Réflexion sur l’internationalisation

, par Tommaso PADOA-SCHIOPPA

L’internationalisation est un processus que ma génération a vu progresser à un rythme accéléré et dont elle a recueilli les fruits qu’elle continue de recueillir mais qui, aujourd’hui, est source d’inquiétude pour la plupart des gens, alors que ses aspects troublants se développent chaque jour sous nos yeux. Ceux qui, enfants, ont connu les ruines de la guerre, trouvent une raison d’espérer et une source de sécurité, mais que peuvent bien penser ceux qui sont jeunes et n’ont pas de souvenirs de la guerre ?

Quelques mots d’abord sur le terme « nation ». Aujourd’hui « patrie », « nation », « Etat », sont des termes équivalents. Mais il ne faut pas oublier que cette équivalence-dans le langage et dans les institutions- est une réalisation récente ; elle vient de l’ère napoléonienne et de la culture du romantisme. Un de nos ancêtres d’il y a six ou sept générations, s’il s’éveillait du sommeil de la mort, appellerait internationalisation l’accroissement du commerce entre la Lombardie et le Piémont. La forme de l’Etat-nation, fondée sur l’idée que l’indépendance absolue est la garantie de la liberté et de la paix est apparue en Europe au 19° siècle et s’est répandue sur toute la planète pendant le siècle dernier, bien que cette idée n’ait pas tardé de s’avérer trompeuse et source de tragédies. Aujourd’hui on compte dans le monde environ deux cents Etats-nations presque tous attachés farouchement à l’illusion de la souveraineté illimitée. Il faut avoir présents à l’esprit trois principes concernant ce sujet de l’internationalisation : l’identité, la concurrence [1] et la politique.

L’identité est multiple

Premier principe : l’identité de chaque individu est multiple. Il n’y a pas d’incompatibilité entre être milanais, lombard, italien, européen et finalement citoyen du monde.

Au contraire, les appartenances multiples constituent l’individualité même de chacun de nous. Et cette notation a une signification très concrète. L’identité de chaque individu est ce mélange de qualités, inclinations, intérêts, croyances, défauts, fragilités, traits de tempérament, expériences vécues et les espérances qui en font une personne, c’est à dire une entité unique et irremplaçable. Et ce mélange est commun avec l’appartenance à de nombreuses communautés. Il n’y a pas un seul de ses composants qui définisse complètement l’expérience et la connaissance de nous mêmes, qui sont notre identité : il n’y en a pas un seul dans lequel nous pourrions nous identifier à un degré exclusif sans perdre-si l’on peut dire- notre moi essentiel.
Eh bien la reconnaissance de ce principe mettra en évidence le fait qu’appartenir à la communauté que nous appelons aujourd’hui nationale n’est pas en contradiction avec, ni ne diminue notre appartenance, à d’autres communautés, qu’elles soient plus étroites, centrées sur notre ville on notre région d’origine, ou plus larges comme sur une échelle continentale ou planétaire.

Parmi ces dernières la Communauté européenne est la plus présente dans notre vie quotidienne : il suffit de mentionner les nombreuses lois de Bruxelles qui prévalent sur nos lois nationales, l’euro, le projet Erasmus et les migrations à l’intérieur de l’Union. Mais nous avons un sentiment fort d’appartenir à la communauté globale, à laquelle nous sommes attachés par la poussée universelle de nos convictions morales et, nous sommes de plus en plus concernés par les menaces sur le climat et la biosphère qui ne peuvent être contrées qu’à l’échelle du monde.

Dans la richesse de nos appartenances multiples, nous sentir italiens peut et doit trouver une place appropriée. Je suis convaincu que parmi les plus sérieuses dont l’Italie ait souffert au cours de sa courte histoire de communauté organisée en Etat unitaire, il y a la difficulté de trouver la mesure convenable d’ambition nationale, c’est à dire de trouver à se placer à un point d’équilibre entre l’indifférence, et même la négation de tout sentiment d’appartenance nationale, et d’autre part un nationalisme exacerbé qui conduisit à la défaite et à l’humiliation. Accorder une importance correcte à ses liens avec la communauté nationale est, pour un jeune Italien, moins naturel que pour un jeune du même âge dans un autre pays.

Accepter la compétition

Second principe : nous devons accepter la compétition internationale. Si je devais suggérer une interprétation de l’idée qu’implique le mot « internationalisation », je la formulerais ainsi : une intensification paisible des relations entre les pays. Ni confrontation armée, ni isolationnisme mutuel, mais au contraire, échange et compétition.

Aujourd’hui, l’intensification des relations entre les pays est, à un degré important, la conséquence du progrès économique et technique : les marchandises, les gens, la criminalité, le savoir faire, les images, se propagent sur une échelle planétaire, rapidement et à moindre coût. Les historiens ont retenu d’autres situations dans l’histoire humaine-qui, toute proportion gardée suivant les époques- ont été considérées comme « globalisation » et ils ont mis en lumière les différences avec l’ère actuelle. Ces époques ont été suivies par d’autres où le monde s’est re-fragmenté en communautés isolées.
Nous ignorons si le processus de globalisation actuel peut également être inversé. Il se pourrait que la technologie d’aujourd’hui ait simultanément donné à l’humanité les outils pour détruire la planète et supprimé ceux qui permettraient de retourner à une fragmentation en communautés isolées, comme cela se produisit après la chute de l’empire romain ou après la première guerre mondiale. Nous sommes amenés à cette remarque par la quasi impossibilité d’arrêter les vagues de migration et aussi par la facilité avec laquelle un jeune expert en internet surfing pourrait éviter les filtres que Google a accepté de mettre pour les utilisateurs chinois.

C’est la raison pour laquelle nous pouvons et devons nous demander à quelles conditions l’internationalisation qui est en cours peut se poursuivre sans susciter des conflits et des destructions. On ne peut ni rejeter ni arrêter l’internationalisation : nous devons la rendre, comme nous avons coutume de le dire, durable.

On souligne souvent que les relations internationales diffèrent de celles qui sont pratiquées à l’intérieur des frontières d’un Etat, ceci étant dû au fait que les premières peuvent être réglées par la force des armes. Avec raison, l’emploi des armes est associé à la haine, parce que celle-ci est à la fois la cause et la conséquence de la précédente. Un slogan populaire parmi les étudiants de ma génération était : « faites l’amour, pas la guerre ». Pouvons-nous nous laisser guider par ce slogan et dire que la condition pour rendre l’internationalisation durable, c’est la venue de l’amour global et universel ? A en juger d’après l’atmosphère de la plupart des assemblées de copropriétaires, je dirai que non. A mon avis, la double condition est différente : la compétition doit être acceptée mais elle doit être soumise à l’autorité d’un ordre politique supérieur.

L’impulsion à se dépasser, à faire mieux que les autres, est appelée agressivité par les psychiatres et par les économistes dynamisme [2]. Il nous faut croire que l’éradiquer de la nature humaine (c’est à dire pas d’un seul homme comme le Prince Myshkin ou Billy Budd, mais de tous les vivants) est impossible ; il est même raisonnable de croire que sa disparition n’est pas très souhaitable et que la chose morale à réaliser c’est de la contrôler et de la diriger vers l’accomplissement du bien, mais non de la supprimer.

Les relations entre les communautés humaines se déplacent entre les deux modèles extrêmes du conflit et de l’union. D’un côté le conflit, la guerre ouverte, l’absence de toute loi sauf la force : la force des armes, de la ruse, de l’argent, de l’intimidation. De l’autre côté, des institutions, des buts, des instruments que l’on partage. La compétition, dans ses formes variées, est placée à un certain point dans la zone intermédiaire ; c’est un concours où le conflit armé est remplacé par une concurrence commerciale comme moyen d’établir la primauté d’un concurrent sur l’autre.

Le commerce n’est pas toujours tendre [3] comme Montesquieu l’a défini en l’opposant aux guerres déclenchées par la passion. Le commerce, avec la concurrence avec laquelle il se pratique généralement, peut souvent s’effectuer suivant des moyens brutaux, violents, implacables : en volant les inventions d’un adversaire, en l’expulsant du marché par des pratiques de dumping, par la corruption du gouvernement pour obtenir des commandes, en exerçant des pressions politiques pour soutenir des entreprises nationales. Les métaphores utilisées habituellement soulignent et éclairent comment la compétition peut être placée très près de la première de ces deux extrémités de la guerre ou de l’union : guerre des prix, invasion d’un marché, offensive commerciale, concurrence au couteau, et ainsi de suite.

Des mots aussi forts ne doivent pas surprendre, en particulier si nous considérons qu’ils s’appliquent, bien entendu, à la concurrence entre les pays. Le développement et la richesse dépendent du succès dans la compétition entre pays : et donc pour l’Italie, les périodes de développement notable de son niveau de vie ont toujours coïncidé avec une bonne tenue de ses comptes à l’étranger.

L’ordre économique implique un ordre politique

Troisième principe : l’ordre économique implique un ordre politique. La paix ne peut pas être établie en supprimant chez les individus et dans les communautés humaines, l’impulsion à exceller, à faire mieux que les autres, à gagner. Au contraire, elle doit être établie en créant une situation, un ordre, où ces impulsions continuent de s’exprimer, mais qu’elles soient sujettes à des règles ; des règles qui sont enracinées dans des principes éthiques (ne pas tuer, ne pas voler, ne pas faire de faux témoignages) et dont la reconnaissance a aussi une utilité pratique.

Cette situation, c’est la compétition. Quoi qu’il en soit, pour qu’elle ne dégénère pas en guerre, il faut des règles fortes ; et celles-ci ne peuvent être données que par la politique, par un pouvoir politique fort. En fait, établir des lois est une tâche qui appartient spécialement à la sphère politique, mais pas à la sphère du marché.

L’espace européen, c’est là que, pour la première fois dans l’histoire, la compétition internationale a pris vraiment une forme pacifique. La guerre entre les nations a été remplacée par une émulation, au prix du renoncement à certaines parts de la souveraineté nationale et de l’établissement d’un pouvoir supranational qui institue et assure la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des hommes. La compétition, avec des règles acceptées est devenue un marché unique, un espace conceptuel juridique, économique et physique commun.

Dans l’arène globale, la question des règles et des lois, donc de la politique, est encore loin de trouver une solution satisfaisante. La globalisation est le grand changement qui bouscule nos vies, bien que nous ne puissions pas saisir pleinement sa nature et ses implications. Des interprétations extrêmes et opposées ont été mises en avant : celle de ses opposants, qui en font la cause ultime de tous les maux actuels, le terrain sur lequel la cupidité des capitalistes se déchaîne, ou bien celle de ses partisans qui la considèrent comme le merveilleux mécanisme qui, en libérant les forces du marché, répand universellement la richesse, la liberté, la démocratie et la tolérance.

D’après moi, les deux interprétations font en commun la même erreur : elles voient l’économie comme le seul socle de l’ordre social. Je crois, au contraire, que la globalisation présente un défi qui est essentiellement de nature politique, c’est à dire un défi concernant la difficulté de la gérer de manière pacifique avec des règles qui la feront évoluer à l’écart du modèle de la guerre et se diriger de plus en plus vers le modèle de la compétition pacifique. La recherche-théorique et pratique- d’instruments pour diriger et régulariser la globalisation est le défi fondamental qui affecte la destinée de chacun d’entre nous. Sans les institutions adéquates et les moyens que seule la coopération internationale peut fournir, la globalisation ne pourra pas être contrôlée ; et si elle ne peut pas être dirigée, nous en souffrirons et nous finirons par nous insurger contre elle. Et il est peu probable que la révolte ne prenne pas des formes répressives et violentes.

Quand on lit les noms des jeunes étudiants de cette université tombés pendant la première guerre mondiale, on ne peut s’empêcher de penser que leur enfance et leur adolescence se passèrent dans un monde de paix et de globalisation qui n’était pas très différent de celui d’aujourd’hui. L’illusion que ce monde allait continuer ainsi fut de courte durée. Ils réalisèrent bientôt qu’ils avaient pu en profiter mais n’avaient pas pu préparer les instruments et les institutions nécessaires pour le réglementer. Le passage de la compétition à la guerre fut très rapide.

Aussi difficile soit-il, le défi de l’internationalisation peut être gagné si nous sommes capables de l’affronter sur le plan politique, avec détermination et pleine clarté d’esprit.

P.-S.

Tommaso PADOA-SCHIOPPA
Ancien membre du Directoire de la Banque centrale européenne et ancien Ministre italien de l’économie - Président de Notre Europe

Traduit de l’anglais par Joseph MONTCHAMP - Lyon

Notes

[1On utilisera « compétition », « concurrence » étant plutôt un terme d’économie. (Ndt.).

[2« Animal spirit » dans le texte. (Ndt.).

[3« Soft » dans le texte. (Ndt.).