Ibn Khaldoun et la paix mondiale : point de vue d’un fédéraliste

, par Alexandre Marin

Le fédéralisme a pour objet central l’instauration de la paix. Dans ce dessein, il propose d’instaurer des institutions supranationales qui auraient la capacité d’édicter des normes, de les faire respecter, et de trancher les litiges. Par conséquent, les rapports conflictuels entre États membres de la fédération ne sont plus des rapports de force, mais des rapports de droit.
Un des plus grands fédéralistes du siècle dernier, Mario Albertini, a voulu s’intéresser aux causes de la guerre et de la paix. Dans un article publié dans les Cahiers de Ventotene [1] , il a fait observer que les mythologies nationales font émerger de grandes figures pacifiques dans leurs rapports avec leurs compatriotes, et belliqueuses dans leurs rapports avec l’étranger [2] . Ces figures mobilisatrices et rassembleuses de la nation tout entière accompagnent ses citoyens de l’école élémentaire à la vieillesse. C’est le paradoxe national : tout en s’efforçant de pacifier en son sein, l’État-Nation anime l’esprit guerrier face à ses semblables et ancre profondément l’élément militaire dans la société qui le compose.

Pour le comprendre, il faut se référer à la théorie impériale d’Ibn Khaldoun [3] (1332-1406), historien maghrébin d’origine andalouse. Selon lui, un empire se crée quand un conquérant rassemble les populations conquises dans sa capitale, pour les contrôler, les désarmer, et leur extorquer un tribut. Ce racket humiliant engendre paradoxalement prospérité et progrès car les individus désarmés se consacrent exclusivement à des activités de production et se spécialisent de plus en plus. Aussi, l’aisance extraordinaire de grandes villes comme Damas, Bagdad, ou Cordoue est-elle le résultat de la soumission des masses désarmées par une minorité armée à laquelle elles acquittent le tribut, devenu impôt. Cet impôt, octroyé sous la contrainte, est accepté seulement dans la mesure où il permet d’accroître les richesses et de financer les ressources de violence dont l’empire a besoin pour assurer sa défense. Cependant, en quelques générations, la minorité armée se désarme et se pacifie elle-même, et l’empire doit faire appel à d’autres forces armées pour assurer sa défense, forces armées qui finissent par prendre le pouvoir et par se pacifier elle-même. L’empire s’effondre quand la population recensée baisse au point que l’impôt perçu n’est plus assez intéressant pour justifier une entreprise de conquête [4] .
Un des aspects fondamentaux de cette théorie très brièvement résumée est la séparation stricte entre les sujets de l’empire, désarmés et assignés à des tâches productives et administratives, et la minorité armée que l’empire recrute à ses marges pour assurer la fonction de violence dont il a besoin pour survivre. L’empire tel que le voit Ibn Khaldoun est donc pacifique et cosmopolite : il promeut la non-violence et l’horreur de la guerre auprès des masses qu’il contrôle, n’essaye pas de s’étendre, et n’est pas assimilé à une ethnie particulière.
Dans ses deux essais, « Brève Histoire des empires » et « La Fascination du Djihad », Gabriel Martinez-Gros, spécialiste d’Ibn Khaldoun, remarque que l’Histoire européenne dément les théories du grand historien. Alors qu’Ibn Khaldoun ne voit de stabilité que dans des empires [5] , dans notre continent, les royaumes ont souvent été d’une stabilité remarquable et aucun empire n’a jamais réussi à s’imposer [6] . Du Moyen-Âge jusqu’à nos jours, les cités et les nations européennes prospèrent et s’enrichissent sans contrainte, indépendamment du pouvoir politique. Bien au contraire, ces progrès matériels s’accompagnent d’idéaux de liberté et de dignité de la personne humaine face au souverain. Ces philosophies, issues de l’humanisme, des lumières, et du fédéralisme, sont d’autant plus nécessaires que le pouvoir politique s’étend grâce à aux progrès techniques et économiques qu’il n’a pas pourtant pas engendrés ; progressivement, le pouvoir étatique met fin aux privilèges, assimile, parfois violemment, les minorités nationales [7] , et abolit la distinction entre producteurs et soldats. C’est pourquoi, il mobilise ses citoyens autour de figures pacifiques à l’intérieur et autour de figures guerrières à l’extérieur. Il acquiert de cette façon une domination qu’aucun empire n’a jamais obtenue. Les conséquences d’une telle domination ont pu être catastrophiques : les totalitarismes et les guerres mondiales en témoignent. Ces derniers épisodes ont durablement traumatisé les sociétés européennes où les opinions pacifistes se sont imposées.
D’éminents fédéralistes comme Lord Lothian [8] ont démontré le caractère contre-productif des postures pacifistes qui ne mettent nullement fin à la violence, mais font l’autruche en niant un mal qu’elles ne veulent pas voir. Les États-continents dictatoriaux, la théocratie iranienne, et les mouvements djihadistes, veulent notre soumission ou notre destruction. Mais les pacifistes ne veulent voir dans ces manifestations d’hostilité que le résultat de nos propres méfaits, qu’ils soient réels ou fantasmés [9] . On en vient à croire que si les Russes nous attaquent, c’est que nous les avons humiliés après la guerre froide, que si les terroristes commettent des attentats, c’est parce que nous les bombardons, ou que si nous intervenons militairement quelque part, c’est forcément pour des motifs économiques et pour faire la fortune d’affreux marchands de canon. Ces poncifs nous paralysent et nous font renier nos valeurs aussitôt qu’un conflit éclate. La Syrie en est l’exemple le plus tragique [10] . Alors que Bachar El-Assad, aidé de son allié russe, massacre sa population, nous réfléchissons aux moyens d’arriver à la paix, en évitant de songer que la principale cause de la guerre, c’est bien ce dictateur et son régime qui malmène et violente les Syriens depuis presque un demi-siècle [11] . Cette volonté ardente de ne pas avoir d’ennemis, qui imprègne profondément nos sociétés depuis la fin de la Grande Guerre, a amené certains États à faire fondre leurs dépenses militaires, et à s’en remettre à l’OTAN, à la manière des anciens empires qui se protégeaient grâce à des forces extérieures [12] . Le plus grand mal que nous a fait l’idéologie pacifiste, c’est de nous cacher le choix cornélien que toute société doit faire entre une indépendance sans cesse menacée et une paix précaire.
L’anarchie internationale actuelle condamne tout État à faire la guerre sans cesse. Si un État ne fait pas la guerre durant un temps excessif, son armée perd en expérience, et s’affaiblit face à des voisins prédateurs qui convoitent son bien.
Fort heureusement, l’idéologie fédéraliste nous rappelle que ce dilemme des entités souveraines entre guerres perpétuelles et soumissions n’est pas une fatalité. En construisant l’unité européenne, nous éloignons toute perspective de guerre entre États européens. Pendant que dans le reste du monde, on égorge des êtres humains, chez nous, on légifère pour protéger les animaux. Dans l’Union des 27, on recherche la justice, tandis qu’ailleurs, on essaye de s’adapter pour survivre. En remplaçant les rapports de guerre entre États par des rapports de droit, on pourra appliquer l’expérience européenne à l’échelle mondiale. C’est seulement à ce moment-là qu’on pourra se désarmer et pacifier la planète entière, faisant du conflit armé, non plus la norme, mais l’exception.
En attendant, l’Europe, créatrice de prospérité et de justice en son sein, évolue dans un monde belliqueux où elle doit s’adapter pour survivre. Si nous voulons continuer à accumuler les richesses, à les distribuer, et à décider de notre destin, il faudra trouver des ennemis et leur faire la guerre. Cela ne nous impose pas d’être une puissance dominatrice ; on peut décider d’une guerre dans un cadre légal et multilatéral : ni les opérations de maintien de la paix, ni les menaces directes à notre sécurité ne manquent.
Si nous voulons continuer à protéger les droits des animaux chez nous, nous devons neutraliser des hommes par la violence à l’extérieur. C’est le message d’Ibn Khaldoun que nous transmet Gabriel Martinez-Gros.

Notes

[1Il s’agit du 4° carnet « Le fédéralisme, la raison d’État, et la paix »

[2Par exemple, la postérité historiograhique française préfère Henri IV qui mit fin aux guerres de religion que le fanatique Henri de Guise, mais admire davantage Louis XIV et ses trente ans de guerre à l’extérieur du Royaume, que le moins belliqueux Louis XV.

[3D’Ibn Khaldoun, on lira avec profit « les prolégomènes », « le livre des exemples » ou « l’histoire des Berbères et des dynasties musulmanes d’Afrique septentrionale ».

[4Souvent, la population baisse quand les ressources de violence deviennent trop chères à entretenir et que les habitants, asphyxiés par les impôts et les taxes s’exilent vers des endroits où la domination de l’empire est moindre.

[5Et pour cause, les taifas, royaumes de l’Espagne musulmane ont été des entités éphémères qui, très vite, ont succombé face aux forces berbères venues d’Afrique du Nord (Almoravides, puis Almohades), ou face aux forces chrétiennes de la Reconquista.

[6Plusieurs causes à ce phénomène unique dans l’Histoire sont identifiables : les querelles entre le pape et l’empereur, puis entre le pape et le roi de France, ainsi qu’un droit féodal qui permet aux dynasties de se reconnaître les unes les autres.

[7En France, il y eût, entre autres, la persécution des huguenots sous l’Ancien Régime, et les efforts de suppression des langues régionales sous la République. Dans les régimes totalitaires, de telles politiques peuvent aboutir à un génocide. Songeons à la Shoah hier, ou au génocide Ouïghour aujourd’hui.

[8De Lord Lothian, alias Philip Kerr, lire l’indispensable « le Pacifisme ne suffit pas, le Nationalisme non plus ».

[9La tribune suivante, publiée dans la rubrique idée de l’Obs, en est l’illustration la plus récente : https://www.nouvelobs.com/idees/20201114.OBS36086/guerres-et-terrorisme-sortir-du-deni.html

[10On peut lire à ce sujet l’ouvrage de Michel Duclos « la longue nuit syrienne ».

[11C’est Bachar El-Assad qui est à l’origine de la guerre en répondant par la force aux manifestations pacifiques. C’est aussi Bachar qui a toujours systématiquement transgressé les accords de cessez-le feu.

[12Les Européens sont restés impuissants face aux massacres des années 1990 dans les Balkans et c’est l’OTAN qui est intervenue. Une fois la région pacifiée, l’Union européenne a pu y maintenir la paix grâce, entre autres, à la perspective d’adhésion.