L’élection directe du Parlement européen : campagne fédéraliste et rôle décisif de Giscard d’Estaing

, par Jean-Francis Billion

Le décès de Valéry Giscard d’Estaing, vu son rôle décisif dans la décision du Sommet européen de Paris de décembre 1974 de mettre enfin en œuvre l’article 138 du Traité de Rome prévoyant l’élection de l’Assemblée européenne au suffrage universel direct près de vingt ans après sa signature, est l’occasion de revenir sur l’une des principales campagnes fédéralistes depuis la fondation de l’UEF (décembre 1946).

La « campagne pour l’élection directe du Parlement européen », a duré près de deux décennies et mérite que nous y revenions avec des extraits de deux de nos éditoriaux de l’époque.
Commencée dans la division et la rivalité entre l’Action européenne fédéraliste (AEF) et le Mouvement fédéraliste européen supranational (MFEs) la campagne, amorcée au début des années 1960, a été progressivement menée de concert par les deux mouvements et avec le soutien du Mouvement européen international. Elle a permis d’obtenir, après 12 années de luttes et grâce à l’impulsion de VGE et d’Helmut Schmidt, la décision d’organiser les premières élections directes en juin 1978 malgré les réticences initiales de la Grande-Bretagne et du Danemark. Elles ont finalement eu lieu en juin 1979.
Pour en arriver là, il aura fallu non seulement des campagnes de pétition (en France, au Sénat pour des raisons constitutionnelles) mais aussi des initiatives parlementaires dans plusieurs pays visant à l’élection directe de leur délégation nationale de façon à faire pression sur les autres États. La plus importante de celles-ci a été la « loi d’initiative populaire » déposée au Sénat italien le 11 juin 1969 avec le soutien de 65 000 signatures authentifiées par le MFE. Un numéro spécial de la revue Il Federalista, fondée et dirigée par Mario Albertini, a été consacré à cette action [1] de même qu’un important supplément, « Una elezione per l’Europa », comprenant un chapitre détaillant les répercussions européennes de l’initiative italienne ; en particulier les projets de loi d’origine parlementaire déposés en France successivement en mars au Sénat (par les « centristes » André Rossi et René Pleven) puis en avril à l’Assemblée nationale (par François Mitterrand et des membres de la fédération de la gauche) ou en Belgique ; d’importantes déclarations en particulier de Walter Hallstein et d’autres initiatives en particulier en Allemagne ou en Grande-Bretagne menées par les fédéralistes ou le MEI [2] .
Pour la « petite » histoire, la séance inaugurale a été marquée par des manifestations devant l’hémicycle de Strasbourg. Quelques trotskistes protestant contre le fait que faute de proportionnelle ils n’aient point eu d’élus mais avec qui les fédéralistes ont pu engager un dialogue courtois. Ils étaient estomaqués de voir dans les rangs des quelques 5 000 personnes venues à l’appel des fédéralistes, parmi les « E » verts et les drapeaux européens, des pancartes et des slogans brandis par des militants crypto-maoïstes du Movimento dei lavoratori per il socialismo (dont une responsable est repartie avec le car de Lyon [UEF RA, JEF, MDE et comités de jumelage] avant d’y être logée par Françoise Blanchard responsable de la JEF RA), mais aussi par des manifestants du PCI, du PSI, des syndicalistes… De nombreux jeunes, italiens ou non, entonnant Bella Ciao !...

Mais cette campagne victorieuse (plus gros succès des fédéralistes, avec celle pour la monnaie européenne et la fondation de l’euro) a également eu des conséquences bénéfiques sur le rapprochement des diverses organisations fédéralistes internationales :

  • En Europe, la création d’un comité de liaison mixte AEF / MFEs lors du Congrès de ce dernier à Nancy en 1972, à l’initiative d’Europa Union Deutschland et du MFE italien ; la refondation de la JEF à son Congrès de Luxembourg à la fin de la même année et la réunification de l’UEF à son VII° congrès à Bruxelles en avril 1973 ;
  • Il est aussi à noter que l’élection directe du PE de juin 1979, a également profondément marqué les responsables fédéralistes mondiaux de l’époque et préparé l’adhésion du MFE italien à la World Association for World Federation (WAWF, aujourd’hui WFM) et la participation de Lucio Levi aux cérémonies marquant l’anniversaire de la Convention de Philadelphie (1987) puis vingt ans plus tard la célébration commune des 50 ans des Congrès de Montreux de 1947. L’élection directe du PE a enfin directement insufflé au fédéraliste mondial canadien, Dieter Heinrich, la campagne pour une Assemblée parlementaire des Nations Unies dont il a été le premier responsable [3] .
    Quelle campagne commune aux fédéralistes européens et mondiaux permettra-t-elle, et quand, à l’ensemble du mouvement fédéraliste international de se réunifier réellement ?

En attendant, je ne peux terminer ces lignes sans adresser nos plus sincères condoléances à notre ami, Olivier Giscard d’Estaing, ancien parlementaire et frère cadet de VGE, membre du Mouvement européen, proche du CIFE, fondateur du Comité pour un Parlement mondial qui a soutenu nombre de nos campagnes fédéralistes en particulier celle pour une Assemblée parlementaire des Nations Unies, le Projet de Manifeste pour une démocratie mondiale et l’initiative citoyenne européenne New Deal 4 Europe avant les élections européennes de 2005.

La stratégie pour les élections directes et la politique de Giscard (Fédéchoses, n° 9, 2° trimestre 1975)

(…) Depuis l’élection de Giscard à la Présidence de la République, le plus grand changement (…) a été sans doute le « déblocage » de la politique française en matière d’intégration européenne. Des esprits malveillants, ou plus simplement mal renseignés, ne manqueront pas d’y voir une connivence entre Giscard et les fédéralistes, voire affirmeront que ceux-ci se trouvent à la traîne de celui-là et servent sa politique par leurs revendications. (…)
Que nous importent les objectifs de Giscard ? Aujourd’hui la revendication des fédéralistes, vieille de 17 ans au minimum, d’élection directe du Parlement européen, est pour la première fois prise en considération par le pouvoir. Quelle que soit par ailleurs notre opposition au projet de société « conservateur new look » de Giscard, la lutte stratégique pour l’Europe fédérale nous amène à nous féliciter de la crédibilité apportée à nos revendications par le dernier Sommet à Paris. D’ores et déjà il nous est possible de mettre devant leurs responsabilités les partis dont les représentants à Strasbourg ont voté la « Convention sur l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct » (Rapport Patijn) le 14 janvier dernier (PS, Réformateurs et RI [Républicains indépendants, Nda]), et dores et déjà nous devons engager le dialogue et croiser le fer avec ceux dont les représentants se sont abstenus (PCF et UDR [Union des démocrates pour la République, gaullistes], Nda]) (…)

En avant pour l’élection directe du Parlement européen (Fédéchoses, n° 13, 1° trimestre 1976)

(…) Les chefs d’États, les gouvernements, les classes politiques européennes, commencent à concevoir qu’il n’est pas possible de faire une politique européenne avec 9 gouvernements nationaux. (…) que pour s’affirmer, pour résoudre positivement les problèmes devant lesquels les États nationaux, dépassés, démissionnent, l’Europe a besoin d’un autre type d’institutions. Les grincements et les crises à répétition de la communauté mettent en lumière la contradiction-clef de la société européenne. La méthode fonctionnaliste d’intégration de l’Europe occidentale a permis la création d’un marché européen tout en maintenant le peuple et les travailleurs exclus de son contrôle. La CEE a ouvert les frontières à la circulation des marchandises, des capitaux et de la main d’œuvre mais les a maintenues pour tout ce qui regarde la participation électorale du peuple et l’organisation de ses instruments de lutte politiques et syndicaux. Alors que l’évolution du mode de production mondialisait le marché le peuple restait exclu des relations internationales. Au niveau national, là où existent encore les instruments de contrôle démocratique, il n’est plus possible de décider du destin des citoyens. Au niveau international où se prennent les décisions essentielles de politique économique et de politique extérieure n’existent que les organismes intergouvernementaux technocratiques et diplomatiques et les grandes concentrations financières et productrices multinationales.

Enfin, 17 ans après la signature du Traité de Rome la décision a été prise d’appliquer son article 138. Le Conseil des chefs de gouvernement des 1 et 2 décembre 1975 (en fait les 9 et 10 décembre 1974, Ndlr) a en effet décidé, malgré les réticences de la Grande-Bretagne et du Danemark, que le Parlement européen sera élu au suffrage universel direct en mai ou en juin 1978 simultanément dans tous les pays de la Communauté.
Les élections européennes ont deux significations principales :

  • D’une part, elles permettront de faire passer la direction du développement de l’intégration des seules mains des ministres, des technocrates et des entreprises multinationales entre celles du peuple européen tout entier. L’élection européenne est le premier pas du processus de transformation démocratique de la Communauté. La création d’institutions démocratiques européennes, de partis et de syndicats européens des travailleurs entraînera de nouvelles possibilités de contrôle du marché européen et des firmes multinationales. Aujourd’hui l’extension européenne des luttes politiques et sociales (par l’élection et par la grève) permettra seule de résoudre les problèmes institutionnels, politiques, économiques et sociaux.
  • D’autre part, les élections européennes auront une signification historique plus profonde. Elles permettront pour la première fois dans l’histoire humaine aux peuples et aux classes sociales d’entrer dans ce secteur de la vie politique qui est resté jusqu’à aujourd’hui le terrain exclusif des rencontres militaires et diplomatiques entre les États. Elles permettront d’ôter la première pierre du mur contre lequel se sont brisées les vagues de l’internationalisme démocratique ou socialiste et de commencer la lutte pour le contrôle démocratique des relations internationales. Les élections internationales feront mentir la phrase de Lénine selon laquelle les travailleurs parlent d’internationalisme et les capitalistes le pratiquent.

Il faut dès à présent se battre pour que le projet de convention électorale européenne soit soumis à ratification devant les parlements des 9 États-membres de la Communauté. Pour cette première bataille décisive, il faut organiser l’unité populaire des libéraux aux communistes. C’est en France que cette tâche sera la plus ardue car on voit déjà renaître la sainte-alliance nationaliste de l’extrême droite gaulliste (Debré, Sanguinetti…) et du Parti communiste. Alors que le Parti communiste italien (PCI), dans l’éditorial de son quotidien, L’Unità, sous la plume de Giorgio Amendola, écrit que « le Parlement européen élu devra se transformer en Assemblée constituante de l’Union politique de l’Europe occidentale [4] » , Jean Kanapa membre du Comité central du PCF, écrit dans L’Humanité, : « Cela (l’élection directe du PE) signifie concrètement que 71 députés allemands pourront avec d’autres étrangers imposer leurs vues et leurs décrets à 68 députés français ».
Les fédéralistes et les forces démocratiques doivent tout faire pour ramener sinon Kanapa, du moins le PCF, à la raison et l’empêcher de commettre ce qui resterait à tout jamais gravé dans l’histoire comme sa trahison. Pour l’extrême droite, gaulliste ou non, qu’elle reste où elle est, dans les poubelles de l’histoire. (…)

Notes

[1Cf. Éditions italienne et française sur www.il.federalista.eu, XI° année, n°3-4, décembre 1969 ; en particulier, M. Albertini, « La signification historique du projet de loi », éd. fr. pp. 98-107.

[2Un elezione per l’Europa, supplément à Il Federalista, n° 2, 1969. Cf. chapitre IV, « Ripercussioni europee dell’inizia italiana », pp. 200-221.

[3Cf. Dieter Heinrich, The Case for a United Nations Parliamentary Assembly, New York, WFM, 1993 ; éd. fr., préface de Lucio Levi, Un projet et une proposition d’action pour la démocratisation de l’ONU, Lyon, Presse fédéraliste, 1995.

[4Cf. Giorgio Amendola, « L’Europe aujourd’hui », republié dans le même numéro de Fédéchoses ; pdf sur demande à www.pressefederaliste.eu