Le Cadre financier pluriannuel, sismographe de l’UE

, par Michel Devoluy

Le cadre financier pluriannuel (CFP) traduit en chiffres les grands choix stratégiques décidés par l’UE. Le CFP révèle également, en creux, où en est l’UE dans sa marche vers l’intégration politique. Bref le CFP saisit, tel un sismographe, les mouvements tectoniques de la construction européenne.
A cet égard, le CFP de la période 2021-2027 s’avère exemplaire. L’introduction du plan de relance de 750 milliards d’euros marque un saut en avant. Mais le blocage de ce nouveau CFP par la Hongrie et de la Pologne rappelle que l’Union demeure, sur ce terrain, de nature intergouvernementale.

Mise en perspective du CFP

A l’origine, la Communauté économique européenne (CEE) ne connaissait que des budgets annuels, présentés par la Commission et votés par le Conseil des ministres et le PE. A partir de 1980 l’adoption de ces budgets donna lieu à de nombreux blocages, et même à des rejets. Le bon fonctionnement de la CEE s’en trouvait entravé. D’où l’idée de sortir de ces crises à répétition en insérant les budgets annuels dans un accord de nature interinstitutionnel, valable plusieurs années, entre la Commission, le Conseil de ministres (le Conseil) et le PE. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cela n’a pas empêché les États membres de garder jalousement leurs mains sur les cordons de la bourse.
Les Perspectives financières à moyen terme (leur nom à l’origine) datent de 1988. Programmées pour cinq ans, elles couvrent, depuis 2000, une période de sept années. Dénommé depuis le traité de Lisbonne “Cadre financier pluriannuel”, cet accord tripartite détermine, globalement et par an, les plafonds des grands postes budgétaires. Le CFP “vise à assurer l’évolution coordonnée des dépenses de l’Union dans la limite de ses ressources propres” (art. 312, TFUE). Dans la mesure où le Conseil adopte le CFP à l’unanimité des États membres, sa validation reste toujours sous la menace d’un veto.
Dans les faits, les grandes lignes de chaque CFP sont dessinées par le Conseil européen par consensus.
L’intergouvernementalisme joue ici un rôle déterminant. On connaît les longues discussions au cours desquelles chaque État membre joue sa partition, surtout vis-à-vis de ses électeurs. Par la suite, le Conseil ne fait qu’exécuter les décisions prises par les Chefs d’États et de gouvernements.
Les ressources propres de l’Union font l’objet d’une attention particulière. Là encore, le rôle des gouvernements nationaux est crucial puisque les catégories des ressources propres de l’Union sont décidées, après consultation du PE, à l’unanimité du Conseil. L’arme du véto est donc toujours là. Cette menace est d’autant plus puissante que si de nouvelles ressources propres sont établies, ou abrogées, elles doivent, en plus, pour entrer en vigueur, être validées par tous les États membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives (art. 311, TFUE). Dans la mesure où la liste des ressources propres est restée stable jusqu’à présent, cette dernière disposition fut rarement activée. Mais celle-ci s’applique pleinement pour les 750 milliards que l’UE s’apprête à lever sur les marchés. Bref, chaque État membre peut faire capoter l’avancée majeure représentée par le plan de relance lié à la crise du Covid.

Le Cadre Financier Pluriannuel 2021-2027

Le précédent CFP (2014-2020), à 28, prévoyait un montant global des crédits engagés de 960 milliards (prix de début de période), répartis sur 7 ans. Soit 1% du PIB annuel de l’UE. Les cinq grandes rubriques de ce CFP étaient, par ordre décroissant d’importance : Croissance intelligente et inclusive (46%) ; Croissance durable et ressources naturelles (38%), dont la PAC ; L’Europe dans le monde (7%) ; Administration (7%) ; Sécurité et citoyenneté (2%).
Le CFP 2021-2027 (à 27) ne déroge pas à la règle du marathon médiatisé pour parvenir à un consensus. Après 4 jours de négociations, le Conseil européen a convergé, le 21 juillet 2020, vers 1074 milliards d’euros pour les 7 années (au prix début de période). Soit 1,1% du PIB de l’UE. Avec sept rubriques, les priorités affichées diffèrent du CFP précédent :
1. Marché unique, innovation et numérique (14%) ;
2. Cohésion et valeurs (35%) ;
3. Ressources naturelles et environnement (30%), dont la PAC ;
4. Migrations et gestion aux frontières (3%) ;
5. Sécurité et défense (2%) ;
6. Voisinage et le Monde (9%) ;
7. Administration (7%).
Chacun des titres est assez explicite de son objectif général. Notons que la lutte contre le réchauffement climatique, qui n’apparaît pas en tant que telle, se retrouve dans plusieurs rubriques et se rapproche des 30% du CFP. Autre précision, la politique des “rabais” (initiée sous la pression de Margaret Thatcher avec son fameux “I want my money back”) reste d’actualité. Elle permet à certains pays, gros contributeurs nets au budget, de diminuer leurs apports aux ressources propres de l’UE. Cela concerne les pays dits frugaux (Pays-Bas, Autriche, Suède, Danemark) et l’Allemagne, pour un total d’environ 50 milliards d’euros.

Le Conseil européen ayant statué, le processus tripartite a pu alors s’enclencher. Le PE a essayé d’arracher des ressources supplémentaires afin de mieux financer des programmes jugés prioritaires. Alors qu’ils espéraient au moins 39 milliards, un accord avec le Conseil du 10 novembre leur a concédé 16 milliards d’euros (sur 1074 !). Le PE a pu notamment imposer 4 milliards supplémentaires pour la recherche, 3,4 milliards pour la santé, 2,2 pour Erasmus et 1,5 milliards pour la surveillance des frontières extérieures. Le PE a donc eu voix au chapitre, certes à dose homéopathique, mais tout de même. Le CFP 2021-2027 semblait donc bien engagé.

L’inédit : le plan de relance “Next generation EU”

Le Conseil européen du 21 juillet a également validé le plan de relance de 750 milliards d’euros lié à la pandémie. Voilà la nouveauté ! Cette somme, obtenue par endettement commun, sera répartie entre les États-membres. 390 milliards prendront la forme de subventions aux États les plus touchés par la pandémie. Les remboursements seront alors effectués par le budget de l’UE. En revanche, les 360 milliards restants passeront par des prêts aux États membres qui devront rembourser directement les sommes reçues de l’UE. Dans tous les cas, les emprunts sont prévus avec de très longues échéances.
Les principaux bénéficiaires de ce plan sont, par ordre décroissant, l’Italie, l’Espagne, la France, la Pologne, l’Allemagne, la Grèce, la Roumanie, le Portugal, la République tchèque, la Hongrie, etc.
Ces apports exceptionnels de l’UE seront intégrés dans des programmes nationaux de relance que la Commission européenne aura la charge d’évaluer. Ces programmes seront ensuite validés par le Conseil à la majorité qualifiée. Rappelons que la Cour des comptes de l’UE et le PE assurent un important travail de contrôle dans l’exécution des dépenses de l’Union.

Jusqu’ici l’UE bénéficiait de trois types de ressources : un pourcentage du PIB de chaque État membre, un pourcentage de la TVA prélevé dans chaque État et un poste divers (Droits de douane perçus au niveau de l’UE, amendes infligées par l’UE et impôts payés par les fonctionnaires de l’UE). Ces trois ressources représentant respectivement 75%, 15% et 10% du total du CFP. On le voit, l’UE ne prélève pas d’impôts auprès de ses citoyens, mis à part le cas de ses fonctionnaires. Désormais, cet aspect devra évoluer. L’union va s’endetter, au nom des 27, à hauteur de 750 milliards d’euros. Il faudra à l’Union de nouvelles ressources propres pour qu’elle rembourse les 390 milliards (pour rappel, les 360 milliards sont directement à la charge des États).
Une taxe sur les plastiques non recyclables de 6 milliards d’euros est prévue pour 2021. Elle a d’ailleurs vocation à s’éteindre. En réalité, celle-ci sera surtout destinée à financer la rallonge de 16 milliards arrachée par le PE pour le CFP.
D’autres impôts européens sont prévus pour 2023 : 1. des ressources seront adossées au système d’échange des quotas des émissions de CO2 ; 2. une taxe carbone aux frontières de l’UE ; 3. une taxe sur les géants du numérique (soit entre 10 et 25 milliards d’euros).
D’ici 2026 sont également envisagés : 1. une taxe sur les transactions financières ; 2. une partie de l’impôt sur les sociétés multinationales devrait rapporter environ 15 milliards ; 3. Les amendes liées aux infractions au droit de la concurrence, qui revenaient aux États, devraient rester au budget européen (environ 11 milliards d’euros).
Mais toutes ces ressources, y-compris l’autorisation de l’emprunt de 750 milliards, doivent encore être validées, conformément aux traités, par l’ensemble des pays membres, à l’unanimité.

Le respect de l’État de droit, les risques d’un blocage

Le thème du respect de l’état de droit était déjà présent lors des négociations de juillet 2020 sur le CFP. Il est devenu incontournable avec l’accord du 5 novembre entre le PE et les États membres. Désormais, les fonds distribués aux États devraient être conditionnés au respect de l’état de droit (liberté de la justice, des médias, de l’opposition et des citoyens). Appartenir à l’UE et bénéficier de son budget nécessite en effet le respect des valeurs de l’Union telles qu’inscrites dans les traités. Autre argument, les États, notamment les “frugaux” ne veulent pas lâcher des fonds gérés par des États soumis à la corruption. Juridiquement, il appartiendra au Conseil, sur la base d’une proposition de la Commission, de suspendre les financements à la majorité qualifiée. Cette conditionnalité n’est pas du goût de tous. La Pologne et la Hongrie sont contre et ont réitéré plusieurs fois leurs oppositions. Mais ils savent très bien qu’ils ne peuvent rien seuls contre une majorité qualifiée (65% de la population et 55% des États membres). Aussi ont-ils choisi une autre option. Aussi longtemps que cette conditionnalité ne sera pas levée, chacun, insistent-ils, mettra un véto en refusant de valider définitivement le CFP 2021-2027 et en refusant les nouvelles ressources propres de l’UE.

Ces deux États prennent ainsi en otage 1800 milliards d’euros (le CFP et le plan de relance). C’est la somme dont l’Union a impérativement besoin pour fonctionner dans les sept ans à venir et pour réagir à la crise du Covid 19. Mais ce n’est pas tout ! Le plan de relance ouvre la voie vers le fédéralisme budgétaire, et donc vers plus d’intégration. La règle de l’unanimité, un pilier fondateur de l’Europe actuelle, peut décidément coûter très cher aux finances, mais surtout aux ambitions politiques de l’UE.