préserver les apparences, le Parlement européen.

Mais, au fait, de quoi a-t-il été question les 23 et 24 Juin ?

De la Grèce, bien sûr, pour nous dire, après avoir salué le bon vouloir des Irlandais et des Portugais, qu’on attendait d’elle une manifestation nationale d’unité à l’occasion de la deuxième purge d’austérité qui devrait lui permettre de faire face à ses échéances de l’été, en échange d’une nouvelle tranche d’aide financière conjointe de l’Union et du FMI. D’autre part, une phrase amphigourique du communiqué permet de comprendre que la France et l’Allemagne sont, enfin, tombées d’accord pour faire appel à des « sources privées volontaristes » (sic), afin d’aider les États, selon des normes convenues, à éponger la dette souveraine grecque.

On a ensuite entériné pour la forme les dispositions arrettées depuis plusieurs mois à propos du « Fonds européen de stabilité » et du « mécanisme européen » appelé à lui succéder, puis évoqué la création, au sein de l’espace Schengen, d’un autre « mécanisme » destiné à faire face, non plus, cette fois à des tensions financières, mais « à des circonstances exceptionnelles mettant en péril le fonctionnement de la coopération » au sein du dit espace, sans pour autant -promis, juré, « porter atteinte à la libre circulation des personnes ».

Le contrôle et la surveillance aux frontières extérieures continuent eux, comme on pouvait s’y attendre, à incomber aux seuls États membres, tandis qu’une réforme de l’Agence Frontex devrait permettre « d’améliorer ses capacités opérationnelles », en réalité, encore inexistantes quand un flot de Tunisiens a débarqué, sans crier gare, à Lampedusa.

Dans le même veine, on nous annonce la mise en œuvre de « partenariats » avec les pays du voisinage méridional et oriental, tout en restant dans les généralités, de même quand est évoquée la question subtilement énoncée d’éventuels « partenariats » (différenciés) pour la mobilité, en nous promettant, une fois de plus, un « mécanisme efficace », grâce à des « moyens permettant d’accroître la part de financement consacrée à ces domaines, dans le cadre des enveloppes existantes ». Charabia qui paraît devoir signifier qu’il n’y aura pas lieu, pour autant, de budgéter des dépenses supplémentaires ! Pour couronner le tout, à propos de Schengen, ses pompes et ses œuvres, on nous assure qu’un régime d’asile européen sera « parachevé en 2012 »… Ce qui peut laisser rêveur quand on veut bien se souvenir que les accords de Schengen ont vu le jour en 1985. Voici donc il y plus d’un quart de siècle !

La Commission Barroso est, par ailleurs, invitée à se remuer… en proposant « ses idées à propos des frontières de l’UE d’ici la fin de l’année » ; en faisant part de son évaluation de l’approche globale sur les « questions des migrations » et, dans un tout autre registre, en dressant « une feuille de route relative à l’achèvement du marché numérique ». Enfin, le Conseil européen, après avoir entériné la nomination de Mario Draghi à la tête de la BCE, a cru devoir, pêle-mêle, donner un coup de chapeau à la jusqu’ici fantomatique « Union pour la Méditerranée » dont l’égyptien Moubarak partagea la présidence avec Sarkozy, avant d’être défenestré par les artisans cairotes du « Printemps arabe », tout en rappelant, par ailleurs, son intérêt pour la mise en œuvre rapide dans le cadre de l’UE des « stratégies nationales des Roms jusqu’en 2020 ».

Ouf ! Comme dirait l’autre, en prenant toutefois garde de ne pas oublier la Croatie qui serait invitée à signer son traité d’adhésion à la fin de l’année…
On comprend que les médias aient été rebutés par un tel patchwork, quand, au surplus, rien n’est dit sur les sujets qui fâchent : l’énergie, le nucléaire, la fiscalité commune (sinon pour évoquer « une coordination pragmatique » entre souverains). Pas question, non plus, du gel budgétaire qui est en train de se concocter aussi bien pour l’exercice 2013 que pour la période 2014/2020, ni de l’instauration éventuelle de ressources propres destinées à se substituer aux contributions nationales des États. Or, ce gel budgétaire, s’il se confirme, signifie en termes réels, un déclin programmé des possibilités communautaires de l’Union.

Le Parlement européen peut-il se résigner et lâcher prise, sachant que la Commission a assumé, cette fois, ses propres responsabilités, et que les citoyens n’ont déjà que trop tendance à se replier sur leur pré carré national ; donc à déserter les urnes européennes ? Il serait grand temps que l’honorable Assemblée prenne la pleine mesure des enjeux du moment, alors que pour reprendre une expression d’André Gide, nous continuons à « patauger dans l’à-peu-près ».