Jürgen Habermas, La Constitution de l’Europe

, par Michel Herland

Éd. Gallimard, coll. « nrf essais », Paris, 2012, 224 p.

Ed. originale, Zur Verfassung Europas, ein Essay, publié en Allemagne en 2011

Le livre de Jürgen Habermas, Zur Verfassung Europas, ein Essay, publié en Allemagne en 2011, a été traduit en français l’année suivante aux éditions Gallimard.[17] Complétée par divers articles, l’étude sur la constitution européenne[18] occupe la partie centrale de l’ouvrage. Habermas y développe une conception originale, celle de « souveraineté partagée », qui peut apparaître à mi-chemin entre le fédéralisme et le confédéralisme.

Cette étude part d’un double constat : 1° - « la crise est venue de ce que l’Union européenne (UE) n’avait pas la compétence pour imposer une nécessaire harmonisation des économies nationales » (p. 68) ; 2° - « depuis que les marchés mondialisés se sont hâtés de mettre, entre eux et la politique, la plus grande distance possible, il est devenu de plus en plus difficile aux pays de l’OCDE de stimuler la croissance économique en veillant en même temps à ce qu’une large partie de la population bénéficie non seulement d’une sécurité sociale mais encore d’une répartition à peu près équitable des revenus » (p. 69).

Des transferts de compétence en faveur de l’Europe sont donc nécessaires, si l’on admet que seule une Europe plus unie pourrait imposer des règles du jeu moins contraires à l’intérêt des peuples. Encore faudrait-il que ces règles traduisent véritablement les aspirations du peuple européen, car l’état actuel des institutions européennes pose un problème évident de légitimité démocratique. Mais existe-t-il un « peuple européen » sur lequel fonder quelque chose qui pourrait ressembler à un État européen ? On reconnaîtra que, avec une Europe élargie désormais à vingt-huit membres, la question puisse se poser. Avant de considérer la réponse d’Habermas, disons tout de suite qu’il choisit de s’en remettre au droit constitutionnel pour « civiliser et humaniser les rapports de force, tant au niveau étatique que social » (p. 72).

Le fonctionnement actuel de l’Europe comporte deux innovations remarquables selon notre auteur. « D’une part, les États membres, tout en conservant le monopole de la force, se soumettent… au droit supranational ; d’autre part ils partagent en un certain sens leur ‘souveraineté’ avec l’ensemble des citoyens de l’Union » (pp. 78-79).

Dans la situation présente, l’Europe demeure néanmoins une fédération sans État fédéral, dans laquelle chaque État national demeure le garant du droit et de la liberté de ses propres citoyens. En même temps, le renforcement de l’intégration déjà en œuvre en Europe traduit une nécessité puisque nos États-nations s’avèrent désormais incapables de répondre efficacement à un grand nombre de problèmes concrets en matière économique et sociale. Ce constat fonde en légitimité, selon Habermas, la transition vers la « démocratie transnationale ».

Une difficulté subsiste. Dans le droit comme dans les esprits, les rapports qui existent entre les citoyens au sein d’un État démocratique sont d’une nature différente de ceux qui s’instaurent entre États. Tandis que la « liberté légale » des citoyens est soumise à l’acceptation de la loi majoritaire, un État conserve son « libre arbitre » aussi longtemps qu’il ne lui est pas dénié par la force d’un autre État (jus ad bellum).

À quoi cette analyse conduit-elle ? Selon Habermas, le maintien des États-nations est possible, et donc le maintien de la liberté auxquels leurs citoyens sont attachés, pourvu que ces derniers « participent selon un processus démocratique à la législation supranationale » (p. 83).

Pourquoi ne parvient-on pas à la solution évidente qui donnerait corps à ce processus supranational : la fédération ? La réponse fournie par Habermas paraît suffisamment convaincante : à la diversité linguistique et culturelle, qui constitue un premier obstacle, s’ajoute le fait que les États européens sont les premiers qui sont « parvenus à la maturité en tant que nations » (p. 94), et que non seulement ils ont le souvenir des guerres qui les ont opposés mais que, en outre, ils ont mis en place des systèmes sociaux qui, sans être totalement inconciliables sont néanmoins clairement différents.

Faute donc de parvenir à brève échéance à cette fédération que tous les lecteurs de Fédéchoses (ou du Federalist Debate) appellent de leurs vœux, il faut donc selon Habermas imaginer une autre modalité de coopération, la « souveraineté partagée » (p. 99). Dans l’organisation actuelle de l’Europe, le maintien de la souveraineté étatique se voit à de nombreux signes, comme le maintien de la procédure unanimitaire pour la révision des traités ou le droit laissé à chaque État de quitter l’Union s’il le souhaite. Selon Habermas, le nœud du problème – ce qui explique le maintien de ces prérogatives étatiques – réside dans l’exigence formulée (implicitement) par chacun des peuples, que l’Union ne puisse en aucun cas imposer une « offre » concernant les « libertés civiles »[19] qui serait inférieure à celle de leur État (p. 100).

Pourquoi ne pas se contenter de la simple application du principe de subsidiarité dans le cadre d’une fédération ? Parce que, répond Habermas, si un État fédéré peut être déclaré responsable des particularités historiques, socioculturelles, de sa population, c’est le niveau fédéral qui garantit les libertés fondamentales. Or, d’après ce qui vient d’être dit, les citoyens des divers pays membres ne voudraient pas d’un tel partage des pouvoirs.

Si les citoyens européens ne sont pas encore mûrs pour une fédération, on ne doit pas en conclure qu’un renforcement de la démocratie européenne n’est pas nécessaire ou pas possible. La situation actuelle est caractérisée par le rôle prédominant du Conseil (des chefs d’État et de gouvernement), d’ailleurs renforcé par le Traité de Lisbonne. Or le traitement par le Conseil de la crise financière qui a éclaté en 2008 a conduit à des décisions très lourdes de conséquences pour les peuples des pays les plus atteints par la crise, sans que ces derniers, ou le Parlement européen, aient eu véritablement leur mot à dire. Plus récemment, le fait de soumettre les budgets nationaux à une décision prise au niveau européen, fait peser sur l’ensemble de la zone euro la menace d’une austérité renforcée, au moment même où celle-ci s’enfonce dans la récession, ce qui ne peut qu’encourager l’hostilité des citoyens à l’égard de l’Europe.

Afin de faire évoluer les institutions vers un fonctionnement plus démocratique, Habermas propose certaines mesures pour rééquilibrer les compétences entre le Parlement et le Conseil, la Commission étant reléguée dans un rôle subalterne face à ces deux institutions dont elle dépendrait simultanément. Pour que le Parlement joue mieux son rôle de représentation du peuple européen, il conviendrait évidemment d’unifier le droit électoral et de créer de véritables partis transnationaux. Mais les difficultés auxquelles l’Europe se trouve confrontée exigent davantage. Lorsqu’il a fallu parer dans l’urgence à la situation de crise financière aigüe de certains pays, ces derniers – comme on vient de le rappeler – ont été contraints d’accepter des plans d’austérité extrêmement rigoureux, qui auraient dû, dans le cadre d’une Union véritable, être accompagnés par des aides en provenance de l’Union. Or de telles mesures positives supposeraient l’existence d’une « solidarité civique élargie » (p. 106) qui est encore à créer. On sait l’importance de la communication dans la réflexion d’Habermas. Ce dernier souligne à juste titre le déficit qui règne en la matière dans les pays membres. Autant les médias nationaux se montrent prolixes lorsqu’il s’agit de relater des négociations au cours desquelles le gouvernement défend « de haute lutte » les intérêts nationaux, autant ils se font discrets sur les décisions du Parlement de Strasbourg.

Pour que la zone euro sorte du cercle vicieux de la dette, de l’austérité budgétaire et de la récession il conviendrait, selon une analyse très communément admise – sinon « unanime » (p. 111) – qu’elle soit dotée des compétences nécessaires pour faire converger les évolutions économiques et sociales des pays membres. Or la voie actuelle – tendant à renforcer le pouvoir du Conseil – est lourde de danger pour les peuples comme pour la construction européenne, puisque, comme déjà noté, la politique mise en œuvre par le Conseil, qui n’est au fond que soumission aux impératifs du marché, rend l’Europe de moins en moins légitime aux yeux de ses peuples. À poursuivre sur cette voie, « les chefs d’État et de gouvernement retourneraient le projet européen en son contraire » (p. 112).

Mais la « solidarité civique à l’échelle européenne » ne s’instaurera pas tant que les niveaux de vie ne se seront pas suffisamment rapprochés (ce qui n’implique en aucune manière « l’aplatissement des différences culturelles » – p. 113). Dès lors, conclut Habermas, la solution de la crise européenne réclame un changement de paradigme (de nouveaux objectifs et un nouveau mode de gestion), puisque le mode de gouvernance en vigueur, insuffisamment démocratique, s’avère au service d’objectifs largement impopulaires. Jusqu’ici, un tel changement de paradigme ne pourrait advenir sans l’accord des chefs d’État et de gouvernement, d’où l’aporie qui n’échappe pas à Habermas : il faudrait que ces responsables politiques « expriment une volonté qui, allant dans le sens de l’intérêt d’un bien commun européen, entrerait en contradiction avec leur intérêt personnel dans la sauvegarde de leur propre pouvoir » (p. 112). Alors que faire ? Les tentatives des fédéralistes pour passer au-dessus des États (Congrès du peuple européen,…) n’ont pas abouti. Néanmoins le nouveau processus d’Initiative citoyenne européenne (ICE), entériné par le Traité de Lisbonne, offre un cadre d’action porteur d’un véritable espoir, s’il n’a pas encore démontré son efficacité.