Le hold-up de Super Poutine

, par Jean-Pierre Gouzy

Les faux-culs qui prétendent orchestrer les destinées de l’Union européenne en tournant le dos aux prescriptions des « Pères fondateurs » sont les mêmes personnages, depuis la crise des subprimes (2007) et la faillite de Lehman Brothers (2008), qui ont souteni mordicus que l’Union économique et monétaire prévue à Maastricht devrait permettre à la zone euro de sortir haut la main des difficultés auxquelles elle se trouvait brutalement confrontée. Or, il n’en a rien été, le pilier économique de l’Union existait surtout sur le papier, fragilisant une Union monétaire encore balbutiante, au moment où on lui demandait d’affronter des perturbations sans équivalent depuis les années 1930 et la seconde guerre mondiale. Il a fallu plus de six ans pour rattraper le temps perdu, notamment, en négociant un projet d’Union bancaire qui puisse tenir la route et permettre de jeter les premiers fondements d’une Union budgétaire.

Tout récemment, la crise ukrainienne a permis, à son tour, d’apprécier l’inanité de notre politique étrangère et de sécurité (PESC) dont la responsabilité a été confiée à l’ineffable Lady Ashton, avec le mandat de faire respecter la règle souveraine de l’unanimité qui se confond avec celle du plus petit commun dénominateur, au détriment de l’élaboration de politiques d’intérêt général efficaces comme cela aurait dû être le cas ces dernières années dans le bassin méditerranéen, dans l’établissement de nos relations avec le monde arabo-musulman, les crises du Sahel, notamment au Mali et en République centrafricaine. La même PESC a joué un rôle tout à fait subsidiaire, par ailleurs, dans les négociations nucléaires avec l’Iran, alors que l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France, traitaient directement, en tant que puissances « souveraines », avec Téhéran, comme le firent, pour leur part, trois poids lourds emblématiques de la politique mondiale : Chine, Etats-Unis, Russie.

C’est dans ce contexte dominé, au surplus, par l’effervescence des tensions en Orient et le reflux des engagements américains, qu’a éclaté la bombe ukrainienne. L’impuissance des Européens face aux évènements de Kiev et Sébastopol est la conséquence d’une série d’échecs : celui des laborieuses négociations engagées depuis 2009 par l’Union européenne (UE) avec le Président Ianoukovitch, soldées par la volte-face du personnage au profit des Russes, porteurs d’un précieux accord avec Gazprom, agrémenté d’un chèque de 15 milliards de dollars destinés au sauvetage d’une économie en pleine déroute ; échec aussi d’une diplomatie convaincue que le Kremlin respecterait l’engagement de ne pas interférer dans les affaires internes du cousin ukrainien ; défectuosité des relations avec les services américains compétents (Département d’Etat et OTAN). « Que l’Union européenne aille se faire foutre ! » aurait, tout de go, déclaré la dame Norland, Secrétaire d’Etat américain adjoint. Selon maints observateurs basés à Bruxelles, Poutine accaparé par les Jeux olympiques d’hiver à Sotchi, laisserait les Ukrainiens se débrouiller entre eux, pour « séparer le bon grain de l’ivraie » à l’issue des empoignades de Kiev. « L’ivraie », en la circonstance, pouvant s’assimiler aussi bien aux matraqueurs policiers dont nous avons pu apprécier le savoir-faire sur nos écrans de télé, qu’aux extrémistes de Svoboda et de Praviy Sektor.

Or, l’homme-lige du Kremlin, Viktor Ianoukovitch, désavoué par les siens, a pris la poudre d’escampette, en se réfugiant dans l’immensité russe. Quant à Poutine, il a admirablement su tirer parti de la confusion générale en décidant de profiter de l’occasion pour régler un vieux compte avec les cousins rebelles, en procédant à l’annexion éclair de la Crimée, ancienne Riviera des tsars.

Les militaires ukrainiens basés autour de Sébastopol, la base navale russe de la Mer noire d’où partent les navires de guerre et les ravitailleurs de Bachar Al Assad, ont été invités à capituler sans s’opposer aux commandos russes qui surgissaient de partout. Bref, le droit international a été copieusement bafoué. L’intégrité territoriale ukrainienne a volé en éclats. Les sanctions prises depuis lors par les Américains et les Européens sont des sanctions en trompe l’œil, elles n’affectent pas les intérêts économiques essentiels de la Russie. Le gaz russe continuera donc a être livré aux Allemands qui en ont grand besoin. Le sacro-saint business ne sera contrarié qu’à la marge. Les oligarques peuvent, du moins pour le moment, continuer à prospérer au sein de la City de Londres, toujours si accueillante. La France espère bien tirer son épingle du jeu en évitant, de son côté, de rester en carafe avec ses porte-hélicoptères « Mistral », d’autant que 96,6 % des électeurs de Crimée ont ratifié le hold-up poutinien.

La vraie question qui reste ouverte est donc, la suivante : les grandes villes russophones d’Ukraine ne vont-elles pas commencer à s’interroger sérieusement sur leur propre statut, au cours des temps qui viennent ? Même questionnement, évidemment, au sein des minorités russophones voisines de l’Ukraine, en Moldavie et en Transnistrie, pour ne pas parler des Pays baltes dont la sécurité se veut, il est vrai, « garantie » par l’OTAN. Vladimir Vladimirovitch, ancien colonel du KGB promu désormais au rôle de Super Poutine, est confronté aujourd’hui aux conséquences imprévisibles de ses propres actes, depuis les interventions militaires russes de Géorgie.

Rien n’est exclu à cet égard : la création d’un nouvel espace euro-asiatique ; le retour à un certain statu quo avec l’UE et les Etats-Unis ; les prémisses d’une nouvelle guerre continentale !

Comme l’observait, récemment, l’ancien conseiller présidentiel américain d’origine polonaise, Zbigniew Brezczinski, en prenant la Crimée, Poutine a, en tout cas, du même coup, perdu l’Ukraine pour un temps indéfini. Si le sang coule, le prix à payer n’en sera que plus élevé. Une seule certitude pour le moment, nous n’en avons pas fini avec les retombées du hold-up de Crimée !