La mosaïque des peuples européens en demande de démocratie

, par François ALFONSI

Pour des centaines de millions de citoyens, la construction européenne est un produit de l’Histoire et un projet pour l’Avenir.
Cette Histoire est celle des différentes nations européennes qui ont façonné son territoire et nourri sa civilisation. Parmi elles, certaines se sont imposées comme des États-nations, avec des contours historiques différents tout au long des siècles, et la situation des temps modernes s’est figée après la seconde guerre mondiale pour sa partie occidentale, et après la chute du mur de Berlin pour sa partie orientale.
L’actuelle Union Européenne de 28 États-membres, amputée du Royaume Uni depuis le Brexit, compte plus de nations que d’États, mais le nombre réel de « nations sans États » aspirant à rejoindre le concert des États européens est délibérément exagéré par tous ceux qui refusent de les prendre en considération.
Il est donc nécessaire d’essayer d’avoir une définition réaliste et factuelle des nations européennes constituées qui, au sein du cadre juridique des États-membres de rattachement, expriment, ou sont susceptibles d’exprimer, la volonté d’exercer leur droit à l’autodétermination en vue de leur indépendance.
Trois critères sont à remplir :

  • La réalité de l’existence d’un peuple au fil des siècles, s’affirmant au plan linguistique et/ou culturel, et inscrit dans l’Histoire.
  • La formulation d’une revendication d’indépendance claire et sans ambiguïté, soit par un referendum quand c’est réalisable juridiquement, ou par l’expression d’une majorité au profit de forces politiques revendiquant l’indépendance ;
  • L’inscription de cette revendication sur une durée assez longue pour devenir un fait politique établi.

Faisons un tour d’Europe pour évaluer les occurrences actuelles, ou possibles, de « nations sans État » remplissant ces critères.

Commençons par la Corse.

Il existe un peuple corse historique, nul ne peut le contester même si la Constitution française s’obstine à le nier dans son obscurantisme jacobin.
Une majorité nationaliste est à la tête des institutions de la Corse, formée par une alliance entre les « autonomistes » et les « indépendantistes », avec une prééminence du mouvement autonomiste dont est issu le Président du Conseil Exécutif. La « formulation de la revendication d’indépendance » n’est donc pas effective.
Le vote du peuple corse a porté le mouvement nationaliste à la tête des institutions pour la cinquième année consécutive. C’est donc un peu court pour attester d’une volonté durablement exprimée d’autodétermination.
Manifestement la Corse ne remplit pas à cette heure les critères nécessaires.

Considérons l’Écosse.

L’existence du Peuple Ecossais est admise par le Royaume Uni lui-même qui reconnaît la nation écossaise. Elle ne se discute donc pas.
Une majorité nationaliste, à 100% indépendantiste, est à la tête des institutions de l’Écosse sans discontinuer depuis plus de vingt ans, soit une durée très significative, ce qui exprime donc une volonté populaire durablement installée dans le temps. Cette majorité au Parlement d’Holyrood pourrait même devenir « majorité absolue » dans le contexte d’un Brexit que Glasgow rejette. Au jour d’aujourd’hui, un referendum écossais est promis à une victoire du « yes ».
On peut donc considérer que la volonté d’autodétermination en vue de l’indépendance s’exprime en Écosse de façon forte et continue, et justifie qu’elle puisse devenir à son tour une nation européenne organisée sous la forme d’un nouvel État membre. Avant le Brexit, elle aurait été le vingt-neuvième État de l’Union. Après le Brexit elle pourrait rapidement réadhérer, car il est acquis que les standards démocratiques et économiques de l’Écosse sont conformes aux critères de Copenhague puisqu’ils s’y sont appliqués durant quarante ans.
Quelles autres nations sans État d’Europe pourraient autant que l’Écosse revendiquer la même reconnaissance institutionnelle ?

Dans la période actuelle on pense bien sûr à la Catalogne dont les dirigeants ont été aussi loin que possible pour faire valoir leur volonté d’indépendance. Bien qu’ils n’aient usé que de moyens démocratiques et pacifiques, ils ont été condamnés très lourdement par l’État espagnol, jusqu’à treize années de prison. Pourtant la mobilisation de plus de deux millions de citoyens lors du referendum du 1er octobre 2017 a largement validé leur démarche. A la lumière de l’actualité des cinq dernières années, il est clair que la Catalogne est comme l’Écosse une nation dont l’indépendance serait naturelle immédiatement, à travers un processus démocratique d’autodétermination.

Le Pays Basque, du moins dans sa partie « espagnole » (Communauté Autonome Basque et Navarre) soulève un problème de même nature que la Catalogne. Cependant si la gouvernance de la Communauté Autonome est de très longue date, et quasiment sans discontinuer, le fait de mouvements nationalistes intégrant l’indépendance dans leurs statuts, le fait est que le principal d’entre eux, le Parti Nationaliste Basque, dont ont fait partie les « lehendekaris » successifs depuis 1980, n’a pas mis la revendication d’indépendance à son agenda politique, et qu’il gouverne sans alliance avec les autres mouvements indépendantistes. S’y ajoute une situation politique beaucoup moins favorable en Navarre, malgré une forte autonomie, et encore moins favorable dans la partie française (Labourd, Basse-Navarre et Soule) où aucune reconnaissance statutaire n’est accordée au territoire basque.
Cependant, au moins pour ce qui concerne la Communauté Autonome Basque, l’accélération d’une revendication indépendantiste est une éventualité qui pourrait se poser dans le futur.

Un autre territoire européen, parmi les plus largement autonomes en Europe, pourrait revendiquer l’indépendance. Il s’agit de la Flandre, la plus grande des deux entités fédérées au sein du Royaume de Belgique. Le principal parti au pouvoir en Flandre depuis plus de dix ans, la Nouvelle Alliance Flamande (N-VA) est en effet, selon sa charte fondatrice, un parti indépendantiste. Cependant, s’il est le principal parti en Flandre avec régulièrement 30% des voix, il ne peut gouverner seul et il doit s’allier pour faire une majorité avec d’autres forces politiques qui ne soutiennent pas cette revendication. N-VA elle-même ne l’a pas mis à l’agenda de ses projets politiques de long terme.

Hors ces exemples emblématiques, qui n’engagent à court terme que la Catalogne et, désormais extérieure à l’Union, l’Écosse, il n’existe pas d’autre exemple comparable. Certes, par exemple, la Sardaigne est actuellement présidée par le principal dirigeant du Partito Sardo d’Azzione, parti qui, depuis sa création en 1921, s’affiche comme indépendantiste. Cependant, le PS d’Az n’est qu’une partie minoritaire de la coalition qui gouverne la Sardaigne, et aucun processus pour aller vers l’autodétermination ne s’y affirme réellement.
On trouve d’autres types de situations, comme par exemple celles de partis indépendantistes minoritaires et dans l’opposition (Galice, Pays de Galles), ou de partis autonomistes majoritaires sans aucun agenda indépendantiste (SudTirol par exemple), etc….
Or un jour, en octobre 2017, commentant la situation en Catalogne, l’ancien Président de la Commission Européenne Jean Claude Juncker, s’était exclamé, juste après le referendum : « je ne veux pas d’une Union Européenne qui comprendrait 98 États. C’est déjà relativement difficile à 28, pas plus facile à 27, mais à 98, ça me semble impossible. »

D’où sort-il, ce chiffre de 98 ? Même pas lui ne doit le savoir ! Et c’est bien toute la question car il n’y a aucune différence à gérer une Europe de 28 États-membres que de 27, ou bien de 30 ou 32 qui est la seule équation réellement posée par les nations sans États qui aujourd’hui adhèrent, ou sont susceptibles d’adhérer à moyen terme, à une démarche d’autodétermination pour leur indépendance.

Or c’est sur la base de ce type d’argument à l’emporte-pièce que l’on est en train, en Europe, d’assister indifférents à la dérive « à la turque » d’une justice espagnole qui condamne des dirigeants européens, incontestables au regard des valeurs démocratiques, à des peines de prison selon des quantums que l’on imaginait jusque-là réservés aux régimes dictatoriaux dignes de la Turquie de M. Erdogan.
Il serait temps que les démocrates européens se réveillent enfin, et que l’Europe soit considérée comme l’expression démocratique de la mosaïque des peuples européens qui est sa richesse, et qu’elle renouvelle ainsi le serment de sa devise : « unie dans la diversité ». Diversité qu’il faudra respecter en admettant l’Écosse et la Catalogne parmi les États de l’Union.