« Séparatisme » et Alsace : Retour vers le futur ?

, par Ulrich Bohner

Dans quelques jours, le 1er janvier 2021, la « Collectivité européenne d’Alsace », une collectivité territoriale française sui generis, verra la lumière du jour, suite à la loi du 2 août 2019.
Il s’agit essentiellement de la fusion des deux départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, sans tenir compte du département de la Moselle qui partage beaucoup de spécificités avec l’Alsace (langue régionale, droit local, histoire, etc.). Si la nouvelle collectivité est essentiellement appelée à exercer les compétences départementales classiques, ce sont rajouté d’autres compétences spécifiques, y compris dans deux secteurs sensibles : la coopération transfrontalière et le bilinguisme, sans parler des transports et des organismes professionnels.
L’Alsace a un très fort sentiment d’identité qui repose notamment sur une culture binationale.
Ce sentiment a été souvent mis à mal, par les annexions successives et les périodes qui ont suivi, les nouveaux responsables nationaux cherchant souvent à éliminer les traces de la culture relevant de l’autre nation, conduisant parfois à une aliénation des populations concernées.
Dès lors, quand on met en avant la notion de « séparatisme » dans le nouveau projet de loi, on vise essentiellement des groupes qui cherchent à s’éloigner des valeurs de la République, en prônant la haine ou des actions radicales.
En même temps, et à l’origine, la notion de séparatisme (ou d’irrédentisme) semble plutôt indiquer que des activistes d’un territoire donné, cherchent à rompre l’unité nationale du pays, à faire sécession, à quitter la république « une et indivisible », soit pour devenir indépendant, soit pour rejoindre une autre patrie. C’est ce qui s’est en effet passé en Alsace après la première guerre mondiale, par des groupes qui voulaient rejoindre l’Allemagne, dont l’Alsace avait fait partie de 1871 à 1918. Des visées séparatistes, souvent faussement qualifiés d’« autonomistes ». Pour certains leaders de l’époque, l’apothéose de leur projet s’est réalisée par l’annexion de l’Alsace (- Moselle) par l’empire nazi, de 1940 à 1945.
Après le retour à la France en 1945, ce séparatisme a fait place à une francisation très poussée, parfois brutale, cherchant notamment à éliminer l’utilisation de la langue allemande et de ses dialectes alsaciens, à l’école, dans les médias, dans l’administration publique, etc. Dès lors, cette notion de « séparatisme » peut réveiller de mauvais souvenirs dans une région comme l’Alsace. De l’aveu de Marlène Schiappa, ce mot a d’ailleurs été choisi à la place de « communautarisme » qui était censé réveiller d’autres craintes. Au vu de l’Histoire vécue en Alsace, le mot choisi aurait pu éveiller d’autres craintes : le danger d’une nouvelle répression des éléments qui font la force d’une identité régionale, sans s’opposer désormais à l’identité française, ni à celle européenne.
Cependant, l’Alsace avait gardé, après 1945, certains particularismes : une sécurité sociale plus avantageuse, un droit des associations plutôt favorable, des particularités du droit civil, comme la « faillite personnelle », étendue à la France depuis, des spécificités de la procédure civile, du droit de chasse, du livre foncier, etc. Une des spécificités particulières est aussi le maintien du Concordat (de Napoléon 1er), conduisant en particulier à une rémunération du clergé catholique, protestant et israélite par l’État et la possibilité de proposer des cours de catéchisme dans l’enseignement public. Ce sont des dispositions qui sont régulièrement attaquées, en fonction de la laïcité de la République. Cependant, chaque fois, le sentiment de l’identité alsacienne se réveille. En revanche, la notion de « blasphème » qui figurait encore dans le code pénal a été supprimée récemment, en accord avec les représentants des religions.
Une spécificité qui ne relève pas du droit mais de la politique, est que l’Alsace s’est exprimée généralement de façon plus européenne que la plupart des autres régions françaises, que ce soit lors du référendum sur le Traité de Maastricht, ou de celui sur la Constitution européenne de 2005. Et ce n’est pas simplement parce que Strasbourg est le siège du Conseil de l’Europe, de sa Cour Européenne des Droits de l’Homme et du Parlement Européen de l’Union Européenne. C’est aussi pour exprimer la volonté de développer des relations plus poussées dans l’ensemble du bassin d’emploi, que ce soit avec les länder allemands de Sarre, Rhénanie-Palatinat ou du Bade-Wurtemberg ou encore avec les cantons suisses frontaliers. Dans ce contexte, on peut regretter que la nouvelle collectivité alsacienne n’ait pas repris le logo de l’ancienne région Alsace. Ce dernier s’inspirait en effet de la situation géographique de l’Alsace, en y intégrant une des étoiles du drapeau européen. Le nouveau logo est certes typique, mais beaucoup plus banal : un bretzel en forme de « a ». Un avantage cependant : il est bilingue : « Alsace – Elsass ».

Si la re-création d’une collectivité territoriale « Alsace » donne certes satisfaction à de nombreux citoyens attachés aux spécificités de leur région, on peut se demander si, pour autant, cette évolution s’insère dans le développement d’une approche fédéraliste de la France. On peut en douter. La nouvelle collectivité n’a aucune prise sur les mécanismes décisionnels nationaux, pas plus que les régions d’ailleurs. L’octroi des compétences ne s’ensuit pas de l’application du principe de subsidiarité, mais correspond à des critères d’opportunité. On dit d’ailleurs que l’État a « concédé la création de cette collectivité hybride » [1] . Au mieux, elle « préfigure le droit à la différenciation souhaitée par Emmanuel Macron » [2] . La région Grand Est, créée sous la présidence précédente, continuera d’ailleurs d’exister : cela rajoute encore au « millefeuille » des compétences territoriales qui se doublent et se chevauchent avec les compétences réservées aux structures décentralisées de l’État (préfectures, directions régionales, académies, commandements militaires, etc.). Dans ce contexte, les élus au sein du Conseil national d’évaluation des normes ont d’ailleurs dénoncé, notamment, dans un avis du 23 novembre 2020, les pouvoirs donnés aux préfets qui heurtent les collectivités territoriales. [3]

Si la collectivité est appelée « européenne » et est considérée comme « chef de file » en matière de coopération transfrontalière, si elle prend en charge la promotion du bilinguisme, de la langue et de la culture régionale, avec la possibilité de recruter des intervenants bilingues, elle reste sans pouvoirs sur la gestion pratique des frontières avec les régions voisines de l’Allemagne et de la Suisse. Aura-telle son mot à dire sur le remodelage éventuel des Accords de Schengen ? Des accords qui avaient tant contribué à normaliser la vie des citoyens dans l’espace frontalier de Rhin Supérieur, avant l’actuelle crise sanitaire.

Un modèle territorial sui generis, un modèle à suivre ? L’avenir nous le dira. Un pas vers une France avec des structures fédérales ? On peut en douter.

Notes

[1Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA) du 2/11/2020

[2Ibidem

[3Le Monde, 3 décembre 2020