Le fédéralisme plurinational et l’Union européenne

, par Jorge Cagiao y Conde

Le projet de construction d’une Europe d’abord économique, puis politique, est venu s’ajouter à une assez longue liste de processus de fédéralisation aujourd’hui bien connus. Les ressemblances évidentes que l’on peut trouver entre le processus européen d’intégration fédérale et tous ceux qui l’ont précédé dans notre modernité politique ne sauraient en revanche effacer les différences importantes entre le premier et les derniers. Différences de contexte, d’abord. Pensons au moment historique, marqué par l’existence de démocraties consolidées, dans lequel prend forme et se développe le projet européen. Nous sommes là très loin du contexte historique très faiblement démocratique dans lequel les fédérations ont été bâties et ont évolué jusqu’à devenir ce qu’elles sont aujourd’hui. Or la démocratie semble poser des obstacles (si l’on accepte de la voir comme une limite à l’exercice du pouvoir) à un processus d’intégration fédérale « forcé » par le haut. Des contraintes avec lesquelles les fédérations historiques – qui ont de surcroît parcouru le long chemin vers une forte intégration fédérale avec la promesse de la démocratie - n’ont pas eu à composer. Différences « existentielles » aussi. Les fédérations historiques ont mis en place un processus de fédéralisation doublé d’un processus de nationalisation (fédération et nation se donnant la main) qui a facilité grandement l’évolution vers un modèle de fédéralisme fortement intégré, avec, en conséquence, une forme d’inertie favorable à la centralisation du pouvoir, des ressources, etc. (Parent 2019 : 11-49). Le processus de fédéralisation européen, quant à lui, semble se heurter justement à l’impossibilité de jouer la carte d’une nationalisation fédérale capable de porter avec elle à la fois la promesse de la démocratie (elle est déjà là dans les États-membres) et la fiction d’une communauté imaginée (Anderson 1983) à laquelle adhérer aussi par les affects, pas simplement par les intérêts.
Dans la situation décrite, on pourrait s’attendre à ce que le fédéralisme plurinational soit devenu l’une des théories descriptives (qui explique la logique fédérative à l’œuvre) et normatives (qui s’intéresse au devoir-être de l’évolution du système) importantes au sein de l’UE. En effet, il produit une narrative fédérale susceptible de rendre davantage intelligible et acceptable le processus d’intégration politique dans les espaces publics des États-membres. Par ailleurs, le fédéralisme européen a les deux pieds dans le fédéralisme plurinational. C’est sa réalité. Il est du reste peu probable qu’il puisse, à court terme, faire avancer son projet en s’éloignant de ce modèle. Pourtant, je crois pouvoir dire que l’intérêt qu’on a pu accorder à cette théorie du fédéralisme est plutôt mince. Sans doute en raison du défi que le fédéralisme plurinational lance à la théorie du fédéralisme dominante dans les contextes démocratiques pour lesquels il a été pensé (1). Mais le faible intérêt qu’il a suscité nous informe aussi sur la manière, somme toute très classique – malgré la croyance européenne en une forme d’innovation en matière de fédéralisme, la thèse du sui generis (Schütze 2006) –, de penser le fédéralisme qui se trouve au cœur du projet européen (2).

Le fédéralisme plurinational : un invité gênant dans le débat sur le fédéralisme

La théorie du fédéralisme plurinational se fait une petite place dans les études fédérales à la fin du siècle dernier, forte des enseignements tirés à la fois des études sur le nationalisme (national studies) et des recherches et débats qui ont lieu au même moment en matière de justice culturelle (multiculturalisme) entre des penseurs libéraux individualistes et des penseurs libéraux communautaristes (Kymlicka 2001). Dans les deux cas, deux des représentations politiques dominantes dans notre modernité politique, celle qui insiste sur l’idée d’un État-nation démocratique et non-nationaliste (qui doit en revanche faire face au défi du nationalisme sous-étatique, présenté quasi-systématiquement comme un danger pour la démocratie), et celle d’un État libéral axiologiquement neutre dans le domaine culturel (au sens large : sociétal), sont déconstruites et présentées comme un mythe savamment entretenu par l’État et ses élites. En effet, les processus de construction étatique (y compris fédératifs) et nationale charrient avec eux une forme de domination culturelle et nationale institutionnalisée de la communauté nationale majoritaire dans l’État (reconnue comme seule nation) sur les minorités nationales existantes en son sein (le plus souvent non reconnues comme « nation »). Et c’est justement la critique que la théorie du fédéralisme plurinational adresse à la fois à la théorie du fédéralisme dominante et à la praxis fédérale la plus étendue : on fait semblant de ne pas savoir que cette forme de domination est bien réelle (ou alors on la sous-estime) et qu’elle pose problème en démocratie.
Il n’est donc pas étonnant que le fédéralisme plurinational soit pensé dans des démocraties fédérales (Burgess & Gagnon 2010), comme le Canada (Taylor 1992, Tully 1999, Gagnon 2010) ou la Belgique (Lijphart 1981, Dumont 2011), ou décentralisées, comme l’Espagne (Máiz 2008, Requejo 2009) ou le Royaume-Uni (Keating 2001, Tierney 2004). Dans ces contextes démocratiques traversés par une diversité profonde, le constat du pluralisme national existant au sein d’un État démocratique qui n’est initialement pensé que pour héberger une seule et véritable nation politique est vécu de manière problématique (Parent 2011). Les demandes de reconnaissance nationale du Québec au Canada, de la Flandre en Belgique ou de la Catalogne et du Pays basque en Espagne (le RU se distingue ici par la reconnaissance de ses nations internes) appellent ainsi à un rééquilibrage du système dans lequel elles se trouvent. Ce sont des demandes qui viennent ainsi perturber la logique dominante dans le fédéralisme, qui se trouve assez confortablement installée dans une dialectique de self-rule/shared-rule égalitaire. Tout en garantissant un autogouvernement plus ou moins important aux unités fédérées, ladite logique doit servir les intérêts de la nation majoritaire à l’échelle de la fédération. Or ces nations minoritaires (entendons : les nationalismes porteurs de ces nations) revendiquent justement un droit à être traitées différemment, comme l’est du reste la nation de l’État ou de la fédération. Elles ne veulent pas être simplement une unité territoriale parmi toutes les autres, lesquelles, de surcroît, ne se perçoivent pas comme étant une nation distincte de celle de l’État ou de la fédération. C’est bien ce qui se produit au Canada ou en Espagne, où on ne trouve une nation sous-étatique différente (revendiquée comme telle) de celle de l’État ou de la fédération que dans une province sur dix (Canada) et dans deux communautés autonomes sur dix-sept (Espagne), la nation étatique ou fédérale étant hégémonique partout ailleurs.
On peut dès lors comprendre que la théorie fédérale dominante, pas habituée à gérer les problèmes posés par la diversité nationale ou sociétale profonde (la Suisse serait ici l’exception) ait pu regarder avec une certaine méfiance ce nouvel invité aux débats sur le fédéralisme. Là où les unités fédérées étaient généralement traitées de manière égalitaire (représentation au Sénat, par exemple), le fédéralisme plurinational demande un traitement différencié ou asymétrique entre les unités fédérées en raison de leur caractère national différencié. Là où, dans le fédéralisme historique, le gouvernement partagé suit généralement la règle de la majorité, le fédéralisme plurinational demande, toujours en faveur des minorités nationales sous-étatiques, un droit de veto dans des domaines spécialement sensibles pour elles (la révision constitutionnelle, par exemple). Là où, dans le fédéralisme dominant, le droit de sécession est un tabou (Cagiao & Gagnon 2019), le fédéralisme plurinational remet sur la table la pertinence d’une clause de sortie. Là où on observait traditionnellement une inertie centripète dans les fédérations, le fédéralisme plurinational plaide en faveur d’une logique centrifuge et non centraliste. Bref, on l’aura compris, le fédéralisme plurinational est une épine dans le pied du fédéralisme territorial ou mononational qui domine dans l’histoire du fédéralisme.

Fédéralisme européen : dépasser le pluralisme national ?

Les réserves avec lesquelles la théorie du fédéralisme plurinational a été accueillie à la fois dans les études fédérales et dans le débat public (pour s’en convaincre, il suffirait de voir les commentaires généralement très critiques adressés au fédéralisme belge) nous éclairent sur la manière très classique dont le fédéralisme est pensé dans l’UE. Pour le dire sans détours : un fédéralisme qui reprend les lignes maitresses du modèle pensé pour l’État tout en se défendant de le faire ou d’avoir comme objectif ce modèle. Pourtant, c’est bien dans cette position qu’on se trouve lorsque, çà et là, on fait avec amertume le constat d’une UE qui peine à laisser derrière elle le modèle confédéral ou intergouvernemental, présenté comme un stade à dépasser dans la quête d’autonomisation du niveau fédéral européen vis-à-vis de ses unités fédérées. Or le dépassement de l’intergouvernemental ou du confédéral ne peut se faire qu’en direction du modèle fédéral pensé pour l’État. L’histoire du fédéralisme dans notre modernité politique ne laisse le moindre doute sur cette évolution bien connue des systèmes et processus fédératifs.
Se pose alors la question de savoir comment faire afin que l’intégration fédérative souhaitée n’implique pas nécessairement une disparition des États-membres (en tant qu’États souverains) et de leurs projets nationaux respectifs (auxquels ils semblent tenir). Force est de constater que la théorie du fédéralisme classique n’a aucune réponse à cette interrogation pourtant incontournable dans les processus fédératifs. Sans surprise, reconnaissons-le, car ce n’est pas un fédéralisme pensé pour sauvegarder la souveraineté des parties fédérées, ni les nations qu’elles soutiennent (Parent 2011).
Une théorie comme celle du fédéralisme plurinational prend en revanche à bras-le corps le défi d’une intégration fédérative respectueuse de sa diversité stato-nationale. Mais c’est une théorie qui, comme il a été dit, ne trouve pas grâce aux yeux de nombre de fédéralistes. Pourquoi ? Justement parce qu’elle est une épine dans le pied des fédéralistes les plus pressés. En effet, le fédéralisme plurinational craint et questionne ce moment clé qu’est l’autonomisation du niveau fédéral dans un processus fédératif, ce moment à partir duquel la fédération acquiert une forme et un pouvoir étatiques. Les efforts d’argumentation que l’on voit se déployer çà et là afin d’atteindre ce but (la recherche du moment dit « hamiltonien ») tout en se défendant de vouloir l’atteindre sont sans doute intellectuellement très méritants, mais il n’est pas du tout sûr qu’ils rompent avec la logique du fédéralisme historique. Il en va ainsi quand on parle, par exemple, d’un constitutionnalisme européen sans Constitution, sans peuple ou sans État. Derrière l’affirmation d’un constitutionnalisme sans Constitution, qui serait déjà à l’œuvre au sein de l’UE, se cache au fond la nécessité d’inverser le raisonnement classique (pas de constitutionnalisme sans peuple et État) afin d’essayer d’arriver au même point (pouvoir étatique du niveau fédéral, monopole de l’interprétation juridique, compétence de la compétence, etc.), mais sans s’appuyer sur ce qui fait défaut dans l’UE [1] . D’une part, parce qu’on ne peut pas construire en s’appuyant sur ce qui n’existe pas (peuple, État, Constitution). D’autre part, pour conjurer les résistances des États-membres, qui tiennent à garder une forme de monopole sur ces termes.
Au fond, nous avons là la tension inhérente au mouvement vers le fédéralisme : des groupements humains différenciés veulent coopérer, créer une union capable de poursuivre les fins qu’ils se sont données en commun, mais sans perdre la liberté politique sans laquelle le pacte fédératif est impossible, impensable. Une liberté qui doit leur permettre, à chacun séparément, de poursuivre aussi des fins particulières. Le fédéralisme plurinational est précisément pensé pour conserver cette tension fondatrice entre le fédéral et le fédéré. En ce sens, en tant que théorie analytique ou descriptive, il va comme un gant au contexte actuel de l’UE et aux problèmes qu’elle et les États-membres rencontrent. Mais c’est surtout son intérêt en tant que théorie normative qui mérite un peu d’attention quand on essaie de penser les conditions de possibilité d’une intégration politique fédérale dans l’UE. Ses recommandations pour les contextes traversés par une forme profonde de pluralisme national sont précieuses. D’une part, en raison du réalisme démocratique avec lequel travaille le fédéralisme plurinational : pas de demos fédéral (européen) sans le consentement des demoi fédérés différenciés. D’autre part, en raison du langage avec lequel il parle d’intégration politique, qui est de nature à permettre aux États-membres de s’engager avec davantage de confiance et de sérénité dans le processus d’intégration fédérale. Le fédéralisme plurinational fait en tout cas une promesse que le fédéralisme classique (même lorsqu’il se présente sous d’autres appellations ou comme une expérience nouvelle) ne peut tenir : que la fédération ne deviendra pas une prison pour les peuples. On mesure aussi, bien sûr, le caractère frustrant que le fédéralisme plurinational peut dès lors avoir pour les fédéralistes européens les plus pressés et/ou les plus hamiltoniens (partisans une fédération forte). Car il leur dit qu’il faudra aller sans doute moins loin dans le processus d’intégration, probablement plus lentement aussi, et prévoir des mécanismes qui garantissent la liberté politique des unités fédérées. Entre liberté politique du fédéré et puissance du fédéral, le fédéralisme plurinational choisit la liberté politique. Or le stade dans lequel se trouve le processus d’intégration fédérale dans l’UE, l’autonomisation du fédéral, semble attirer d’une manière compréhensible le fédéralisme européen vers l’autre pôle. Une envie de puissance.

Bibliographie citée

  • Anderson, B. (1983). Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. London, Verso
  • Burgess, M., Gagnon, A. (ed.) (2010). Federal Democracies. London & New York, Routledge
  • Cagiao y Conde, J., Gagnon, A.-G. (dir.) (2019). Fédéralisme et Sécession. Bruxelles, Peter Lang
  • Dumont, H., El Berhoumi, M. (2017). « L’État fédéral plurinational : tentative de définition juridique ». In Les visages de l’État - Liber Amicorum Yves Lejeune. Bruxelles, Bruylant, 293-320
  • Gagnon, A. (2010). The Case for Multinational Federalism. Beyong the all-encompassing nation. London & New York, Routledge
  • Keating, M. (2001). Plurinational Democracy : Stateless Sations in a Post-Sovereignty Era. Oxford, Oxford University Press
  • Kymlicka, W. 2001). Politics in the Vernacular : Nationalism, Multicultiuralism, and Citizenship. Oxford, Oxford University Press
  • Lijphart, A. (ed.) (1981). Conflict and Coexistence in Belgium : the Dynamics of a Culturally Divided Society. Berkeley, University of California
  • Máiz, R. (2008). La frontera interior. El lugar de la nación en la teoría de la democracia y el federalismo. Murcia, Tres Fronteras Ediciones
  • Parent, C. (2011). Le concept d’État fédéral multinational. Essai sur l’union des peuples. Bruxelles, Peter Lang
  • Parent, C. (2019). L’état des fédérations. L’unité dans la diversité. Québec, Presses de l’Université du Québec
  • Requejo, F. (2009). Fédéralisme multinational et pluralisme de valeurs. Le cas espagnol. Bruxelles, Peter Lang
  • Schütze, R. (2016). “Two-and-a-half Ways of Thinking about the European Union”. Politique européenne, 53(3), 28-37. https://doi.org/10.3917/poeu.053.0028
  • Taylor, C. (1992). Multiculturalism and “the Politics of Recognition”. Princeton, Princeton University Press
  • Tierney, S. (2004). Constitutional Law and National Pluralism. Oxoford, Oxford University Press
  • Tully, J. (1999). Une étrange multiplicité : le constitutionnalisme à une époque de diversité. Les Presses de l’Université Laval

Notes

[1Il convient également de noter que, contrairement à l’image idéalisée qui en souvent proposée, le constitutionnalisme ou l’État de droit est inséparable des acteurs et des institutions chargés de dire le droit en dernier ressort, cette décision juridique ultime appartenant aux acteurs du niveau supérieur ou fédéral dans la logique qui nous intéresse ici. Nous avons là une thèse qui a tendance à occulter la dimension politique de la justice constitutionnelle dans les systèmes fédératifs connus (historiquement favorable à l’extension de la compétence du niveau fédéral).